Pierre Thévenin

ut ff. de iure dot. l. si ego

Accrochages

Dans l’un des aphorismes qui lui sont attribués, Solon, le grand réformateur athénien, comparait les lois à une toile d’araignée qui «garde captifs les plus faibles et les plus petits de ceux qui s’y font prendre, mais que déchirent les puissants et les riches»1. Non seulement Solon doutait de l’efficacité démocratique des lois, mais il leur prêtait une teneur animale: celle d’un enchevêtrement de fils imperceptibles, tendus en guise de piège à insectes ou à (petits) citoyens. Quelques deux millénaires et demi plus tard, cette scène demeure saisissante. Il s’en faudrait de peu, par exemple, pour qu’on y voie une vignette «biopolitique», une illustration du thème dramatique et cruel selon lequel tout pouvoir se ramène à un pouvoir de vie et de mort, à une décision de faire vivre ou de faire mourir—une version animalière, en somme, des «mailles du pouvoir» qu’avait décrites Michel Foucault2. Pointe extrême du «savoir-pouvoir», le droit apparaîtrait alors comme un discours prédateur, un «dispositif» permettant de tenir les individus et d’assujettir les (petits) sujets, en tissant les lois dans la cité comme l’araignée tisse sa toile au grenier.

La comparaison arachnéenne autorise cependant d’autres lectures, moins propices à l’accès phobique. Ce n’est pas seulement en effet que la toile juridique est fragile, comme Solon le laissait entendre, qu’elle cède aux sujets d’une certaine carrure, tandis que d’autres seraient assez agiles pour s’y faufiler à l’aise—ni qu’elle constitue un stratagème sanguinaire, ourdi contre des corps débiles destinés à finir sous les mandibules d’un monstre à huit pattes. C’est aussi que l’araignée tend sa toile en «pianotant au-dessus de l’abîme», comme le formule Francis Ponge, étant elle-même:

cet animal qui, dans le vide, comme une ancre de navire se largue d’abord pour s’y—voire à l’envers—maintenir tout de suite3

Avant de fondre sur sa proie, la tisseuse se met en jeu. Larguée un moment, sans attaches, référents, ni coordonnées stables, «petite» elle-même, la voici funambule, sens dessus dessous, à mi-chemin entre les oiseaux et le reste des tétrapodes, à la fois terrestre et «déterminée à ne courir qu’aux cieux»; grimpant dans les charpentes «pour, aussi aériennement qu’elle le peut, y tendre ses enchevêtrements»4.

S’en tenant au plan des choses (et des animaux), Ponge n’avait pas à cœur, le moins du monde sans doute, de décrire un phénomène aussi entièrement civil que le droit. Et pourtant sa description révèle un autre aspect de l’image de Solon. Au lieu d’accentuer l’idée d’un droit chausse-trappe—à la mode «biopolitique» qui tend à faire de nous les passagers groggy d’un train-fantôme glauque, qu’une escouade de contestataires au «soi» chatoyant s’emploieraient à faire dérailler en orchestrant savamment leurs menus plaisirs (gastronomiques, littéraires, érotiques ou mondains)5—il s’agirait plutôt d’observer l’installation même de la toile. Le processus, autrement dit, de sa mise en place, plutôt que l’effet, tendanciellement catastrophique, de sa mise en branle. Voilà donc un autre équilibrage de la comparaison. De même que l’araignée pour tendre sa toile doit consentir à rester un moment «suspendue sans contexte à ses propres décisions», de même le droit, en son commencement, doit se tenir sur lui-même, sans autre appui que le projet d’installer en l’air quelques formes—en l’air autrement dit dans l’espace civique et politique. Le monde du droit a beau paraître de prime abord impeccable et solide, marmoréen6, son édification dépend en dernière analyse de ce moment d’incertitude, où le langage juridique entre en apesanteur, quelque part entre la terre et le ciel, éthéréen.

Les recherches que je mène depuis une dizaine d’années ont cherché à documenter ce point d’émergence. L’entreprise pouvait sembler elle-même funambulesque, mais d’autres avaient déjà décrit cette fragilité première de la raison juridique. Jacques Derrida et Niklas Luhmann, notamment, avaient consacré au «paradoxe de la décision» des pages marquantes. Il s’agissait surtout, pour ces auteurs, de faire valoir la part d’arbitraire que comprend tout jugement pratique, et spécialement tout jugement judiciaire, dès lors qu’aucun argument, si solide soit-il, ne saurait faire pencher tout à fait la pensée d’un côté ou de l’autre de l’échiquier des choix possibles. En soulignant le caractère à jamais indécidable des problèmes pratiques, il fallait mettre en doute, au titre des singularités de l’affect ou de l’existence, la pertinence des modèles d’analyse de la décision qui gouvernent, par ailleurs, des pans entiers de la théorie sociale7.

Cela étant ces considérations sophistiquées, rapportées au droit, débouchaient souvent sur un scepticisme pataud. En termes incantatoires, on en venait à annoncer que le droit était «essentiellement déconstructible», tandis qu’on ne saurait déconstruire la déconstruction, puisqu’elle est «la justice même»8. Mais on voulait surtout noter par-là, me semble-t-il, que les toiles d’araignée ne gâchent rien aux balades en forêt, puisqu’on peut toujours profiter du paysage en passant au travers ou en regardant au-delà. Comprenons: que les lois n’affectent pas l’existence même, puisqu’on peut toujours atteindre le salut ou en appeler à la justice, entendue comme une valeur éthique qui, majestueuse, transcende le fretin des affaires juridiques. Au bout du compte, tout en mettant à l’honneur le thème de l’animalité, la déconstruction en venait à donner aux monstres et aux bêtes féroces le pas sur les bestioles comme l’araignée. De fait, l’idée de «sacrifice carnivore» a meilleure mine lorsqu’on la rapporte au torero qui donne un coup d’estoc, plutôt qu’à la ménagère qui passe un coup de balai9.

Au contraire il fallait capter sur le vif, pensais-je, le travail d’araignée (non de fourmi) des travailleurs du droit: ces manipulateurs de la «toile» qui, avant même de croquer sadiquement qui que ce soit, s’élancent dans le vide pour donner au réseau diaphane de leurs filins une forme efficace. Afin de décrire ce travail d’accrochage formel avec la minutie requise, il m’a fallu choisir un terrain—un peu comme les cinéastes, après avoir conduit leurs repérages, choisissent un lieu de tournage. C’est dans des archives anciennes que j’ai installé celui-ci, bivouaquant dans les provinces savantes—aussi désolées qu’une bretelle d’autoroute de la banlieue de Francfort10—que le lacanien Pierre Legendre et son élève dissident, le pragmatiste Yan Thomas, avaient déjà portées à l’attention d’un public relativement élargi11: les commentaires médiévaux des Pandectes, c’est-à-dire des compilations de la jurisprudence romaine rassemblées à Byzance, au VIe siècle ap. J.-C., par l’empereur Justinien.

Cognats Cognacs

Pour un apprenti chercheur dont la prime formation a surtout consisté, de même que certains noyaux atomiques, dans les accélérateurs de particules, sont bombardés de neutrons jusqu’au point de «transmuer», à endurer une certaine surexposition aux classiques de la littérature et de la philosophie, la lecture du corpus juris civilis, pour employer le nom latin sous lequel il figure au catalogue des bibliothèques anciennes où l’on peut en consulter les éditions renaissantes, telle la bibliothèque Mazarine ou la bibliothèque apostolique vaticane, cette lecture, donc, constituait une sorte d’expérience limite. Si d’un côté ce texte avait fait l’objet d’une vénération semblable, depuis sa redécouverte dans l’Italie du Duecento, à celle dont bénéficient les œuvres d’Aristote ou de Flaubert, s’il possédait par conséquent la valeur sans mélange d’un classique, à l’égal du Talmud ou des sagas islandaises, de l’autre il présentait une physionomie aride et déconcertante. Prenons par exemple la soixante-quatorzième loi du premier chapitre du dix-huitième titre du premier tome, que les manuscrits médiévaux nomment Digeste vieux:

L’on conçoit que lorsque sont transférées les clés d’un grenier dans lequel des marchandises ont été laissées à accommoder, la possession de ces marchandises elle aussi est transférée. Si les clés qui ouvrent ce grenier sont transférées, par ce fait même l’acquéreur reçoit aussitôt la propriété et la possession de ces biens, même s’il n’a pas ouvert la porte.12

Au plan juridique, ce fragment offre la notation condensée d’un raisonnement dont le juriste Papinien, intime de l’empereur Sévère, recommande l’adoption à des magistrats qui, faute de savoir trancher un cas épineux, relatif à l’acquisition de la propriété, avaient sollicité son conseil. Mais comment en avoir une lecture habitée? Comme tous les textes de droit dont il offre l’échantillon représentatif, ce passage contrecarre le type de lecture que magnifient les théoriciens de la littérature portés à l’édification. Rien à faire: aucune chance que la lecture d’une prose de ce type puisse constituer une «allégorie de l’individuation», qui permettrait de «donner un aspect, une saveur et même un style à notre existence»13. Croyons-en plutôt le témoignage de Flaubert. Insupporté par la révision de son droit, il éclate, dans une lettre à un ami:

Je suis dans un état d’embêtement prodigieux, et je ne sais trouver pour le Droit assez de formules de malédiction. Je suis au titre XIV du IIe Livre des Institutes et j’ai encore tout le Code civil dont je ne sais pas un article. Sacré nom de Dieu de merde de nom d’une pipe de vingt-cinq mille putains du tonnerre de Dieu, que le diable étrangle la jurisprudence et ceux qui l’ont inventée! Ne faut-il pas être condamné par la cour d’assises pour faire de la littérature pareille et dire les mots usucapion, agnats, cognats! Parlez-moi de cognac plutôt!14

À en juger par cette envolée, le droit successoral romain, dont les Institutes offrent le bréviaire, n’est peut-être pas l’exhausteur de goût rêvé pour nos vies en peine de style. Certes, on peut faire dériver le mot «loi» du mot «lire»15, car la loi le plus souvent est écrite, au moins dans la tradition romaine qui a façonné une bonne part de l’histoire occidentale. Cependant les textes de loi ne se prêtent pas vraiment à une «lecture», au sens où l’entendent les amoureux de la littérature. Quoiqu’éminemment attaché à l’institution du langage, il en représente un état très particulier, précisément arachnéen.

Rétroviseurs

pierre thevenin 2

Corpus Iuris Civilis, Digeste de Justinien, manuscrit italien du premier quart du XIIIe siècle, collection privée.

Poussons en effet la porte du grenier, dont parlent à la fois le fragment de Papinien et le poème de Francis Ponge. Ou plutôt contentons-nous de la considérer, si nous en avons la clé. Cela, dit Papinien, suffira à entrer en possession de tout ce sur quoi elle ouvre: cognacs laissés à vieillir en fûts de chêne, armoires remplies d’incunables du Digeste, etc. En effet le grenier, où pendent souvent les «hamacs de toile fine»16, est lui-même pris dans celle du droit. Les marchandises qu’il contient s’acquièrent à l’aveugle, sans qu’il soit besoin de les avoir vues, ni prises en main. La possession de la clé qui en ouvre la porte suffit, au plan du droit, à devenir propriétaire de toutes ces choses. Comme toutes les règles de droit positif, ces dispositions du droit romain comportent quelque chose d’arbitraire. C’est ce qui rend leur apprentissage scolaire si desséchant. Elles s’expliquent surtout par «l’invention de certains usages qu’on a cru utiles dans la société»17, en un certain temps, de sorte que leur connaissance est toujours, en termes philosophiques, «donnée d’ailleurs»18. Leur arrangement intellectuel, cependant, est autrement intéressant. Il repose sur un exercice d’abstraction dont la subtilité, sciemment dissimulée, n’apparaît pas de prime abord—de même que l’installation de la toile fait oublier les manœuvres funambulesques de l’araignée. Pour reconstituer ce travail préalable d’accrochage, il faut considérer les différents points de la toile, son dessin général.

Les commentaires médiévaux du droit romain offrent ici d’excellents rétroviseurs. Leur intérêt archéologique réside en ceci, qu’ils rendent immédiatement perceptible le caractère réticulaire de la pensée juridique, autrement dit les aller-retours incessants qui permettent, au plan formel, d’installer l’ensemble des règles de droit dans des rapports relativement stables. En effet, les professeurs médiévaux assortissaient les compilations byzantines du droit justinien d’un vaste apparat de gloses. Les premières, dites «interlinéaires», furent disposées entre les lignes du texte romain, mais au fur et à mesure qu’elles s’étaient multipliées, les copistes les installèrent aux marges du texte principal (haut, bas, droite, gauche, selon les besoins), en caractères d’écritures plus petits. Ces gloses—on en compte près de 97 000 pour le seul droit civil au XIIIe siècle - consistaient essentiellement en allégations, qui renvoyaient d’un fragment à l’autre du corpus iuris civilis et de son pendant canonique, le corpus iuris canonici. Typiquement, une allégation ressemble à ça:

ut ff de iure dot. l. si ego. § si res

Le «ut» est la conjonction de l’analogie: «comme». Le reste est l’abréviation du Digeste (ff), puis de l’incipit d’un titre, d’une loi et d’un paragraphe de cette autre loi, étant entendu que les écoliers médiévaux (Flaubert n’est pas allé si loin) connaissaient par cœur l’intitulé et l’ordonnancement des milliers de titres que contiennent les deux corpus, si ce n’est des centaines de milliers de lois qu’ils renferment.

Les gloses, qui consistent en allégations, ne sont pas des commentaires au sens moderne. De même que les textes de droit se prêtent mal à la «lecture habitée», elles témoignent d’un autre projet que celui, herméneutique, qui vise à percer le sens d’un texte ou à restituer l’intention signifiante de son auteur. Souvent anonymes, elles installent plutôt des commutateurs, des connecteurs ou des relais entre les différentes sources de droit, de sorte qu’une myriade de petits couloirs spatio-temporels permet de sauter d’un point à l’autre du corpus, qui compilait de fait des avis juridiques hétéroclites, en provenance de toutes les provinces de l’Empire (de Palmyre à Londres, de Tanger aux Carpates) et dont la rédaction s’étalait sur près de huit siècles.

Mais revenons à notre porte. La propriété du contenu du grenier est transférée avec la possession des clés qui l’ouvrent. Soit. Mais de quelle «toile» cette règle est-elle un point? Les gloses qui l’entourent nous le font comprendre. D’abord aucune allégation n’est là pour la relier à la théorie des accessoires, qui définit le rapport d’imbrication d’une chose dans l’autre. Ainsi la clé de la Golf est «l’accessoire» de la Golf: être propriétaire de l’une implique d’être propriétaire de l’autre. Or de notre grenier à la théorie des accessoires, aucun filin n’est lancé. Au contraire, dans une glose marginale au fragment de Papinien, une allégation renvoie vers un autre texte, qui traite du cas des trésors enfouis dans un champ, qu’il arrivait qu’on découvre à l’occasion du labour. Pourquoi? C’est que «le trésor», comme l’explique la glose, «ne fait pas partie du fonds comme la terre»19. Le couplage des cas du grenier et du trésor induit donc une analogie. De même que le trésor n’est pas un accessoire du bien-fonds, de sorte que la propriété de l’un n’entraîne pas la propriété de l’autre, de même «ce qui est transmis par la clé du grenier, c’est la chose que contient le grenier, non le grenier lui-même»20.

Continuons. Une autre règle sert d’arrière-plan (de paysage) à la toile: l’accord des volontés, qu’on appelle aussi les «pactes nus», ne suffisent pas à transférer la propriété. Pour expliquer que la transmission de la clé du grenier transfère les marchandises qu’il contient, on ne peut donc faire valoir l’hypothèse que le propriétaire du grenier se serait mis d’accord en ce sens avec l’acquéreur. Le transfert ne peut être reconnu comme valide qu’à la condition qu’«un fait intervienne», un événement tangible, qui permette à l’acquéreur de prendre la chose en main. Ce fait ne doit pas seulement manifester l’intention (affectus) de posséder la chose, ni permettre de la posséder «dans sa tête» (animo). Il doit manifester l’emprise physique qu’on a sur elle, et permettre de la posséder «par le corps» (corpore). Lorsqu’on suce un cachou dans un fauteuil Wegner, on détient en ce sens le cachou par la langue et le Wegner par les fesses, ou par les 75 kg qu’on lui fait supporter.

Mais alors, comment expliquer l’affaire du grenier? Lorsque je considère la porte sans la pousser, j’ai bien la clé dans la main, mais je n’ai pas vraiment mis la main sur les marchandises mêmes qui sont entreposées de l’autre côté. Comment reconnaître, dans ces conditions, l’effectivité juridique du «transfert de propriété»? On l’a dit, impossible d’invoquer l’accession: la clé n’est pas plus une partie des marchandises que le trésor n’est une partie du champ. Voilà venu le moment de la pirouette, le moment de se «larguer dans le vide» pour s’y maintenir, voire à l’envers. C’est Dino de Mugello, compatriote et contemporain de Dante à Florence, qui s’y colle:

La raison de cette loi tient en ceci, que les choses sont placées et enfermées sous la garde des clés (sub custodia clavium), et pour cela on conçoit que lorsque les clés sont transférées, les choses mêmes qui sont sous leur garde le sont aussi.21

De la clé du grenier aux fûts de cognac, il faut donc concevoir un rapport de surveillance, comme si les clés tenaient les fûts à l’œil, comme les gardiens et les psychiatres, chez Foucault, tiennent à l’œil les prisonniers et les fous. Au fond, c’est à la clé que s’attache le rapport d’emprise concrète sur les marchandises. L’acquéreur entrerait en possession d’une chose (la clé) qui serait elle-même en prise sur une autre (le cognac), selon une imbrication quasi-intentionnelle, distincte du modèle qui articule classiquement la chose accessoire (la clé de la Golf) à la chose principale (la Golf).

Nul besoin de savoir son Code civil sur le bout des doigts pour repérer l’acrobatie mentale. Dino a la tête en bas, il pianote au-dessus de l’abîme. La glose ne tarde pas à l’affirmer: «c’est par l’interprétation qu’intervient ici un acte du corps»22. En d’autres termes, puisqu’il nous manque un fait, créons-le. Admettons l’intervention d’un événement par interprétation, comme un rapport de surveillance entre la clé et la marchandise entreposée. «Parfois nous interprétons qu’un acte du corps est intervenu, qui selon la vérité de la chose n’est pas intervenu.»23 On dira donc qu’un fait, un acte, intervient réellement (c’est-à-dire pas seulement dans la tête (animo), comme quand on dit «tu te racontes un film» ou «dans tes rêves»), mais par fiction. Car enfin, les juristes, pour rébarbatifs qu’ils soient souvent, savent nommer les choses par leur nom:

à considérer la vérité des choses, nous ne possédons pas [les marchandises qui sont de l’autre côté de la porte], mais seulement par une fiction de droit (fictione iuris).24

Voilà l’essence du pouvoir éthéréen de la loi: celui de créer des faits de toute pièce, pour garantir le bon accrochage de la toile. Certes, le raisonnement des juristes ne relève pas toujours d’une fiction—l’affirmation serait grossière. Cependant les «fictions de droit» qui apparaissent ici sous la forme de raisonnements techniques bien précis, révèlent à quel point les juristes, au moment d’accrocher la toile juridique, restent «suspendus sans contexte à leurs propres décisions». Dans ces passes délicates, au moment où il devient laborieux de brancher l’un sur l’autre les fragments du corpus, la pensée juridique devient, l’espace d’un instant, gracile, évoquant tour à tour la fulgurance d’une musique free—telle le Fuck the facts du groupe Naked City, qui renverse en 14 secondes tous les usages du jazz mainstream et la pirouette discrète de l’araignée25.

Faire des mondes

pierre thevenin 1

Une manicule indique une série d'allégations au digeste, dans l'opuscule de Pio Antonio Bartolini, Correctiones LXX locorum in iure civili, Bologne, vers 1495. © Special Collections and Archives, Cardiff University.

Inscrit au creux du droit le plus technique, ce pouvoir proprement poétique ne doit se confondre ni avec l’expression d’une improbable esthétique juridique, ni avec la figure molaire d’un pouvoir souverain de vie et de mort. S’il peut se plier à toutes les exploitations gouvernementales imaginables—de la persécution judiciaire de l’hérésie à celles de la lèse-majesté et de la sorcellerie, les Papes et les Princes ne s’y sont pas trompés26, il ne saurait s’y réduire. Avant de définir aucune «capture» de la vie, il manifeste un pouvoir pratique d’intervention dans le réel, une manière de tripatouiller l’ordre des choses, aux seules fins d’assurer la bonne transmission formelle entre les parties du texte de référence.

Je dis que les choses sont transférées, non par les fait des hommes, mais par l’empire de la loi.27

Plutôt qu’un signe de l’essence carnassière du pouvoir, cet empire de la loi (imperium legis) est une manière de faire des mondes.

Bien sûr, ce que je décris là s’aperçoit dans le rétroviseur. Le droit ne fonctionne plus tout à fait comme au moyen âge. L’analogie et la fiction n’y jouent plus un rôle aussi prédominant, ni non plus le droit romain—bien qu’on trouve encore des juristes, à Hambourg notamment, pour vouloir en faire la clé de la régulation du commerce international. Or s’il en est ainsi, je crois que c’est surtout parce qu’on a désinsectisé. On a voulu passer au plumeau l’espace public, pour le faire ressembler à une belle salle de bain. Dans cet espace-là, on n’accroche plus tout à fait les mêmes formes. On accomplit d’autres pirouettes, à commencer par le bluff statistique et l’artifice comptable28.

J’ai pu mesurer les effets de ce contraste, en travaillant en 2016 à la Première présidence de la Cour de cassation. Bien que l’architecture de la Conciergerie soit encore en partie mérovingienne—puisque la Première présidence se situe dans la Tour Bonbec, dont les soubassements remontent au règne de Saint-Louis; malgré la présence imposante, devant la chambre criminelle, d’une grande sculpture sur bois à l’effigie de ce même monarque, qui fit beaucoup pour assurer l’intégration du droit romain à la culture de l’État, l’heure n’était plus tellement à l’affirmation d’un «empire de la loi». Traités de planqués par le président de la République—un autre en avait fait des «petits pois», les magistrats n’avaient protesté qu’en rappelant quelques grands principes: la dignité du corps, l’indépendance des pouvoirs, etc.29 Pourtant ces protestations de rigueur cachaient mal une difficulté réelle, et autrement sérieuse: la difficulté de continuer à «connecter» entre elles les règles du droit existant. Le corpus sous lequel nous vivons, en effet, n’est plus celui, vaste mais somme toute circonscrit, du droit justinien. Le texte de référence, s’il en est un, s’est ramifié dans des proportions océaniques, incluant la jurisprudence des cours supranationales, les conventions internationales, et tout le domaine des régulations privées. Le juriste est alors placé dans une situation nouvelle, un peu comme une araignée qui chercherait à tisser une toile entre deux édifices de l’esplanade des Ministères à Brasilia. Devant un droit hyperbolique de ce type, le juriste est nécessairement accaparé par des tâches de manutention ordinaire, sous lesquelles il aurait plutôt, semble-t-il, tendance à crouler mentalement. C’est que lui font à la fois défaut le surplomb intellectuel que les gloses favorisaient paradoxalement, en raison même de leur littéralisme, et les ressources combinées de l’analogie et de la fiction.

Je crois que l’intérêt profondément politique de cet ancien littéralisme, très singulier il est vrai, coïncide avec la difficulté de «lire» le droit. En raison du fonctionnement réticulaire des allégations, nous l’avons vu, l’expérience de lecture que les gloses déterminent est aux antipodes de cette lecture linéaire qui préside à l’appréciation des «grands textes». Elle ressemblerait plutôt à une lecture multidirectionnelle—comme les ingénieurs du son disent de certains microphones, dont les livres pour adolescents «dont vous êtes le héros» pourraient donner une idée, si l’on en retirait toute dimension narrative. Le Digeste, en somme, ne se lit pas. Il se compulse et s’arpente, lorsqu’on cherche à déchiffrer ce que j’appellerais les configurations normatives disponibles—comme la garde des marchandises par les clés. Pauvre Flaubert, pauvres étudiants à qui on demandait de lire les Institutes de A à Z! Cela n’avait pas plus de sens, sauf sadique et vexatoire! que de chercher à «lire le web».

Surtout, ces lectures multidirectionnelles, toute cette connectique littérale entre les différents points du corpus, autorisaient une certaine manipulation de la réalité partagée. Cette manipulation n’était certes pas «littéraire», au sens où nous l’entendons, disons, depuis le Romantisme, c’est-à-dire au sens d’une littérature expressive, dirait Christophe Tarkos, intimement corrélée aux branches législatives et exécutives du pouvoir (ce qui nous vaut tour à tour l’adulation préfectorale des écrivains à succès, les destinées politiques d’un Malraux et la persécution d’un Reinaldo Arenas). Mais elle suscitait une poésie agissante, quoique discrète, qui décidait de la forme des arrangements normatifs du monde commun.

Le prologue d’un recueil de questions disputées sur les «subtilités du droit», dont le manuscrit italien, d’attribution incertaine, date de la première moitié du XIIe siècle, illustre ce point30. L’auteur raconte avoir aperçu par hasard, au cours d’une promenade dans la campagne Toscane, caché derrière un fourré, le Temple de justice. Le temple est une architecture de verre. La déesse Justice se tient en son centre. Sur les parois sont peintes ou incisées, à la feuille d’or, le texte des compilations justiniennes de droit romain, de sorte que la déesse n’aperçoit le monde environnant qu’à travers l’espace blanc, laissé libre par la graphie du texte. Le texte, cependant, n’est pas immobile. Un groupe de professeurs, dirigé par les six vertus civiles qui entourent la déesse, comme l’Équité, s’affaire à en déplacer les éléments à la surface des parois de verre (étonnamment modernistes), de sorte à les faire entrer dans de nouvelles combinaisons. Sans rien ajouter ni retrancher au texte de loi, ils le réarrangent sans cesse, pour composer un écran en reconfiguration perpétuelle. Ainsi la Déesse (le juge), n’aperçoit jamais la même réalité, ni le promeneur (le justiciable) la même déesse.


  1. Diogène Laërce, Vie et doctrine des philosophes illustres, I, 58. 

  2. Michel Foucault, «Les mailles du pouvoir», in Dits et écrits, tome II, Paris, Gallimard, 1994, p.1013. Dans la Volonté de savoir, paru en 1976, Foucault analyse la modernité comme un glissement entre deux formes de pouvoir: du pouvoir souverain, qui laisse vivre et fait mourir, vers un pouvoir biopolitique, qui fait vivre et laisse mourir. 

  3. Francis Ponge, «La nouvelle araignée», in Le Grand recueil, tome III, «Pièces», Paris, Gallimard, 1988, p.197.  

  4. Ibid.  

  5. Dans l’essai de Geoffroy de Lagasnerie Juger. L’Etat pénal face à la sociologie (Paris, Fayard, 2016), par exemple, le droit apparaît sous l’angle unique de la violence que l’Etat (l’araignée), au moyen de sa loi (la toile), inflige à l’individu (l’insecte). Ce qu’aimer veut dire, de Mathieu Lindon, (Paris, P.O.L., 2011), offre une variation nouvelle sur l’usage des plaisirs et sa portée subversive. 

  6. Bruno Latour a décrit cette apparence robuste, en la rapportant à l’architecture monumentale de la partie du Palais-Royal qui, à Paris, héberge le Conseil d’Etat (La Fabrique du droit. Une éthnographie du conseil d’Etat, Paris, La Découverte, 2002, notamment p.79 à propos de l’escalier d’honneur). 

  7. Jacques Derrida, «La déconstruction et la possibilité de la justice», in Force de loi, Paris Galilée, 1994; Niklas Luhmann, «Die Paradoxie des Entscheidens», in Organisation und Entscheidung, Berlin—Heidelberg, Springer, 2000 [1993], p. 123-151. 

  8. Derrida, op. cit

  9. Jacques Derrida, La Bête et le souverain, Paris, Galilée, 2008-2010.  

  10. Jusqu’à une date récente, le centre universitaire de référence pour ce type d'études fut situé dans le quartier d’Hausen à Francfort, entre une station Esso et l’autoroute fédérale 66.  

  11. Pierre Legendre, L’autre Bible de l’Occident. Le monument romano-canonique, Leçons IX, Paris, Fayard, 2009; Yan Thomas, Les Opérations du droit, Paris, Seuil—Gallimard, 2011. 

  12. D.18, 1, 74 (je suis la notation d’usage et traduis du latin). 

  13. Marielle Macé, Façons de lire, manières d’êtres, Paris, Gallimard, 2011, p.19. Pour un antidote contre ce syndrome d’exaltation, voir Florent Coste, Explore. Investigations littéraires, Paris, Questions Théoriques, 2017.  

  14. Lettre du 21 mai 1842 à Ernest Chevalier, in Gustave Flaubert, Correspondance, tome I, Paris, Gallimard, 1972, p.104. 

  15. «Le mot loi se dit d’après le fait de lire, car la loi est écrite», Isidore de Séville cité par André Magdelain, La Loi à Rome. Histoire d’un concept, Paris, Les Belles Lettres, 1978, p.16-18.  

  16. Francis Ponge, «Le grenier», Pièces, op. cit., p.43. 

  17. Domat, Les Loix civiles dans leur ordre naturel, T. I, Paris, 1777, p.XXI. 

  18. «Anderwärts gegeben», comme l’écrit Kant des connaissances historiques en général, dans l’architectonique de la raison pure. 

  19. Glose Motus sit à D.41, 2, 3, 3. Toutes les références que je donne ici aux gloses médiévales renvoient à une édition de la Renaissance: Justinien Ier, Pandectarum iuris civilis. Commentariis Accursii et scholiis Contii, et paratitlis Cuiacii, 5 t. (T. I Digestum vetus, T. II Infortiatum, T. III Digestum novum, T. IV Codex Iustinianus), Venise, 1584, Bibliothèque Apostolique Vaticane, Stamp. Chig. S.190.  

  20. Ibid

  21. Dynus, Comm. in regulas iuris, reg.1. №32, cité par Bierman Johannes Bierman, in Traditio ficta. Ein Beitrag zum heutigen Civilrecht auf geschichtlicher Grundlage, Stuttgart, Verlag von Ferdinand Enke, 1891, p.48. 

  22. Gl. animo à D.41.2.3.1. 

  23. Glose interpretative à la glose non minus à D.41.2.18.2.  

  24. Odofrède, commentaire à la loi licet possessio (C.7, 32, 4), Lectura super codicem, Lyon, 1546, n.12. 

  25. Naked City, «Fuck the facts», 14’, Naked City, Nonesuch records, 1990. 

  26. Outre son œuvre d’historien, voir l’introduction de Jacques Chiffoleau à J. Chiffoleau, E. Mézil, C. Rondeau et R. Sagmeister, Douglas Gordon, Où se trouvent les clefs?, Gallimard—Collection Lambert en Avignon, 2008. 

  27. Placentin, commentaire à C.2.3, Summa codicis, Lyon, 1536. 

  28. Alain Desrosières, Gouverner par les nombres

  29. Cf. l'article du Monde du 14 octobre 2016

  30. Questiones de iuris subtilitatibus, éd. Givevra Zanetti, Florence, La Nuoava Italia, 1958. 

Published on <o> future <o>, October 20, 2017.

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