Suzette Haden Elgin

La construction de Láadan


1


À l'automne 1981, j'ai été impliquée dans plusieurs activités qui, d’apparence, n’avaient pas de rapports entre elles. On m'avait demandé d'écrire une critique scientifique du livre de Cheris Kramarae, Women and Men Speaking1; je préparais un discours pour la convention de science-fiction WisCon prévue en mars 1982, où je devais être l’invitée d'honneur; et je lisais—et relisais—Gödel, Escher, Bach2 de Douglas Hofstadter. J'avais également lu une série d'articles de Cecil Brown et al. sur le sujet de la lexicalisation—c’est-à-dire l'attribution de noms (de mots dans la plupart des cas, ou de parties de mots) à des unités de sens dans les langues humaines. De ce mélange fortuit est né un certain nombre de réflexions.

1—J'ai pris conscience, grâce au livre de Kramarae, de l'hypothèse féministe selon laquelle les langues humaines existantes sont inadéquates pour exprimer les perceptions des femmes. Cette hypothèse m'a intriguée parce qu’elle portait en elle un paradoxe inhérent: si l'hypothèse est vraie, le seul mécanisme à disposition des femmes pour discuter du problème est l'usage de ces même langues présumées inadéquates pour le faire.

2—Il m'est alors apparu une possibilité intéressante dans le cadre de l’hypothèse de Sapir-Whorf (en bref, que le langage structure les perceptions): si les femmes possédaient un langage adéquat pour exprimer leurs perceptions, cela pourrait refléter une réalité bien différente de celle perçue par les hommes. Pour moi cette idée a été renforcée par les articles de Brown et al. qui font constamment référence à divers phénomènes de lexicalisation comme étant les seules possibilités naturelles et évidentes. Je n'arrêtais pas de penser que les femmes l'auraient fait différemment, et que ce que l’on appelait la manière «naturelle» de créer des mots me semblait plutôt être la manière masculine d’en produire.

3—J'ai lu dans Gödel, Escher, Bach une reformulation du théorème de Gödel, dans laquelle Hofstadter proposait que pour tout tourne-disque, il existe des disques que l'on ne peut pas passer sur celui-ci, car ils entraîneraient son auto-destruction indirecte. Et cela m'a frappé car si vous mettez cette proposition au carré, vous optenez l'hypothèse que pour toute langue, il y a des perceptions qui ne peuvent être exprimées car elles entraîneraient son auto-destruction indirecte. Et si vous la mettez au cube, vous obtenez l'hypothèse que pour toute culture, il y a des langues qui ne peuvent être utilisées car elles entraîneraient son auto-destruction indirecte. Je me suis alors demandée: qu'arriverait-il à la culture américaine si les femmes avaient et utilisaient une langue qui exprime leurs perceptions? Est-ce que la culture américaine s'autodétruirait?

4—J'ai concentré mon discours3 d'invitée d'honneur au WisCon sur la question de savoir pourquoi les femmes décrivant de nouvelles réalités dans des ouvrages de science-fiction n'avaient, pour autant que je sache, traité que du matriarcat et de l'androgynie, et jamais de la troisième alternative, basée sur l'hypothèse que les femmes ne sont pas supérieures aux hommes (matriarcat) ou interchangeables avec et égales aux hommes (androgynie) mais plutôt entièrement différentes des hommes. J'ai proposé qu'il était au moins possible que ce soit parce que la seule langue disponible aux femmes excluait la troisième réalité. Soit parce que ce n'était pas lexicalisé et qu'il n'existait donc pas de mots pour l'écrire, soit parce que c’était lexicalisé d'une manière si lourde que c’était inutilisable pour l'écriture fictionnelle, ou encore que le manque de ressources lexicales rendait littéralement impossible d'imaginer une telle réalité.

Au bout d’un moment, tout cela s’est mis dans l’ordre, et je me suis retrouvée avec un mélange cognitif beaucoup trop fascinant pour être ignoré. La seule question était de savoir comment j'allais explorer tout cela. Une expérience scientifique suivie d’une publication universitaire auraient été plaisantes; mais je savais quelles seraient les perspectives de financement pour une étude sur ces questions, et je n'avais pas les fonds privés qui m'auraient permis d'ignorer cet aspect du problème. J'ai donc choisi comme médium l'écriture d'un roman de science-fiction au sujet d'une Amérique future, au sein de laquelle aurait été construite et employée la langue des femmes. Ce livre, intitulé Native Tongue, a été publié par DAW Books en août 1984. Sa suite, Native Tongue II: The Judas Rose, est sortie chez DAW en février 1987.

Pour écrire le livre, je me suis sentie obligée d'essayer, au moins, de construire cette langue. Je ne suis pas ingénieure, et quand j'écris sur les moteurs, je n'essaie pas de prétendre savoir comment les moteurs sont assemblés ou comment ils fonctionnent. Mais je suis linguiste, et savoir comment les langues fonctionnent est censé être mon territoire. Je ne pensais pas qu’éthiquement je pouvais simplement simuler une langue des femmes, ou uniquement insérer une poignée de mots et de phrases hypothétiques pour la représenter. J'avais au moins besoin de la grammaire de base et d'un vocabulaire modeste, et j'avais besoin de découvrir à quoi ressemblerait un tel projet. J'ai donc commencé, le 28 juin 1982, la construction de la langue qui est devenue Láadan.

Parce que je suis linguiste, j'ai étudié de nombreuses langues existantes, à partir d'un certain nombre de familles de langues différentes. Pour construire Láadan j'ai essayé d'utiliser des caractéristiques de ces langues qui me semblaient importantes et appropriées. Cette méthode de construction est souvent appelée «patchwork» et n'est pas considérée d’un très bon œil dans le paradigme patriarcal qui domine les sciences contemporaines. Je vous rappelle néanmoins que chez les femmes, le patchwork est reconnu comme une forme d'art et que sa méthodologie est respectée.

Mon objectif initial était d'atteindre un vocabulaire de 1000 mots—assez, si choisis correctement, pour une conversation ordinaire et une écriture informelle. J'ai dépassé cet objectif très tôt et, à l'automne 1982, la revue Women and Language News a publié le premier écrit dans cette langue, une histoire de la Nativité écrite du point de vue de Marie.

Il y a eu un autre facteur qui est entré dans ma décision de construire Láadan, et je l'ai gardé pour la fin parce qu'il n'était pas là à l'origine mais il s’est développé à partir du travail que je faisais. Je me suis retrouvée à discuter de l'idée d'une langue des femmes, à expliquer sa nécessité, etc., lors de réunions et de conférences et avec mes ami·e·s et collègues. Et il m’est apparu qu'avec un peu de patience il était possible de faire passer les concepts nécessaires. (Il y avait, par exemple, le cas concret qu'il n'existe en anglais aucun mot pour nommer ce que fait une femme pendant l'acte sexuel… cela permet généralement de clarifier certains points.) Mais je me suis lassée de ce jeu de question-réponse. Les gens me demandaient: «Eh bien, si les langues humaines existantes sont inadéquates pour exprimer les perceptions des femmes, pourquoi n'en ont-elles jamais inventé une qui le soit?» Et tout ce que j'ai pu dire, c'est que je ne savais pas4. C’est devenu fastidieux et frustrant, et ce fut un soulagement pour moi lorsque j'ai enfin pu dire: «Eh bien, il se trouve qu'une femme a construit une telle langue, à partir du 28 juin 1982, et son nom est Láadan.»

Ce livre5 est un manuel de grammaire de Láadan accompagné d’un dictionnaire. Ce n'est qu'un début, et pour autant que je sache, le début d'un échec, quelque chose qui n'intéressera jamais personne d'autre que le collectionneur d'exotisme linguistique. Mais parce que ce livre existe, il sera très difficile de «perdre» Láadan dans la façon dont d'autres langues ont été englouties par l'Histoire de l’Humanité. Pour cela, je suis très reconnaissante aux membres de SF3 d'avoir pensé que ce travail était suffisamment important pour justifier sa publication.


Suzette Haden Elgin, près de Old Alabam, Arkansas


2



  1. Cheris Kramarae, Women and men speaking, New York, Newbury House Publishers, 1980 (NdT). 

  2. Douglas R. Hofstadter, Gödel, Escher, Bach: An Eternal Golden Braid [1979], Basic Books, 1999. Traduction française par Jacqueline Henry et Robert M. French: Gödel, Escher, Bach: Les Brins d'une Guirlande Éternelle, Paris, Éditions Dunod, 1985 (NdT). 

  3. http://archive.ayadanconlangs.com/laadan/Articles/wiscon6-talk.pdf (NdT). 

  4. À cette époque, je n'avais pas encore eu l'occasion de lire le livre de Mary Daly, publié en mai 1984, intitulé Pure Lust. Dans ce livre, Daly nous dit que Sainte Hildegarde de Bingen, qui vécu de 1098 à 1179, a construit une langue composée de 900 mots, avec un alphabet de 23 lettres. Elle était une érudite éminente, avec à son actif des publications dans un certain nombre de domaines; comme le dit Daly, il nous est impossible d’estimer la valeur de ce qui a été perdu en même temps que cette langue. Et j'ai maintenant une autre réponse à cette question récurrente, bien que je n'aie aucun moyen de savoir si la motivation de Sainte Hildegarde pour la construction de sa langue fut le sentiment qu'aucune langue adéquate n'était à sa disposition pour exprimer ses perceptions. 

  5. Suzette Haden Elgin, Diane Martin (éds.), A First Dictionary and Grammar of Láadan, deuxième édition, Madison, Society for the Furtherance and Study of Fantasy and Science Fiction (SF3), 1988: http://archive.ayadanconlangs.com/laadan/Books%20and%20Zines/FirstDictionary/A%20First%20Dictionary%20and%20Grammar%20of%20Laadan%20-%20no%20dictionary.pdf (NdT). 

Published on <o> future <o>, February 21, 2020.

Translation
Charles Mazé & Coline Sunier
License
©1988, Suzette Haden Elgin

Introduction par Suzette Haden Elgin de Láadan, «une langue construite par une femme, pour les femmes, dans le but spécifique d'exprimer les perceptions des femmes.» Suzette Haden Elgin, Diane Martin (ed.), A First Dictionary and Grammar of Láadan, second edition, Madison, Society for the Furtherance and Study of Fantasy and Science Fiction (SF3), 1988, pp.3-6.