Johnny Rodriquez vit au croisement de la 93e rue et de Columbus Avenue, dans la ville de New York. Le quartier, pauvre et majoritairement portoricain, est composé en grande partie d'immeubles en pierre et en briques, haut de cinq ou six étages. Des bâtiments incendiés ou condamnés puis démolis ont laissé des dents creuses dans la plupart des rues. Les parcelles vides sont jonchées de gravats, de canettes de bière, de matelas et de sommiers abandonnés. Parfois durant l'hiver, un baril de pétrole sert de foyer aux junkies1 et aux winos2.
Les murs adjacents aux parcelles présentent les vestiges des anciens bâtiments—empreintes de poutres et de cages d'escaliers, restes de plâtre, de peinture et de papier peint. La présence des anciens locataires est encore visible.
Dans les rues principales du quartier, de nombreuses devantures de magasins sont inoccupées. En regardant de plus près les magasins en activité, il est possible d’apercevoir l’auvent d'une épicerie qui annonce «Milano’s Shoe Repair» et un panneau qui s'écaille indiquant «Donahue’s Fish and Chips» sur une église pentecôtiste.
Johnny est né dans le quartier, non loin de l'immeuble dans lequel il vit actuellement. Il est âgé de quatorze ans et vit avec sa mère, ses trois frères et ses deux sœurs. L'année dernière, il a cessé d'aller à l'école. Cela passera sans doute inaperçu car il a été renvoyé de son collège et placé dans une école spécialisée pour «enfants socialement et émotionnellement perturbés», où l'absentéisme est courant. Acceptant la définition officielle de lui-même comme étant un enfant perturbé, il a rompu tout contact avec les autorités publiques. Il reste dans son immeuble de neuf heures du matin à trois heures de l'après-midi en s'occupant de ses pigeons. Il possède plus d'une centaine d'oiseaux—tumblers, flights, homers. Il sait quels oiseaux volent le mieux dans le ciel venteux d'hiver et lesquels dans l'air humide d'été. Pour l’hiver, il a construit un logement pour ses oiseaux au sous-sol et est reconnu dans le quartier comme un expert en pigeons. Sa vie avec d'autres jeunes ne commence qu'après quinze heures, lorsque l'école est finie.
J’ai rencontré Johnny d'une étrange manière. En 1966, j'organisais une fête de Noël pour mes anciens élèves. Deux d'entre eux ont amené Johnny et m'ont demandé en privé si j’accepterais de lui apprendre à lire. Ils m’ont dit qu’il avait très envie d’apprendre, mais qu’il faisait fausse route en mémorisant les panneaux et enseignes du quartier en pensant que c’était tout ce qu’il y avait à lire. Il n'y avait personne pour l'aider à la maison et il avait honte de me le demander lui-même, alors ils le faisaient pour lui. Puisque je leur avais appris à lire, se dirent-ils, pourquoi ne pourrais-je pas le faire pour Johnny?
J’ai accepté Johnny comme élève, et de janvier à juin 1967, il est venu dans mon appartement ponctuellement à seize heures chaque lundi et vendredi. Pendant les premiers mois, nous avons tous deux prétendu qu'il ne pouvait pas avoir cours avant seize heures parce qu'il allait à l'école tous les jours jusqu'à quinze heures.
Au moment où Johnny est devenu mon élève, j'ai commencé à remarquer le mot «Bolita» gribouillé sur les portes de l'ascenseur et les couloirs de mon immeuble3. Une date était ajoutée sous chaque inscription. Il m’a fallu plus d'un mois pour comprendre que toutes les dates correspondaient à des lundis et des vendredis. J’ai mentionné ma découverte à Johnny et lui ai demandé de cesser de documenter ses visites car mes voisins n’appréciaient pas. Lors de la leçon suivante, «Johnny Bolita» apparaissait vaillamment sur la couverture de son cahier et «Bolita 2–10–67» était griffonné au stylo à bille sur la paume de sa main gauche. L'écriture dans les couloirs et les ascenseurs pris fin.
«Bolita» signifie petite balle en espagnol. Johnny m'a expliqué que sa mère lui avait donné ce surnom parce qu'il était tout petit, plein d'énergie et de malice.
L’histoire m’était sortie de la tête, lorsque je remarquais quelques semaines plus tard l’écriture de Johnny sur un mur situé à quelques rues de mon immeuble. Le mur était recouvert de noms et de surnoms, de déclarations d’amour et de haine, de vantardises et d’insultes. L’inscription «Bolita as Johnny Cool» se trouvait dans un coin.
J’ai regardé le mur de plus près et ai trouvé d'autres traces de Johnny sous les couches de graffiti. Bien qu’abîmée, je pouvais discerner la déclaration «Johnny and Anita—Don’t Mess!» et un acrostiche:
BolitA
Nestor
G
JaimE
Larry
Il y en avait un autre juste à coté:
MariA
N
TitI
T
AnnA
et entre les deux les initiales T.L.F.E.4 rayées dans la brique du mur puis soigneusement remplies au Magic Marker bleu et jaune.
Ce mur m'a fasciné et j’y suis souvent revenu à la recherche de nouveaux ajouts ou pour démêler les couches d'écriture.
Beaucoup de messages m’intriguaient:
Golden Boy as Anthony Cool
Edgar as José
Gilbert as Fire Box [une obsession?]
Anna as Brillo [ses cheveux?]
Willie as Papo
D'autres devenaient récurrents:
Johnny of 93
Jaime of 89 as Batman
Maria the Black Queen of 89th
Je pouvais certifier qu'à un moment donné, un cœur entourait les prénoms Titi et Nestor et à un autre (ou peut-être au même moment), Larry affirmait que Titi était son seul et unique amour.
La forme du graffiti était aussi intéressante que son contenu. La réécriture était délibérée et le dialogue sournois. «Fat shit» était griffonné par dessus «Billy the Great» et «Johnny Cool» se voyait complété par «or cold» dans une autre écriture. Les outils utilisés pour inscrire étaient aussi variés que nombre d'œuvres multimédia contemporaines produites dans le champ des arts graphiques. Une analyse superficielle me permit de déceler des écritures ou des dessins au Magic Marker bleu, noir, marron et jaune; au crayon de couleur noir, bleu et rouge; à la peinture bleue et grise; à la peinture-émail en spray bleue et jaune; à la craie blanche, jaune et bleue; et au crayon noir et rouge. Des messages étaient aussi tracés à l’aide de taille-plumes puis creusés à coup de pierres. D'autres gravures non identifiables étaient composées d’une figure qui semblait être à la fois inscription, sculpture et dessin, et était accompagnée d'un titre.
Plus je me suis intéressé à ce mur, plus je me suis senti comme un voyeur, scrutant la vie d’inconnus. Je me suis retrouvé à regarder de près les jeunes du quartier, associant leurs visages avec les noms et les surnoms présents sur les murs, en leur imaginant des intrigues et des aventures. Les amis de Johnny étaient des sources privilégiées pour mon imagination: «Maria the Black Queen», Jaime Batman, …
Johnny m’est apparu sous un jour différent par la façon dont il était décrit sur le mur. Pendant les leçons de lecture, il était timide et avait honte de ne pas savoir lire. En même temps, c’était un étudiant sérieux et persévérant qui, malgré sa honte, était disposé à repartir de zéro et à apprendre l’alphabet et la phonétique élémentaire, alors qu’il était âgé de plus de quatorze ans. Il arrivait ponctuellement à chaque cours et m’apparaissait comme étant un garçon distant, inarticulé et probablement impopulaire.
«Johnny Cool»—Après avoir découvert son surnom j’ai observé Johnny de plus près dans la rue. C'était facile puisqu'il était livreur pour un tailleur en face de chez moi. Je le voyais dévaler la rue, balançant par dessus son épaule des sacs en plastique remplis de vêtements propres. Il s'arrêtait pour tchatcher avec des filles pendant un moment, puis continuait sa route, suivi par au moins l’une d'entre elles. Il était de retour quinze minutes plus tard sans sacs en plastique, le bras suspendu négligemment aux épaules ou à la taille de la jeune fille. Ils bavardaient ensemble en riant. Johnny semblait être une tout autre personne dans la rue—ou peut-être serait-il plus approprié de dire qu'il était une autre personne avec moi pendant les leçons.
La découverte des deux facettes de Johnny a entraîné un changement dans nos relations. Je lui ai dit avoir trouvé «Bolita as Johnny Cool» écrit sur un mur et il rougit, tout en commençant à en parler ainsi que de ses autres surnoms. Il m'a dit que certains enfants avaient jusqu'à quatre surnoms—un premier donné par leurs parents, un deuxième par leurs amis, un troisième par leurs professeurs et un quatrième choisi par eux-mêmes. J'ai mentionné «Jaime as Batman» et il a dit en riant que c'était le fantasme de Jaime à propos de lui-même. Maria était surnommée «the Black Queen» à cause de son attitude et on l’appelait «Johnny Cool» parce qu'il portait de belles sapes et avait de la tchatche. Il m'a expliqué que les sapes étaient des vêtements et que tchatcher avec une fille c’était d’avoir du répondant.
Nous sommes devenus plus proches et Johnny s’est détendu pendant les leçons. Il ressemblait plus au Johnny que j'avais observé dans les rues. Les leçons ont souvent été consacrées aux écritures sur les murs et à ce qu’elles racontent sur la vie des jeunes adolescents. Il m’a offert son aide lorsque j'ai mentionné que je pensais écrire un livre sur les graffiti. Il se plaisait à réfléchir à ce qu'il avait jusqu’à présent fait sans trop y penser. Une fois, je lui ai demandé pourquoi il avait apposé ses surnoms sur les murs des immeubles de son quartier. «Parce que tous les enfants le font» m’a-t-il répondu, et quand j’ai insisté il n'a pas su répondre. Après réflexion, il parla de la joie de savoir que d’autres personnes aient vu son nom et du sentiment de satisfaction qu’il éprouvait à voir son propre nom à côté de ceux de ses amis.
Alors que Johnny commençait à regarder de plus près l'écriture sur les murs, il me raconta les messages secrets écrits sur les toits et de l’un de ses murs préférés sur lequel tout le monde inscrivait son nom depuis des années («au moins cinq ans» m’a-t-il dit). Il m’a même confié que le petit tatouage entre le pouce et l'index de sa main gauche, symbole de sa bande, était peint sur les murs chaque fois qu'ils étaient sur le point de défier une autre bande.
Un jour, je demandais à Johnny d'écrire pour moi tous les noms qu'il connaissait par cœur et qu'il pouvait épeler. Il produisit cette liste impressionnante:
Nestor
Angel
Jaime
Larry
Johnny
Milta
Tito
Miguel
Maria
Titi
Anna
Anita
Victor
Letty
Slim
Lefty
Freddie
Hector
Betty
Cookie
Bewitch
Nora
Millie
Joseph
Lydia
Julie
Wanda
Wilfredo
Louy
Fernando
Marta
Johnny pouvait lire et écrire ces prénoms et probablement d'autres qui ne lui étaient pas venus à ce moment-là. Pourtant, son niveau de lecture était celui d’un élève de CP.
Les élèves de CP sont supposés maîtriser un vocabulaire de lecture d'environ cent mots. En plus des prénoms de ses amis, Johnny pouvait lire sans problème les noms suivants:
Buick
Ford
Cadillac
Thunderbird
Pontiac
Falcon
Lincoln
Mercury
Oldsmobile
Ajax
Mr. Clean
Crest
Colgate
Pepsi-Cola
Coca-Cola
Newport
Salem Yankees
Marlboro
Pall Mall
Chesterfield
Budweiser
Ballantine
Knickerbocker
Rheingold
Gypsy Rose
Chiclets
Juicy Fruit
Café Bustelo
Black Jack
Dry Cleaning
Giants
Willie Mays
Joe Torres
Luis Rodriguez
Joe Cuba
Puerto Rico
San Juan
Cassius Clay
Muhammad Ali
The Daily News
United States
Il pouvait également manier sans difficulté:
mère [de «Nique ta mère»]
putain
merde
bite
chatte
flic
casquette
prix
promotion
remise
chemise
pantalon
costume
chaussures
tuer
aimer
haïr
père
porc
non
fumer
cracher
parking
marcher
parler
intrusion
puissance
âme
frère
sœur
stop
chien
Johnny connaissait de nombreux mots espagnols et pouvait lire tous les titres de chansons imprimés sur les disques vinyls de sa collection personnelle, constituée de plus de deux cents 45 tours.
Pourtant, rien de tout ça ne lui était utile à l'école. Beaucoup des mots qu'il savait lire étaient même interdits en classe. J'ai seulement réussi à découvrir son vocabulaire de lecture en parlant avec lui de sa vie dans les rues, en écoutant des disques et en partageant de la bière et des cigarettes. Et je l'ai aidé à lire en utilisant ses connaissances comme base de mon enseignement.
Johnny a écrit sur ses marques de cigarettes préférées, sur l’alcool, la fête, la musique. Très vite il s’est lassé de lire et écrire sur ce qu'il savait déjà et a commencé à explorer le monde au-delà de son quartier.
Pendant nos leçons, j’ai raconté à Johnny ma fascination pour ce que j'apprenais de sa vie avec ses amis. Cela allait au-delà de leurs inscriptions sur les murs, bien que ça en était le point de départ. J'ai commencé à faire des excursions dans mon quartier à la recherche de graffiti, en m'arrêtant dans les couloirs ou devant les murs, en fouinant dans les allées et les terrains vagues. J'ai essayé de définir le territoire occupé par différents groupes de jeunes et j'ai examiné des cahiers, des plâtres, des livres d'amitiés, le dos de vestes et des tatouages.
Par exemple, j’ai remarqué que les enclaves de la classe moyenne au sein du quartier ne possédaient que peu de graffiti. Dans le quartier de Johnny, il était évident que la culture était jeune et pleine de vie. Dans le mien, les jeunes y étaient invisibles.
Je montrais parfois à Johnny certains des messages que j’avais recopiés et je lui dit une fois que je me sentais gêné et quelque peu coupable d’espionner ainsi la vie des jeunes, comme si j’envahissais la vie privée d’inconnus pour repartir avec leurs secrets.
Johnny eut l'air perplexe et me dit: «M. Kohl, ils n’ont rien de secret—c’est pourquoi nous les écrivons sur les murs. Seuls les adultes ne les lisent pas.»
-
Drogués (NdT) ↩
-
Poivrots (NdT) ↩
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Les graffiti de Johnny n’existent plus. D'autres noms ont remplacé le sien sur les murs du quartier. L'ascenseur a été repeint. ↩
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T.L.F.E. est l'acronyme de la déclaration d'amour «True Love For Ever» (NdT). Herbert Kohl, Golden boy as Anthony Cool: a photo essay on naming and graffiti, New York, The Dial Press, 1972, p.132. ↩
Published on <o> future <o>, February 19, 2020.
- Translation
- Charles Mazé & Coline Sunier
- License
- © Herbert Kohl
«Bolita 2–10–67» est le premier chapitre du livre d'Herbert Kohl Golden boy as Anthony Cool: a photo essay on naming and graffiti (New York, The Dial Press, 1972), pages 3 à 19, accompagné de photographies de James Hinton. Une version remaniée des leçons avec Johnny Rodriquez—renommé Bobby Torres—est publiée dans le livre d'Herbert Kohl The Discipline of Hope: Learning from a Lifetime of Teaching (New York, Simon & Schuster, 1998), pages 165 à 169.