François Aubart

Présentation de △⋔☼ et de <o> future <o>

Je vais essayer de vous parler rapidement d’une revue montée par cinq personnes: deux graphistes, Coline Sunier et Charles Mazé; deux historiens de l’art, Camille Pageard et Jérôme Dupeyrat, et moi. Pour nous la notion d’amitié est importante. François [Piron] tu disais dans ton intervention: quand il n’y a pas d’argent, il n’y a pas de problème. Je crois que c’est vrai. Mais il y a aussi ce dicton qui dit qu’il ne faut pas travailler avec ses amis car on risque de les perdre. On essaye donc de faire quelque chose qui n’est pas du travail.

Cette idée d’amitié est importante parce que la revue en est, d’une certaine façon, le reflet. C’est-à-dire que cette revue reflète ce dont on discute ensemble. Il y a beaucoup d’entrées partagées par nous tous ou par certains d’entre nous. Ce projet est vraiment lié à cette diversité d'intérets et de points de vues, donc le premier choix qu’on a fait a été de ne pas faire de parutions thématiques. Ça nous permettait aussi de faire cette revue à l’image du lendemain d’une soirée passée entre amis: on se réveille avec un léger mal de crâne et une liste de noms, ceux d’auteurs ou d’artistes dont quelqu’un vous a parlé la veille. On voulait profiter de cet espace pour se faire découvrir des choses entre nous et dans une forme de discussion qu’à un moment on rendrait public.

Le sommaire du premier numéro rend assez bien compte de la façon dont les choses fonctionnent dans une forme de ricochets. Au sommaire il y a des textes écrits par des auteurs et des choses avec la mention «(éd.)», pour «éditeur». Ce sont des réimpressions de documents sélectionnés autour de certaines thématiques et certains enjeux. Par exemple, pour Élodie Royer et Yoann Gourmel, un ensemble de documents autour de The Play—un collectif d’artistes japonais actif à partir des années 1960. Ensuite dans le numéro 2 on trouve un texte d’Élodie Royer et Yoann Gourmel sur ces artistes. Il se trouve qu’entre-temps ils ont continué à travailler avec The Play et les ont notamment invités à réactualiser une de leur performance au centre d’art Le Plateau. Et dans le numéro 3, on trouve une photo de cette activation glissée dans la revue.

C’est l’exemple le plus manifeste mais la revue est ainsi émaillée d’un certain nombre de relations, de liens, ou de réponses entre textes. Il y en a même qui ont carrément échappés à notre volonté. Dans le numéro 1 on a invité Alexis Guillier à transcrire une de ses conférences. Dans le numéro 2, on a traduit une conférence de Ryan Gander qui apparait sous une forme assez similaire. Dans le numéro 3, qui est paru quelques mois après la disparition de Chris Marker, on a décidé de republier des éléments d'un de ses deux livres Commentaires. Il y a un certain nombre de choses qui traversent la revue volontairement ou involontairement mais qui sont issues de ces dialogues et de ces échanges.

Pour rendre compte de cette importance de nos échanges internes et de ce lecteur qu’on fantasme comme quelqu’un qui nous suivrait au sens propre comme au sens figuré, c’est-à-dire qui suivrait les parutions et qui suivrait aussi notre logique, il fallait un titre qui fonctionne bien. Pour ça, on a fait appel à un artiste duquel on est proche: Benjamin Seror qui est quelqu’un qui a l’habitude de raconter des histoires. Il nous paraissait intéressant que le titre de la revue puisse devenir un projet de Benjamin à part entière. C’est ce qu’il a fait en flinguant le potentiel commercial de cette revue [rires], c’est-à-dire qu’il l’a nommé en lui donnant trois symboles qui apparaissent à chaque fois d’une façon différente sur la couverture. En deuxième et troisième de couverture, on trouve un texte qu’il a écrit et qui intègre ces symboles de façon plus ou moins explicite, mais qui les met à chaque fois en jeu selon un nouvel angle.

Évidemment, cette méthode qui s’exprime de façon assez cryptique pose une question: celle de savoir à qui on s’adresse, car ce qui est au centre c’est un nous affirmatif, c’est un partage de nos intérêts communs. Ma réponse, qui n’est peut-être pas partagée par chacun d’entre nous, est en fait assez simple: c’est justement à nous que ça s’adresse. Et il se trouve juste que dans cette discussion il y a un désir d’inclusion. Ça commence par les auteurs que l’on sollicite et nos amis proches qui comprennent ce qu’on fait et au fur et à mesure un certain nombre de curieux qui se rendent compte que tout ca peut les intéresser. Mais cette possibilité de générer une forme de relation avec d’autres sur la base d’une forme de partage d’intérêts vient du fait que nous parlons, dans un premier temps, à nous-mêmes.

Ne parler qu’à nous-mêmes consiste aussi à ne pas vouloir étendre notre public le plus possible en cherchant à toucher tout le lectorat des revues sur l’art, qui d’ailleurs est difficile à définir. À l’inverse, des gens avec qui on a des choses en commun saisissent à qui et comment cet objet est adressé.

Cette revue a duré trois numéros à l’issue desquels on s’est trouvé acculés à plusieurs problèmes dont les principaux sont d’être limité à 500 exemplaires, ce qui est peu, et de ne publier que des textes en français. Évidemment on ne touche pas tout le lectorat français. Par contre on pense que potentiellement le lectorat français qui peut s’intéresser à cet objet est plus ou moins informé. Alors, on préfère essayer de trouver ceux qui peuvent s’intéresser à notre projet à l’étranger.

Ça fait donc un moment qu’on travaille à la suite de cette revue. C’est un projet qui s’appellera <o> future <o>, ce qui est aussi drôle dans notre histoire personnelle: convoquer le futur à un moment où il nous en faut un. C’est aussi, le futur, quelque chose qui ne semble plus faire rêver grand monde aujourd’hui. Et pour une revue sur l’art s’intéresser au futur c’est plutôt excitant. <o> future <o> c’est un site internet qui fonctionne sur le même principe que la revue: solliciter des auteurs pour leur faire publier des textes. Au cœur du site, il y a un outil: Etherpad. Il nous permet d’avoir un fichier en ligne que nous pouvons travailler et corriger ensemble. Ça nous permet de régler un problème récurent lorsqu’on édite des textes: ce n’est pas obligatoirement passionnant, mais quand un auteur nous envoie un texte on passe tous les cinq dessus avant de faire des retours. On fait même assez souvent plusieurs vagues et c’est souvent un casse-tête entre les incompatibilités OpenOffice et Word, entre les fichiers qui se perdent, qu’on renomme, etc. Là on a un seul document en ligne qu’on traite tous. C’est important parce que ça constitue notre méthode de travail et notre méthode de travail est constitutive de ce qu’on produit. Par ailleurs, ce site est généré par… bon pour ça, j’ai des compétences très limitées mais en fait il y a des feuilles de style et des scripts et une fois que le texte est édité, il est mis en forme. Ce qui est assez fascinant pour moi. L’idée avec cet outil c’est de faire disparaître le rôle du designer graphique, c’est pas moi qui le dit mais Coline et Charles. Évidemment c’est complétement utopique, je suis incapable de réparer le site, mais on tient à la notion de travail horizontal. Ça correspond à une volonté d’alternative au principe qui voudrait qu’il y ait des éditeurs qui sollicitent des auteurs dont le texte est passé à des graphistes, qui font leur job et à qui un type dit «non plutôt bleu, plutôt vert». Nous, on travaille tous plus ou moins sur un pied d’égalité.

On a donc d’un coté ce site qui permet de publier des textes et surtout qui favorise le brassage d’idées, de l’autre on continuera à publier sur papier mais des choses qui seront, pour ainsi dire, des émanations de certaines des questions qui sont au centre de <o> future <o>. Ça peut être des documents relatifs à un artiste, un texte, une republication, ça peut être un certain nombre de choses. Mais le principe c’est que le site soit un noyau duquel émanent des projets publiés sur papier.

En l’occurrence, celui auquel on travaille actuellement fait suite à un texte de Jean-François Caro et Camille Pageard sur Public Access Poetry, qui était une télé libre de poésie à New York dans les années 1970. Entre autres intérêts, elle avait cette particularité d’être enregistrée dans le Lower East Side et diffusée dans le Upper West Side. C’est-à-dire que ces gens n’ont jamais su à qui ils s’adressaient. C’est une question dans laquelle on se retrouve assez évidemment: une fois qu’on a fait les choses, qui les reçoit?

Parmi les poètes qui ont participé à cette émission il y en a deux auquelles on s'intéresse particulièrement: Hannah Weiner, dont nous republions les premiers mois de son Clairvoyant Journal, et Bernadette Mayer dont on va traduire en français son livre qui s’appelle Utopia. Il est composé de courtes histoires qui ont cette particularité: Mayer invite certains de ses amis à écrire des notes et le texte est en fait émaillé de ces notes qui constituent une sorte de texte à l’intérieur du texte. Ce que Mayer explique c’est que l’utopie est un idéal inatteignable et que l’utopie ne peut exister que dans le dialogue et dans l’échange d’idée: ce qu’elle met en place dans ce livre. Et ça nous paraissait un beau projet de départ pour lancer <o> future <o>.

Published on <o> future <o>, July 22, 2014.

License
CC BY-ND 3.0 France

Présentation de la revue △⋔☼, et de <o> future <o> dans le cadre d'une table ronde réunissant François Aubart, François Piron, Bernhard Rüdiger et Emmanuel Tibloux autour de la notion de Communautés artistiques qui s'est tenue à l'École nationale supérieure des beaux-arts de Lyon le 12 mars 2014. Ce texte a fait l'objet d'une première publication dans le numéro 4 de la revue Initiales, septembre 2014, p. 60-62.