Alvin Curran

Mémoires d'un magnétophile itinérant, 1978–2019

1


Armées microcosmiques de générateurs d’enveloppe ailés—bosquets de cigales de Ligurie ou sauterelles de Pessah?


Rampes de modulation à dents sciées.


Signalisation sinusoïdale.


Friture aquatique.


Lorsque la mer se retire et meurt sur le rivage, elle produit de la friture de sable.


Deux chats faisant l’amour dans le jardin toute l’après-midi, un opéra griffu. Coloraturite.


Et la tuyauterie des hôtels? Comment savoir si l’on écoute Paris, Rome, ou une chasse d’eau à Mexico City ou Jakarta?


À Anvers, réalisé un magnifique enregistrement d’un marteau-piqueur à 3 heures du matin depuis la fenêtre de mon hôtel avant de m’apercevoir que j’avais oublié d’appuyer sur le bouton «enregistrer».


Mon Uher Report volé à Florence—remplacé par un Stellavox; puis un Sound Devices, puis un Zoom à bas prix. Par la suite, je me suis contenté d’écouter: la sève des vieux arbres, les spores des champignons, la parole du terreau.


J’enregistre ce pin à La Serra depuis cinq ans—l’année dernière, une mouche n’arrêtait pas de marcher sur le paravent—des pas de mouche, et puis quoi encore? Des cèpes qui se réveillent? Hurlement de l’ADN à travers les souffleries synaptiques.


Quelqu’un m’a suggéré de placer un micro contact sur un pylône électrique, pour enregistrer le chant des fils à haute tension, oreille absolue, pas de vent.


Ils m’ont dit qu’ils voulaient le son du magma originel, alors je suis allé chez moi pour préparer une soupe de pois cassés très épaisse—une boîte de Campbell, avec un vieux micro à condensateur quasiment à l’intérieur de la casserole, et en ralentissant de moitié la vitesse de la bande, ça gargouillait, rotait et pétait exactement comme le magma. Ça leur a plu. Le film a été un succès.


Bruits de pas dans les rues, dans des escaliers, sur du gravier, du sable, dans l’eau, sur l’herbe, sur des feuilles, à la plage, sur des promenades, dans des couloirs vides, des tunnels, des stations de métro bondées, dans la forêt de Chantilly, à l’intérieur de La Coupole, à Harmony Ranch dans le Connecticut. Rires intoxiqués à Baden-Baden/ébats amoureux au Grand Hôtel de France.


Le U-Bahn berlinois de Kreuzberg à Bahnhof Zoo.


Les gongs de tous les temples de Birmanie.


Des oies attaquent le micro à la Villa Scragg, à Florence.


Maryanne Amacher et Clifford le perroquet ont eu une longue conversation sur les problèmes du monde. Elle a commencé par: «Bonjour, comment allez-vous?» répété encore et encore.


À Harmony Ranch, nous avons placé des micros dans toute la maison (à l’intérieur et à l’extérieur), après le dîner un type a dit: «Vous voulez m’entendre vomir?» puis est sorti vomir devant l’un des micros. Avec de vieux micros Neumann, nous enregistrions la révolution, le début de la fin de la guerre du Vietnam, des rires psychédéliques, le gazouillis des rainettes sous les étoiles le long d’un ruisseau, des perroquets, le clapotis du ruisseau, de lointains avions monomoteurs atterrissant dans des bourdonnements magiques faits de lents glissandi, si lents qu’ils donnaient l’impression que ces machines ne toucheraient jamais le sol.


Bruno le chien aboyant des odes à la joie.


Le silencieux de la voiture de Serge Tcherepnine.


Edith chantant le Boléro de Ravel comme une casserole la journée entière en peignant toute la baie de La Spezia, où Shelley est mort noyé, et Patience Gray.


C’est un fait: il n’y a aucun son qui ne puisse pas être mixé avec un autre/il n’y a pas de critères—il suffit de faire. Pour ceux d’entre nous qui ont le «pouvoir» en horreur, utiliser un mélangeur audio est la chose la plus proche d’une forme de contrôle ou d’autorité que nous ne connaîtrons jamais.


«Ceci est la voix de Jacob Burckhardt.»


MEV1 dans une pizzeria de Louvain après notre concert qui s’est terminé quand les étudiants ont mis le feu à leur association—aubergine dans toutes les langues.


Quatre policiers en civil ont jailli d’une voiture banalisée en disant «police»—je me trouvais sur une route de campagne déserte dans les environs de Frosinone, muni d’un micro-canon, d’un magnétophone et d’un casque—ces flics ont dû me prendre pour un Martien. Ils m’ont «accompagné» au commissariat le plus proche pour que je prouve que j’étais bel et bien moi-même—les insectes nocturnes que j’enregistrais: quelle preuve possèdent-ils de leur existence?


Scelsi embrassait un arbre dans l’ashram.


Une femme maniait des rames sur un canot—une pièce musicale parfaite.


Quand j’étais jeune, à Providence, je restais éveillé la nuit et j’écoutais les trains de marchandise crisser et s’entrechoquer quand ils se raccordaient pour former de longs convois—impossible désormais d’enregistrer ces concerts nocturnes qui étaient pour moi le véritable Orchestre philharmonique de Rhode Island. Parfois, un remorqueur voguant sur la trouble rivière Providence offrait une version «stéréo». Ou les cornes de brume de Fox Point se joignaient à l’ensemble comme s’il s’agissait de la Dixième de Mahler.


Entendu une maison en bardage de bois grogner de peur au milieu de rafales de vent de plus de 100 km/h qui ont presque totalement aplati notre garage mais ont épargné la maison.


Caspar (notre teckel adoré) est tombé amoureux d’une chienne en chaleur sur la Piazza Navona—quand nous sommes rentrés chez nous il a chanté à tue-tête pendant des heures—je n’ai pas eu d’autre choix que de l’enregistrer.


Plus tard, c’est devenu l’introduction de Prairies, dans laquelle je chante par-dessus les pistes canines mélancoliques de Caspar.


Il y avait un robinet chantant sur la Via dei Coronari à Rome qui s’est produit toute la nuit—j’ai pu l’enregistrer avant qu’il ne soit réparé—c’est devenu une musique de film à part entière et il figure dans presque toutes mes pièces. Je l’ai baptisé le «Glugger».


Concernant les oiseaux: il s’agit de se cacher dans les lieux qu’ils fréquentent avant qu’ils n’arrivent—leur musique vaut généralement la peine d’attendre. En ai attendu un en Ligurie qui ressemble à Charlie Parker jouant de la flûte alto liquide. Je n’ai pas encore réussi à l’apercevoir.


Les rainettes s’arrêtent de chanter si elles vous entendent mais reprennent comme si de rien n’était—profitent-elles de leurs silences pour nous enregistrer?


Un dur m’a repéré en train d’enregistrer les boules et des quilles de bowling dans une salle de Times Square. «Hé, toi, pas de photo et pas d’enregistrement ici.» J’ai dit: «Quoi?» et il a répété sa phrase plus près du microphone alors que je m’apprêtais à sortir.


Un jour à Bolzano, un policier m’a demandé si j’avais une autorisation après m’avoir vu enregistrer l’arrivée d’une vieille et rare locomotive à vapeur—j’ai dit: «Non, c’est pour un film.» Il a dit: «Pas de problème.»


Alors que je m’enregistrais en train d’uriner dans des toilettes extérieures, cette abeille est venue voir ce qu’il se passait, donnant lieu à un duo inattendu.


Le ciel est subitement devenu noir d’abeilles, mais le temps de courir chercher mon matériel, elles avaient transféré la Reine sans encombre dans une ruche à dix mètres de là; je n’ai jamais revu d’essaim aussi impressionnant, mais pense souvent à recréer cela à ma façon avec quelques centaines de drones volants.


L’oriole toscan solitaire est devenu l’introduction d’une nouvelle version de Fiori Chiari, Fiori Oscuri.


Un soir, sérieusement défoncés avec MEV à Nethen (Belgique), nous sommes sortis pour chanter dans un puits de 18 mètres. Quelqu’un trimballait une grosse cymbale qui a glissé et est tombée au fond; nous nous sommes tous arrêtés de chanter pour écouter sa chute tragique mais grandiose—le batteur hollandais à qui elle appartenait n’avait franchement pas envie de rire mais a eu l’indulgence d’écouter la cassette qui en a résulté. Depuis 1966, j’ai enregistré partout où j’ai vécu, ces lieux, ces actes, ces tourbillons sur les pentes des volcans, ces gongs de temples résonnant sur les rives du fleuve Irrawaddy, les loups solitaires dans les Abruzzes, et des millions de chauve-souris dans une grotte texane, les sanglants rites nuptiaux des bisons, les corbeaux nichés dans les thermes de Caracalla à Rome, une parade de conques musicales dans le centre de Bologne.


Deux musiciens de rue roumains, ivres, au Circus Maximus, deux colombes blanches qu’Achim Freyer a fait danser sur mon piano… Des lieux que j’ai visités et beaucoup de choses que j’ai faites. Le lien avec le cinéma est évident, mais cependant la langue parlée n’est pas un impératif; ces soi-disant field recordings devenaient toujours de la musique. En réalité, c’était déjà de la musique depuis très longtemps. L’indomptable concert environnemental de chacune de nos vies ne s’arrête jamais—ni même pour manger ou dormir… Cage adorait le rugissement du Roaratorio de la Septième Avenue, par les chaudes nuits d’été, les fenêtres grandes ouvertes—la ville devient une improvisation libre à son degré le plus pur et le plus aléatoire.


Lors d’un concert de MEV au Musée d’art moderne de Paris en 1967, l’ensemble du public a convergé vers les vastes toilettes aux sonorités caverneuses, chantant et dansant dans cette atmosphère providentielle et turbulente. J’avais une trompette dans une main et un microphone dans l’autre (relié à mon vieil Uher). J’ai tout enregistré—ces soulèvements sonores frénétiquement humains—comme un zoo peuplé d’animaux inconnus jouant une musique originelle il y a 40 000 ans.


Parfois, 1968 paraît plus lointaine que n'importe quelle autre année. En termes d’évolution, elle n’a jamais disparu; en tant que révolution ratée, c’est l’une des plus réussies de l’histoire.
Le pinson était un canard assis.


Film: une source—un catalyseur de paysages sonores expérimentaux. Un documentaire sur les peintures de Max Ernst a inspiré une partition faite de boîtes en fer blanc qui roulent dans une ruelle paisible sur le Janicule; des rayons de bicyclette, des carillons en verre et quelqu’un qui «joue» d'un fauteuil en cuir grinçant, une cage à oiseau métallique traînée sur le vieux sol carrelé—ça gratte et ça crisse!


L’eau—sujet principal de ma toute première pièce pour bande, Watercolor Music, réalisée pour une exposition d’aquarelles de ma compagne Edith Schloss; le thème de la version théâtrale de l’Othello de Perlini: de longs enregistrements de mes pas dans Venise, tard dans la nuit, l’eau qui lèche la résonance creuse des gondoles. Dans le même répertoire d’objets trouvés liquides: plomberie rouillée et tubes électriques, balles de ping-pong (pour un documentaire sur les prisons italiennes), cloches pour chèvre, flippers, chauffage à vapeur new-yorkais, oiseaux tropicaux au zoo de Londres, une mouche prise au piège contre le carreau, un chauffe-eau électrique hurlant à la mort en Sardaigne tandis que l’actrice principale et le caméraman faisaient l’amour toute la nuit.


Pour obtenir des bruits de roues de train et de chemin de fer retentissants, approchez le micro de la cuvette des toilettes d’un train en marche.


Choses en mouvement: aiguilles de pin, feuilles d’eucalyptus, Florence la nuit, pavés de New York, chèvres sardes, découpage de blocs de marbre de Carrare, touristes traînant les pieds dans la galerie des Offices, MEV dans un bus sur l’Autobahn, chiens dans la nuit, flottilles de pêcheurs à Pescara, champs de criquets à tomber! Paradis polyrythmique.


Et oui, choses volantes: bourdons dans les glaïeuls de Gina, hirondelles à l’aube sur la Piazza Navona, vent du sud soufflant à travers le châssis de la fenêtre, chaussure de tennis fusant à travers un carreau de verre, ruches miellées. Jeunes corbeaux en plein cours de pilotage parental, un avion El Al, atterrissage en hébreu et en anglais à l’aéroport Kennedy.


Puis vint cet avion du 11 septembre en rase-motte entre les immeubles de la Cinquième Avenue. Je savais que quelque chose ne tournait vraiment pas rond mais je ne voyais rien par les fenêtres. Pétrifié, j’ai écouté encore et encore en attendant le son d’une collision dévastatrice… après environ 90 secondes, tout ce que j’ai entendu sous les bruits ambiants les plus éloignés de la ville était un bruit sourd et lointain… Ce n’est qu’une heure plus tard, quand je suis sorti pour le petit-déjeuner, que j’ai appris la tragédie des tours jumelles. C’était comme si l’«art sonore» lui-même était mort. L’histoire de l’écoute était finie!


Des années plus tard, je me suis souvenu que j’avais enregistré les marteaux-piqueurs à l’époque où l’on jetait les fondations de ces mêmes tours jumelles… les enregistrements sur bande d’une histoire accidentelle.


Choses inertes: un musicien de rue romain grattant une mandoline d’une main et soufflant dans une feuille de laurier de l’autre.


Joueurs d’orgue de Barbarie d’Amsterdam à la Charles Ives, musique populaire multi usages à toute épreuve, débitée pendant que vous attendez.


Femmes au foyer/ouvriers italiens chantant dans la cour, la joie pure d’un chant libéré à toute heure et en tout endroit.


Le clocher de Giotto. Le temple de Schwedagon, les cornes de brume sous le pont du Golden Gate.


Les cigales, comme des avenues de paille de fer bordées d’arbres.


Et les cigales des îles Andaman, dont les fréquences aiguës sont capables d’arrêter votre «pacemaker».


Un tas de pierres.


J’enregistre, collectionne, vole, compose et manipule des sons naturels depuis 1966. C’est devenu une caractéristique de ma musique improvisée et composée. Ma première pièce pour bande s’appelle Watercolor Music, principalement composée de bruits aquatiques, puis vient A Day in the Country (1967), une pièce de 70 minutes retraçant une journée entière à partir de l’aube. Toutes mes performances solo contiennent de longs «paysages sonores» enregistrés. Jusqu’aux pièces récentes (comme Endangered Species, Beams, Shofar Rags XXL, A Banda Larga, Faire avec, Dando i numeri, Innesti, etc.)


Alvin Curran, Rome, avril 1978/décembre 2019



2


  1. Musica Elettronica Viva, ensemble d'improvisation acoustique et électronique fondé à Rome en 1966 par Allan Bryant, Alvin Curran, Jon Phetteplace, Carol Plantamura, Frederic Rzewski, Richard Teitelbaum et Ivan Vandor (NdT). 

Published on <o> future <o>, February 24, 2020.

Translation
Jean-François Caro
License
©1978-2019, Alvin Curran

Traduction du texte «Memos Of An Itinerant Tape Worm» (1978), mis à jour par l'auteur en décembre 2019. Remerciements à Maxime Guitton.