Andrew Stauffer

«Ériger les livres au rang de témoins historiques», entretien avec Alexandru Balgiu, Jérôme Dupeyrat et Laurent Sfar

Initié par Andrew Stauffer, professeur de littérature anglaise à l'University of Virginia, Book Traces1 est un projet contributif en ligne qui vise à identifier dans les bibliothèques les livres du XIXe et du début du XXe siècle contenant des traces laissées par leurs lecteurs sous forme de marginalia, d'annotations, d'inscriptions et d'inserts.

Cet entretien débuté en 2014 et repris en 2019 fait partie d'une série de textes en cours d'élaboration, publié à l'initiative de Jérôme Dupeyrat et Laurent Sfar en écho à La Bibliothèque grise2. Constituée depuis 2015, cette «bibliothèque» est un ensemble de ressources—livres, images et objets—à l’origine d’éditions, de films, d’expositions et de projets pédagogiques qui explorent des phénomènes liés à la circulation et à la transmission des connaissances et des savoirs. En s'intéressant notamment au champ de la pédagogie et à l'histoire du livre, La Bibliothèque grise s'applique à révéler la nature esthétique de certains processus de transmission et leur rôle dans la construction des individus—ce dont le projet Book Traces offre un exemple signifiant.


Shakespeare

Mains tracées sur les dernières pages d’une édition des Œuvres de William Shakespeare,
avec une inscription taquine de l'écolière Miriam Trowbridge:
«La main laide de Ruthie Whitehead - Oh! Non, je veux dire une belle…».
Exemplaire conservé à l’University of Virginia.

Alex Balgiu—Jérôme Dupeyrat—Laurent Sfar: Le projet Book Traces vise à identifier les traces laissées par les lecteurs dans les livres (inserts ou marginalia, sous la forme de notes, photos, lettres, fleurs, etc.), et plus précisément les livres datant du XIXe et du début du XXe siècle. En tant que lecteur, mais aussi en tant que spécialiste de la littérature anglaise de cette période, pourquoi accordez-vous de l’importance à la matérialité des livres et des traces laissées par les lecteurs?


Andrew Stauffer: Book Traces poursuit deux objectifs: nous cherchons tout d’abord à collecter des indices permettant d’éclairer l’histoire de la lecture et de l’utilisation des livres au cours du long XIXe siècle, et souligner l’importance de la conservation des livres physiques dans les collections des bibliothèques de recherche. Les textes numérisés offrent de nouveaux modes d’accès au passé mais occultent fréquemment les histoires individuelles et les spécificités matérielles des livres en tant que tels. Nous vivons dans un monde d’interactions textuelles en ligne, où les gens laissent des commentaires et des empreintes à chacun de leurs échanges. Je m’intéresse en partie à la préhistoire de ces empreintes, à une époque où le livre physique, analogique, constituait la plateforme de ces échanges sociaux. Mais je veux aussi défendre ces livres physiques en tant que sites archéologiques uniques en leur genre et complexifier la notion de «copie» ou de «duplicata» en montrant à quel point chaque exemplaire d’un même livre se différencie des autres à mesure qu’il accumule des traces liées à son usage.


Guizot

Feuilles végétales entre deux pages du livre A Popular History of France, from the Earliest Times de François Guizot,
exemplaire conservé à la William and Mary University.

Sherwood

Signature et dessin dans le livre The Works of Mrs. Sherwood de Mary Martha Sherwood,
exemplaire conservé à l’University of Virginia.

A.B.–J.D.–L.S.: Avant de poursuivre, pourriez-vous nous expliquer pourquoi cette collection se concentre sur des livres du XIXe et du début du XXe siècle?


A.S.: Book Traces rassemble des livres publiés entre 1800 et 1923 parce qu’il s’agit des ouvrages les plus menacés par le nouvel écosystème informationnel qui commence à émerger dans les bibliothèques, particulièrement aux États-Unis. Aujourd’hui, la plupart des livres imprimés avant 1800 sont conservés dans les réserves des livres anciens ou les fonds spéciaux. Quant à la majorité des livres parus après 1923, ceux-ci sont toujours protégés par la loi nord-américaine sur le droit d’auteur, et doivent par conséquent rester accessibles en bibliothèque. Mais les livres publiés pendant l’âge d’or de l’imprimerie industrielle—des éditions courantes, très nombreuses, libres de droits et souvent fragiles en raison de la mauvaise qualité du papier—sont menacés de disparition. Dans le sillage du projet Google Books et d’autres initiatives de numérisation à grande échelle, un grand nombre d’entre eux sont désormais disponibles intégralement et gratuitement sur Internet, si bien que leurs versions papier se font de plus en plus rares dans les bibliothèques. Ces dernières mènent une politique de conservation basée sur les données de circulation des ouvrages, et celles des livres du XIXe et du début du XXe siècle sont en baisse. J’essaye donc d’attirer l’attention sur les exemplaires individuels et de démontrer que les bibliothèques devraient conserver ces livres, ou du moins prendre en compte les variations qui existent entre plusieurs exemplaires du même livre avant de décider de se débarrasser de quoi que ce soit.


A.B.–J.D.–L.S.: Vous établissez un lien à la fois surprenant et évident entre le projet Book Traces et ce «monde d’interactions textuelles» qui est le nôtre. Une trace laissée dans un livre semble relever d’une démarche intimiste, même si elle investit parfois l’espace public. Mais sur Internet, cette même trace, censée être laissée dans un espace privé, intègre en réalité une conversation éminemment publique. Comment abordez-vous ce rapport contradictoire entre les sphères publique et privée?


A.S.: L’opposition entre le privé et le public est passionnante en ce qui concerne les livres du XIXe siècle. Un grand nombre de marginalia ne sont pas lues uniquement par leurs auteurs: les marques de propriété, les messages laissés sur la page de garde de livres offerts en cadeau et même les notes personnelles semblent s’adresser à d’autres lecteurs. Après tout, ces marques sont inscrites dans un objet domestique, à la fois privé et public, susceptible de tomber entre de nombreuses mains (contemporaines ou futures). Ces livres étaient conservés dans les maisons familiales—posés sur la table du salon, rangés sur les étagères—et y restaient suffisamment longtemps pour être prêtés et finalement donnés à des bibliothèques. Aujourd’hui, ils sont entre nos mains, et ils nous donnent à voir les empreintes que leurs lecteurs ont laissées. On trouve souvent des détails très intimes—des déclarations d’amour, les indices d’une attente ou d’un deuil. Mais une fois encore, ces marques semblent à chaque fois obéir à un but précis: les auteurs de marginalia voulaient laisser des traces là où on pourrait les trouver. Le livre a toujours été un support social, un objet d’échange qui traverse le temps et l’espace. Les textes numériques entretiennent eux aussi une relation compliquée et fascinante avec les problématiques de la sphère publique et privée, mais toutes les interactions sur Internet naissent du même désir fondamental de laisser notre marque, de l’imprimer sur un champ social.


Swinburne

Inscription dans le livre Anactoria and Other Lyrical Poems de Algernon Charles Swinburne,
exemplaire conservé à l’University of Victoria: «All Birthday bring / greetings to / Molly from / [Jhon?]».

Wright

Inscription et timbre dans le livre The Eyes of the World de Harold Bell Wright,
exemplaire conservé à l’University of Nevada.

Howells

Date et signature dans le livre A Pair of Patient Lovers de William Dean Howells,
exemplaire conservé au Mount Holyoke College.

A.B.–J.D.–L.S.: Vos remarques sur l’industrialisation de l’imprimerie sont passionnantes—cette baisse de qualité caractéristique (ou le déplacement vers d’autres formes de qualité, par exemple typographiques) et, par conséquent, le risque de dépérissement que courent ces livres. Pourriez-vous détailler vos découvertes à la lumière de ces questions de production, d’impression et de reliure, dans les livres que vous avez étudiés jusqu’à présent?


A.S.: Les livres en question—imprimés pour la plupart entre 1820 et 1920—sont issus d’un secteur éditorial en pleine industrialisation, à une époque où la production était influencée par les progrès technologiques et les avancées sociales. L’arrivée du papier industriel, par exemple, a permis de fabriquer des livres bien moins coûteux, tout comme la généralisation de l’éducation publique et de l’alphabétisation pendant le XIXe siècle a multiplié le nombre de lecteurs. L’apparition des reliures en carton et en toile a permis de baisser les coûts de production et d’assurer une diffusion plus étendue au sein des classes moyennes. La technologie a permis à la production éditoriale de toucher un plus large public. Cela dit, ces innovations technologiques mises au service du commerce ont aussi largement contribué à produire des livres fragiles: le papier jaunit et se détériore, les reliures s’abîment ou se déchirent. À un niveau systémique, les livres plus abordables étaient aussi plus facilement jetables. On les considérait davantage comme des objets de consommation que comme de potentiels trésors de famille. Le livre du XIXe siècle s’insère dans cette transition, à une époque où les livres deviennent des objets familiers, à mi-chemin entre la pièce de collection et l’éphéméra. Examiner les modes d’utilisation des livres, à travers les marques et les autres traces que les lecteurs y déposaient, nous renseigne sur cette transition cruciale qui relève également de notre rapport actuel au livre, aussi bien en tant qu’objet de nostalgie que fichier numérique éphémère.


Hugo

Date et signature dans le livre de Toilers of the Sea, vol. II, de Victor Hugo,
exemplaire conservé à la State University of New York.

A.B.–J.D.–L.S.: Pourriez-vous brièvement décrire les différents types de traces que vous trouvez dans les livres, la forme qu’elles prennent et les informations et les histoires qu’elles renferment?


A.S.: Les traces laissées dans ces livres sont évidemment très variées. On trouve plus souvent des mots qui accompagnent un cadeau, le nom du propriétaire du livre et des passages soulignés ou annotés. Je m’intéresse beaucoup aux nombreuses dates écrites dans les livres, qui témoignent du moment de leur acquisition ou de leur lecture, ou qui renvoient à une période où le contenu du livre semble entrer en résonance avec la vie du lecteur. On commence à percevoir la nature stratifiée du livre en tant qu’objet historique quand on découvre les différentes dates qui y figurent. À mes yeux, le plus intéressant réside dans les histoires personnelles qui se dessinent à travers certaines annotations et inscriptions: l’élégie d’une mère pour sa fille, les souvenirs d’une femme qui lisait des poèmes avec son compagnon, ceux d’un soldat qui partageait un recueil de Tennyson avec un camarade durant la guerre de Sécession, une anecdote au sujet d’Edgar Allan Poe racontée par le père d’un lecteur—toutes ces choses renvoient à des moments de lecture oubliés et nous montrent comment ces livres sont devenus des objets de mémoire, d’échange et de transmission à travers le temps et l’espace. Dans certains livres, on trouve aussi des mains et des visages dessinés, si bien que ces lecteurs du XIXe siècle semblent toujours présents dans les pages. Et bien sûr, on retrouve parfois des mèches de cheveux, des fleurs, des photographies, des lettres et d’autres objets glissés dans certains exemplaires. J’ai trouvé un jour des vêtements miniatures de poupée en papier, dans le style du XIXe siècle—comme une trace fantomatique de l’ère victorienne.


Grey

Date et signature dans le livre The Light of Western Stars de Zane Grey,
exemplaire conservé à l’University of Nevada.

Poe

Annotations marginales de William Gordon McCabe dans le livre Edgar Allan Poe: His Life, Letters, and Opinions de John H. Ingram, exemplaire conservé à l’University of Virginia: «My father—Revd. Jno. Collins McCabe—who was then a young man, a contributor to the /Messenger/ & an intimate of Poe's, once told me that he said one day to Poe—"Poe, Mr. White is greatly hurt at you having spoken unkindly of him." "McCabe," said Poe warmly, "I never said a word against Mr. White in my life." "Did you never say he was a fool?" "Oh!," said Poe with a relieved air, "I did say that he was a d — d fool, but Mr. White can't object to that—every body knows it." W. Gordon McCabe. March 26th. 1882.»

Scott

Habits de poupée en papier entre deux pages du livre The Complete Works of Sir Walter Scott, v. 7,
conservé à l’University of Virginia

A.B.–J.D.–L.S.: L’incroyable variété que vous décrivez, comparable à des découvertes archéologiques, nous fait penser à Interlude: The Reader’s Traces 3, de l’artiste mexicaine Mariana Castillo Deball. Pendant dix ans, elle a mené des recherches sur le métabolisme des bibliothèques publiques dans différentes villes (Berlin, New York, Paris…) en s’interrogeant sur la circulation, la classification et l’usage des livres. Elle était captivée par les empreintes et les transplantations générées par la lecture, la consultation et la manipulation des livres. À l’aide de photographies et de notes, elle a documenté ces découvertes (morceaux de papier divers, notes de toutes sortes, tickets de métro, etc.) avant d’entreprendre de participer à cette écologie de la lecture en produisant ses propres traces qu’elles a disséminées au sein de l’immensité vertigineuse de la bibliothèque. Elle a ensuite invité des artistes, des designers, des auteurs et des théoriciens à créer des pièces (images, textes, objets…) pour les insérer dans différents livres dans ces bibliothèques publiques. La photo d’un étrange reflet dans la fenêtre d’une maison réalisée par l’artiste Peter Piller, une sélection de textes (Stevenson, Lichtenberg, Monterroso, Kafka, Musil) assemblés par l’auteur Enrique Vila-Matas, un morceau de papier photographique sous-exposé apporté par le designer Manuel Raeder… L’intégralité de son projet a ensuite été enregistrée sur microfilm et a fait l’objet d’un livre. Puis Deball a donné ces deux supports aux collections publiques de ces bibliothèques, confiant au lecteur le soin de se lancer dans sa propre recherche de ces nouvelles traces. Que pensez-vous de l’intérêt que suscitent ces gestes très physiques et matériels dans notre époque marquée par la dématérialisation numérique?


A.S.: Je ne connaissais pas le projet de Mariana Castillo Deball, et je vous remercie de me le signaler: cela m’a l’air fantastique, très proche de l’esprit de Book Traces en termes de conception et d’exécution (bien que ce soit un projet artistique). Je pense que les gens sont fascinés par les bibliothèques en tant que lieux d’échange à travers les âges, et par les traces générées par ces interactions. Contrairement aux stocks des librairies d’occasion ou même des collections personnelles, les livres des bibliothèques publiques et universitaires restent au même endroit pendant des générations, et les visiteurs qui vont et viennent interagissent avec eux. Il y a donc cette passion d’entrer en contact avec d’autres personnes, d’autres lecteurs, d’autres époques.
Je pense à un autre projet qui s’appelle Expired, de Kerry Mansfield 4, qui contient des photographies de centaines de livres retirés des collections des bibliothèques. Ce sont des ouvrages en exil, usés par le temps, ce qui les rend justement très beaux. Je pense aussi à Forgotten Bookmarks, le projet en ligne d’un libraire qui publie des images pour partager les trouvailles qu’il fait dans les livres qu’il achète. Ce ne sont pas des livres de bibliothèque, mais ce travail traite lui aussi des traces laissées par les lecteurs. Au sujet des vestiges numériques, il y a The Art of Google Books qui rassemble des exemples de distorsion et d’interruption de la numérisation trouvés dans Google Books, notamment les moments où l’on aperçoit la main de la personne qui manie le scanneur (témoignage de la part humaine et tactile dans le travail de numérisation, qui est en soi une autre forme de «lecture»). Votre remarque sur la dématérialisation numérique est très juste: plus nous passons du temps face aux écrans, plus nous lisons des textes éphémères par l’entremise d’une médiation technologique constante, et plus nous nous éloignons de la culture du livre imprimé, plus ces vieux ouvrages acquièrent une aura romantique et deviennent des portails communiquant avec un monde disparu. Il y a d’innombrables romans récents qui évoquent la matérialité des documents—les moisissures, la poussière, les pages rongées par les insectes, tachées d’encre délavée ou maculées de sang, des livres qui portent les marques de leur histoire sur leur couverture. Je pense que nous éprouvons une profonde nostalgie pour le texte imprimé qui recèle des secrets pour communiquer avec le passé. Mais ce n’est pas uniquement de la nostalgie: c’est une réaction humaine à la nature changeante du temps et de la mémoire liée à la matérialité de l’information.


A.B.–J.D.–L.S.: Nous nous sommes référés à l’étymologie du terme «nostalgie», qui renvoie à l’idée d’un retour chez soi après un long voyage. Comment ce concept peut-il s’articuler au sein du projet Book Traces? Pouvons-nous mesurer l’effet de ce retour?


A.S.: La nostalgie est effectivement liée à l’idée de retour—ce terme désigne plus précisément le mal du pays, jadis considéré comme une véritable maladie. Quand on manipule des livres anciens, on touche à des fragments d’un passé disparu. Dans son célèbre ouvrage consacré à la mémoire, Maurice Halbwachs livre une anecdote très juste sur l’expérience de la lecture:

Lorsque nous tombe entre les mains un des livres qui firent la joie de notre enfance, et que nous n'avons plus ouvert depuis, ce n'est pas sans une certaine curiosité, sans l'attente d'un réveil de souvenirs, et d'une sorte de rajeunissement intérieur, que nous en commençons la lecture […]. Or, le plus souvent, voici ce qui se passe. Il nous semble lire un livre nouveau, ou tout au moins remanié. Il doit y manquer bien des pages, des développements, ou des détails qui y étaient autrefois […].5

Pour Halbwachs, la perplexité qui résulte de la lecture d’un livre d’enfance tient au fait que la mémoire est toujours un phénomène inscrit socialement et temporellement, le produit de répétitions qui évoluent nécessairement avec le temps. En ouvrant nos livres de jeunesse, on est confronté à la copie d’un souvenir qui, lorsqu’on la compare à l’original, révèle ses discontinuités. Rentrer chez soi est impossible.
Ainsi les livres deviennent-ils des jalons du passé—non seulement à travers leurs marques, mais aussi à travers les nombreuses strates culturelles et historiques encodées dans leur forme et leur contenu. Je pense que Book Traces attire notre attention sur les livres en tant qu’objets ou plateformes accueillant des traces historiques, visibles non seulement dans les marques occasionnelles laissées par les lecteurs, mais aussi dans l’aspect général du livre en question. Ce projet cherche à ériger les livres au rang de témoins historiques. D’un point de vue politique, c’est une prise de position potentiellement très forte, étant donné que les livres existent pour nous rappeler que les choses n’ont pas toujours été ainsi, que la lecture est synonyme de choix, d’affirmation de l’identité, autant de choses dont les notes marginales constituent peut-être la métaphore. La volonté de détruire les livres provient généralement d’une volonté d’effacer l’histoire et avec elle la possibilité d’une mémoire individuelle et collective: c’est la leçon à tirer de Fahrenheit 451 de Ray Bradbury.


A.B.–J.D.–L.S.: Ce désir de faire des livres des témoins historiques est effectivement un choix très affirmé et important qui contribue dans le même temps à éveiller la conscience historique et politique de chaque lecteur par son insistance sur la dimension matérielle de l’objet imprimé. De plus, c’est une forme de résistance efficace contre l’oubli et ce que l’auteur W.G. Sebald appelle la «conspiration du silence».
On pourrait justement rapprocher cela encore plus de Sebald quand celui-ci évoque la fonction des images dans son œuvre à l’occasion d’un entretien avec Eleanor Wachtel:

Je dirais [que les images] ont deux raisons d’être dans le texte. La première, et la plus évidente, c’est qu’elles sont là pour accréditer la véracité du récit—nous sommes tous plus enclins à croire les images que les mots. Quand vous montrez une photo pour attester de l’existence de quelque chose, alors les gens ont tendance à ce dire que, eh bien, oui, ce devait être comme ça. Et il est certain que dans Les Émigrants même les photos, si invraisemblables qu’elles soient, auraient tendance à illustrer ce phénomène. […] L’autre fonction que je vois est peut-être celle d’arrêter le temps. La fiction est une forme artistique qui suit une temporalité, qui tend vers une fin, qui travaille sur un gradient négatif et il est très, très difficile dans cette forme particulière de récit d’arrêter la fuite du temps. Et, comme nous le savons tous, c’est bien ce qui nous plaît dans certaines formes d’art plastique—vous êtes dans un musée et vous contemplez l’une de ces merveilleuses toiles qui datent du XVIe ou du XVIIIe siècle. Vous êtes transporté hors du temps et si vous êtes capable de vous abstraire de la temporalité, c’est, d’une certaine façon, une forme de rédemption. Les photographies ont aussi ce pouvoir, elles agissent comme des retenues, des barrages qui endiguent le flot. Je crois que c’est quelques chose de positif, le fait de ralentir la lecture, en quelque sorte.6

Votre méthode est très proche d’un travail documentaire, mais les sources que vous partagez contiennent également une dimension narrative très puissante. En tant que lecteurs, nous changeons de rythme à chaque page que nous tournons, nous prenons des détours et des bifurcations tout en songeant à la vie, à l’origine et au contexte d’existence de chaque objet. Partagez-vous cette vision du potentiel fictionnel et narratif de ces fragments de vie? Peut-on envisager Book Traces comme un travail littéraire?


A.S.: Cette question sur le potentiel narratif de Book Traces est fascinante, parce qu’elle fait écho à mes propres réflexions récentes. Quand je travaille sur mon livre consacré à ces ouvrages, je suis frappé par la relation fondamentale qu’ils entretiennent avec le récit historique voire avec le conte. Chaque trace—inscription, nom, date, lettre—n’existe qu’en tant que déclencheur de la spéculation: l’interprète y voit des choses du passé tout en étant immédiatement projeté dans la scène. Pierre Nora nomme cela l’ «opération thaumaturgique» de l’historien, «un art tout d’exécution, fait du bonheur fragile du rapport à l’objet rafraîchi et de l’engagement inégal de l’historien dans son sujet».7 Le livre, le texte et le lecteur constituent un champ d’analyse stratifié, un site affectif biblio-critique. J’ai parfois été tenté d’élaborer, de broder et même de recomposer certaines de ces traces pour créer une sorte de fiction. J’ai aussi commencé à écrire au sujet de mon propre rapport aux livres dans le but de mieux comprendre la nature de ces pratiques historiques. Donc oui, je pense que Book Traces possède un potentiel narratif affirmé: tous mes exemples favoris ouvrent une voie donnant sur d’autres vies, d’autres choses disparues, d’autres époques. Et je veux trouver davantage d’histoires, davantage de fragments du passé.


A.B.–J.D.–L.S.: Vous avez cité Pierre Nora, qui est ici une figure controversée à cause des choix partiaux qu’il a opérés pour assembler son histoire de France. Quoi qu’il en soit, pourrait-on dire que le projet Book Traces est plus proche d’un travail généalogique, bien qu’il soit principalement constitué d’histoires personnelles, que d’un travail sur des lieux commémoratifs liés à la mémoire collective? Dans le cas contraire, de quelle façon pensez-vous que ce projet apporte un éclairage sur la notion de communauté?


A.S.: La plupart des inscriptions et des marginalia que l’on trouve dans les livres imprimés sont avant tout des aide-mémoire d’ordre privé : par exemple, telle note va rendre compte de la réaction d’un lecteur spécifique vis-à-vis du texte. Nous avons toutefois trouvé plusieurs livres où ces marques suggèrent un processus plus social et collectif. Je pense à un livre de poésie intitulé Geraldine: A Souvenir of the St. Lawrence8, disponible dans la salle de prêt de la librairie de l’université de Louisville, qui appartenait à Esther Annie Brown (1863-1936), de Cloverport, dans le Kentucky. Il s’agit de la première édition d’un long poème d’amour narratif d’Alphonso Alva Hopkins, composé en couplets anapestiques, et qui présente beaucoup de similarités avec Lucile (1860), un roman versifié très populaire. Esther a écrit sur la page de garde:

Esther A. Brown
Geraldine
À manipuler avec soin &
à retourner rapidement

La nature impérative de cette inscription indique que le livre circulait parmi un groupe de lectrices, parmi lesquelles au moins quatre personnes (dont Esther) y ont laissé de nombreuses annotations au crayon. Au-delà de ces marques orthographiques, plusieurs feuilles de chèvrefeuille ont été glissées entre les pages. Il y a de nombreux passages mis entre crochets, soulignés ou signalés par une croix pour indiquer leur intérêt et, dans 80 pages sur 321, Esther et ses amies ont écrit des commentaires qui se transforment souvent en dialogues. Ce genre de marginalia nous fournissent des informations détaillées sur la façon dont les lecteurs lisaient la poésie tout en révélant la dimension sociale de la lecture et des interprétations laissées dans les pages d’un livre partagé par plusieurs personnes.
Pour citer d’autres exemples, nous avons également trouvé plusieurs ouvrages que des soldats de la guerre de Sécession emportaient sur le champ de bataille et annotaient—parfois à plusieurs—en indiquant les combats auxquels ils avaient participé. Ces livres sont intimement liés à l’expérience de la guerre et semblent inséparables de ces champs de bataille.
J’ajouterais que les bibliothèques constituent en tant que telles des lieux de mémoire, des archives collectives accessibles à tous dont les collections sont composées de donations du public et qui renferment (à travers les marginalia et les inscriptions) une histoire partielle de la lecture du pays, liée notamment au développement de l’alphabétisation et à l’essor des livres bon marché—autrement dit le XIXe et le début du XXe siècle.


Hopkins

Annotations de plusieurs lectrices dans le livre Geraldine: A Souvenir of the St. Lawrence de Alphonso Alva Hopkins,
exemplaire d’Esther Annie Brown conservé à l’University of Virginia.

A.B.–J.D.–L.S.: Les exemples que vous citez soulèvent de nombreuses questions. Concentrons-nous sur Geraldine: A Souvenir of the St. Lawrence. Les instructions que sa propriétaire y a laissées («À manipuler avec soin») n’encouragent pas vraiment les lecteurs potentiels à l’annoter. Et pourtant, ce livre est devenu le support d’une conversation entre plusieurs amies. Cette injonction sous-entend-elle que les lectrices de ce livre étaient physiquement éloignées les unes des autres? Y a-t-il des indices sur l’époque de sa circulation? Et pourrions-nous comparer cette forme de discussion dans les marges à une conversation qui prendrait place dans un club de lecture? Cela nous rappelle les lecteurs qui annotent généreusement leurs exemplaires de Finnegan’s Wake, de James Joyce, dans le documentaire de Dora Garcia sur la Joycean Society9. Sauf que dans ce film, les lecteurs se trouvent au même endroit, tandis que dans l’exemple que vous donnez, le livre passe d’une lectrice à l’autre, comme s’il s’agissait d’une sorte de club dématérialisé. On pourrait également songer, de manière anachronique, aux échanges qui ont lieu aujourd’hui sur les réseaux sociaux, hormis le fait qu’ils appartiennent souvent d’entrée de jeu à la sphère publique.


A.S.: Selon toute vraisemblance, le livre passait de main en main. Chaque lectrice le lisait seule et y laissait des notes que la suivante découvrait ensuite. Le livre appartenait à Esther Brown. Étant donné qu’elle s’est mariée en 1887 à un certain Arthur Younger Ford et qu’elle signe de son nom de jeune fille, les inscriptions datent probablement des années 1880, probablement peu de temps après la parution du livre et son achat par Esther.
Quand on examine les commentaires inscrits au crayon, dans des écritures très différentes, une communauté de lecteurs commence à émerger. À côté d’un vers du poème comparant la vie à «un vaste champ de bataille», une lectrice a écrit: «Une juste mais triste description du combat de la vie» (p. 171). Cependant, à la suite d’une strophe encadrée où la vie est décrite comme la «Vallée des Larmes», une autre a commenté: «Je ne partage pas cette conception “larmoyante” de la vie. Ces vallées de larmes ne sont pas si sombres & nous n’y restons jamais bien longtemps» (p. 197).
Cet exemplaire renferme de nombreuses réflexions de ce type. Les lectrices commentent les passages comme s’il s’agissait de textes indépendants, sans tenir compte du contexte dramatique. Par exemple, en marge des vers «L’homme a perdu Eden à cause de la femme; / Mais le retrouve dans l’amour qu'il lui porte», une lectrice a écrit: «Si c’est vrai, c’est un coup de chance», tandis qu’une autre lui répond (peut-être ironiquement): «cela est forcément vrai pour les nombreux couples heureux» (p. 84). Lorsqu’un passage déplore que les hommes ne témoignent pas «Le respect qu’ils doivent à toutes les femmes», une lectrice remarque: «Vrai, & c’est une honte pour l’homme» (p. 55). Ce genre de livre a ceci de fascinant qu’il nous permet d’observer des réactions concrètes à un poème du XIXe siècle, et d’assister à l’élaboration progressive de stratégies de lecture collaboratives.
La majorité des annotations laissées dans cet exemplaire concerne les personnages du poème et leur rôle dans l’intrigue amoureuse—particulièrement Isabel Lee, un personnage manipulateur que les lectrices adorent détester. Sur l’ensemble du livre, bien moins de notes sont consacrées à la vertueuse héroïne Geraldine, qualifiée par une lectrice de «personnage noble» et de «femme charmante» dans ses notes en marge (pp. 200, 253). Quant à Isabel, écrit une autre, «Je ne l’aime pas» (p. 213), tandis qu’ailleurs, une lectrice déclare: «Je n’ai aucune patience pour Mme Lee» (p. 111). Dans un commentaire sur une tirade d’Isabel sur le pouvoir de l’amour—«Un amour qu’un homme donne à une femme une fois dans sa vie»—, une lectrice indique «Beau», tandis qu’une autre se montre plus pessimiste: «La pensée est jolie, mais elle ne provient pas du cœur, et je crois que ce mensonge est destructeur» (p. 98). Le commentaire d’Esther au sujet de ce même passage insiste sur le sujet: «Elle parle joliment mais je la déteste» (p. 98). Dans ce début de section, on recense au moins quatre écritures différentes qui commentent le personnage d’Isabel, dont celle d’une lectrice qui déclare: «On ne sait pas si elle ne fait que jouer un rôle ou si elle dévoile ses véritables sentiments», et une autre: «Je doute de sa sincérité, je la soupçonne plutôt d’être une séductrice aguerrie» (p. 99). Si l’on prête attention aux annotations manuscrites laissées dans ce livre, on voit émerger des personnalités différentes. Au sujet d’un passage décrivant les «longs baisers» que s’échangent le héros Percy Trent et Isabel, une lectrice particulièrement ironique écrit dans la marge: «Ils semblent apprécier ce passe-temps», remarque à laquelle une autre répond: «Peut-on le leur reprocher?» (p. 113). Plus loin, la première lectrice commente les flatteries d’Isabel envers le génie poétique de Trent, «qui suffisent à faire perdre la tête à un homme» (p. 211). Quand Isabel déplore les «éprouvantes exigences» du devoir, Esther écrit en marge: «Son idée fallacieuse du devoir», et se voit soutenue par notre lectrice ironique: «le sentiment d’une personne qui obéit au seul devoir de la passion» (p. 140). Au sujet des lamentations d’Isabel, qui se dit hantée par le fantôme de Trent en son absence, la même lectrice commente: «Elle invoque fréquemment ce “fantôme”. Il me paraît très envahissant» (p. 234). À la question qu’Isabel pose à Trent par lettre interposée—«Ces mots / Sont-ils déraisonnables ?»—elle répond par une pique: «Probablement—et elle oublie qu’il eût été plus noble d’aider Trent a rester fidèle à son devoir et l’oublier, plutôt que d’alourdir son fardeau en déclarant son amour» (p. 240). Quand Trent commence à céder face aux déclarations passionnées d’Isabel, la même lectrice lui accorde un peu d’indulgence: «faible, mais peut-on le lui reprocher sévèrement?» (p. 142). À la fin de cette section du poème, elle ajoute: «Prenez garde, mes amies, et soyez sûres de vos affections avant de vous engager.» Mais une autre lectrice adopte un point vue différent, et répond juste en dessous: «Miss Lee ne faisait que s’amuser; seul un idiot se laisse abuser aussi facilement» (p. 146). Les différentes annotations renvoient effectivement à une culture de la lecture et du livre qui rappelle les échanges sur les réseaux sociaux d’aujourd’hui (par exemple les partages, les messages, les « likes », les commentaires de commentaires). Elles font aussi penser à un club de lecture où un seul exemplaire serait lu par des lecteurs successifs qui chacun y laisserait ses propres commentaires et d’annotations.


A.B.–J.D.–L.S.: Toutes ces réflexions de lecteurs forment manifestement une sorte de communauté autour de ce livre. Deux cents ans plus tard, la lecture du texte intégral et de son paratexte crée un récit où les pensées et la psychologie des lectrices deviennent presque celles de personnages de fiction. Cette dynamique est fascinante et soulève la question de la pérennisation de ce phénomène dans les siècles futurs, notamment à travers la bibliothèque en tant qu’institution, ainsi qu’à travers des activités de recherche telles que Book Traces. Les bibliothèques sont-elles en mesure d’assumer leur mission de conservation tout en perpétuant cette collection de pensées?


A.S.: Nous travaillons justement avec les bibliothèques pour répondre à cette question essentielle. Comment préserver ces livres fascinants et les rendre visibles et accessibles aux chercheurs et aux lecteurs? À l’heure actuelle, les catalogues des bibliothèques ne rendent pas compte de la singularité de ces exemplaires annotés. On les trouve uniquement par accident, ou en se livrant à de longues recherches méthodiques. L’année prochaine, nous espérons collaborer avec de nombreuses bibliothèques et développer avec elles des stratégies et des protocoles pour trouver ces exemplaires uniques et les cataloguer de sorte à les rendre visible. Il faudra peut-être recourir à des campagnes de numérisation, mais aussi et certainement valoriser le livre original. Les bibliothèques doivent conserver ces exemplaires uniques et les faire figurer dans leurs catalogues en ligne afin que les chercheurs puissent y avoir accès. La plupart des bibliothécaires privilégient la conservation des exemplaires les plus propres et les moins abimés, mais nous essayons de leur montrer que les exemplaires usés et annotés constituent de précieux documents pour la recherche.


Nast

Feuille végétale avec une inscription entre deux pages du livre Kritisch-praktischer Commentar über das Neue Testament für die Bedürfnisse unserer Zeit. Erster Band: Die Evangelien von Matthäuas und Markus de Wilhelm Nast,
exemplaire conservé à la Eastern Mennonite University.


  1. Voir également https://booktraces.library.virginia.edu/ 

  2. Géraldine Gourbe, «La pédagogie d’Other Ways par Allan Kaprow et Herbert Khol, au cœur d’un contexte contre-culturel» [Lire] ; Marie-Dominique Leclerc, «Lire, écrire, compter avec la Bibliothèque bleue» [Lire]; Éloïsa Pérez, «Écrire l’espace: sur la spatialisation des savoirs dans la salle de classe et le manuel scolaire» [Lire] ; Araceli Tinajero, «Cigar Factory Readers in Cuba» [Lire]

  3. Mariana Castillo Deball, Interlude: The Reader’s Traces, Francfort, Revolver Publishing, 2005. 

  4. Cf. Matt McCann, «Discarded Books, Recovered Nostalgia», 17 juin 2013, en ligne sur http://lens.blogs.nytimes.com/2013/06/17/discarded-books-recovered-nostalgia/ 

  5. Maurice Halbwachs, Les Cadres sociaux de la mémoire, Paris, Félix Alcan, 1925, p. 83. 

  6. Eleanor Wachtel, avec W.G. Sebald, «Chasseur de fantômes», in Lynne Sharon-Schwartz et al. (dir.), L’Archéologue de la mémoire. Conversations avec W.G. Sebald, trad. P. Charbonneau & D. Chartier, Arles, Actes Sud, 2009, p. 43-44. 

  7. Pierre Nora, «Présentation», in Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire I. La République, Paris, Gallimard, 1984, xxxiii-xlii. 

  8. Alphonso Alva Hopkins, Geraldine: A Souvenir of the St. Lawrence, Boston, James R. Osgood, 1881. 

  9. Dora Garcia, The Joycean Society, 2013, vidéo, 53' [http://www.vdrome.org/dora-garcia-the-joycean-society] 

Published on <o> future <o>, February 22, 2020.

License
[CC BY-NC-ND](https://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/2.0/). Traduction Jean-François Caro.