Géraldine Gourbe

La pédagogie d’Other Ways par Allan Kaprow et Herbert Khol, au cœur d’un contexte contre-culturel

À la veille de la publication de l’ouvrage The Making of Counter Culture1, qui conceptualisa la contre-culture nord-américaine et permit sa large diffusion, Allan Kaprow rédigea soigneusement la présentation du projet collaboratif Other Ways. L’argumentation serrée des différentes versions du programme éducatif et artistique témoigne de l’intérêt passionné d’Allan Kaprow pour la pédagogie. «Le titre de ce projet en cours», écrit-il, «insinue une approche pluraliste de l'éducation: aucune façon n'est en soi correcte, il y a toujours d'autres chemins.»2 Kaprow, convaincu, souhaitait démontrer à quel point le happening comme forme d’art révolutionnerait le bien commun de l’éducation: «Comme un art exclusivement social, les happenings marquent une tendance en expansion dans les arts, loin de la tradition intellectuelle de l'aliénation, et vers des relations interpersonnelles. Qui plus est, le happening déjà réputé, offre une méthode—qui est un jeu—pour des étudiants récemment engagés dans une formation traditionnelle.»3


Kaprow-SUPPOSE

Allan Kaprow & Herbert Kohl, Other Ways (logo et coordonnées), c. 1969.

Les sources du projet Other Ways

Ce souci de réforme de l’éducation par le jeu a débuté bien en amont des premiers happenings d’Allan Kaprow. Au cours de leurs années de formation, George Brecht, Bob Watters et leur camarade Allan Kaprow évoquaient avec passion l'enseignement innovant de John Cage4 et ses nombreuses applications. Les sessions pédagogiques conçues à partir de jeux improvisés se substituaient à un apprentissage répétitif, laborieux, en adhésion avec les principes d’un maître. Selon les étudiants, les formes d’haïku pédagogique proposées par le compositeur John Cage permettaient d’impulser une transmission plus créative, collaborative et joyeuse. Dans les cours du compositeur, la théorie et l’histoire de la musique se retira au profit d’une poésie expérimentale imprégnée de philosophie boudhiste-zen. La «méthode» du happening telle que Kaprow l’invoque dans son texte de présentation, adhère à l’esprit cagien lui-même porteur d’une inlassable quête philosophique depuis le terrain de l’expérimentation, de la transversalité des sujets abordés et de l’activation sensible des spectateurs/participants. «Ceux qui font, savent»5 aimait à rappeler un autre père intellectuel d’Allan Kaprow et grand visionnaire des nobles relations entre pédagogie et art: John Dewey. Par ailleurs, ce changement de paradigme en art qui consiste en l’adhésion collective des étudiants de John Cage et de Cage lui-même, à la gratuité d’un faire, d’un jeu artistique, ne pourrait être tout à fait compris sans un retour sur l’héritage transmis par Marcel Duchamp.

Allan Kaprow revenait en 19736 sur les raisons de son admiration pour le dadaïste français et précisait en quoi celui-ci avait préfiguré l’un-artist7. Le terme un-artist apparut dans une série de trois essais intitulés «The Education of the Un-Artist», publiés entre 1971 et 1974. L’expérience pionnière de Other Ways dédiée à une refonte de la pratique scolaire par la méthode du happening, a grandement inspiré la rédaction du Part I, le premier essai. Jeff Kelley rappelle que selon Kaprow, les artistes se retrouvaient dans une situation délicate après la Deuxième Guerre mondiale car les conséquences idéologiques et humaines horrifiantes les faisaient douter de tout, y compris de la définition même de l’art. Sur ce point, Marcel Duchamp représentait, selon Kaprow, le prototype même de l’un-artist. Libre de mener la vie qu’il souhaitait loin de la représentation de l’artiste-martyre, Marcel Duchamp questionnait l'idée même de l'art. Ses attitudes perçues comme européennes—son dandysme, le désintérêt en apparence des contingences de la vie, l’indifférence quant au facteur de fatigue et de sueur lors de la production du travail—et ses gestes artistiques—le ready-made, le secret, l’effacement, la suspension du jugement de goût—bousculaient les codes de reconnaissance validant ou invalidant ce qui fait art et qui le fait. Ainsi Allan Kaprow confie-t-il: «George Brecht, Bob Watters et moi-même étions ébahis par l’effet libératoire de douter de l’entière idée de l’art.»8 Qui plus est, selon Allan Kaprow, l’un-artist était porteur d’une fiction qui génèrerait une mythologie personnelle à l’instar de celle de Marcel Duchamp: «Voilà comment je le nomme aujourd’hui maintenant en 1973. Je m’invente mon Marcel Duchamp: c’est ma fiction, après tout si Duchamp nous intéresse c’est que nous avons tous notre propre fiction.»9

Ce double effet libératoire à l’égard d’un positionnement ontologique et historiographique sur l’art implique une restauration des liens entre art, expérience et vie quotidienne qui demeuraient jusque-là atrophiés. C’est précisément à cette jonction que se retrouvent les filiations cardinales (John Dewey, Marcel Duchamp et John Cage) de l’initiateur du Other Ways Project. L’un-artist devait rompre avec le principe moderniste de l’art comme discipline autonome et isolée et l’aventure Other Ways s’y appliquait. Jouer et imiter allaient devenir des ressorts salvateurs pour l’art et la pédagogie. Leurs contours n’allaient cesser de se préciser au fur et à mesure des trois essais sur l’éducation de l’un-artist mais avec constance ils déjouèrent le spectre d’une certaine littéralité de l’imitation au profit d’une affinité forte pour les formes mimétiques déjà existantes: «Dans cette ‹ressemblance à la vie›, Kaprow devine un ‹happening cosmique› dans lequel toutes les choses imitent toutes les autres: les plans de ville sont comme des systèmes circulatoires, les ordinateurs font allusion au cerveau, les jeux scénarisés des enfant singent les comportements des adultes.»10 Pour l’un-artist, la tâche répétée consistait à copier en jouant à imiter; la salle de classe devenait un terrain de recherche privilégié.

«SUPPOSE… -you used graffiti as a text book»

Après les vaines tentatives initiées par Allan Kaprow auprès des écoles et des universités de New York, Other Ways Project reçut un soutien financier conséquent de la part de la Carnegie Corporation de New York. Celle-ci était commanditaire du projet et à l’origine de la composition du binôme formé par Allan Kaprow, nommé pour les besoins de l’organigramme «artiste-enseignant», et Herbert Khol «écrivain-enseignant»11. Grâce au réseau professionnel de Khol, Other Ways Project a pris ancrage dans la California Public School System, située dans la Bay Area et ce 5 jours sur 7, pendant une année scolaire de septembre 1968 à juin 1969. Une à deux fois par semaine, à l’initiative des co-directeurs, différents workshops étaient programmés. Khol aimait à rappeler que le contexte contre-culturel de la Californie offrait un écrin favorable à l’avènement d’une discipline nouvelle: la pédagogie radicale12. Durant cette année scolaire, Other Ways Project s’était engagé à mettre les arts contemporains et les artistes vivants au cœur d’une éducation publique. Le propre de cette expérimentation n’était pas seulement d’encourager les talents artistiques des enseignants et de leurs étudiants auprès de différentes disciplines mais, plus important, de favoriser les processus basiques de l’imagination familiers aux peintres, aux compositeurs, aux danseurs, aux réalisateurs, aux poètes etc., auprès d’enfants et d’instituteurs de l’école primaire.

Kaprow-SUPPOSE

Allan Kaprow, SUPPOSE, 1969, 73.8 × 58.7 cm. Projet Other Ways, Berkeley Unified School District. Texte par Herbert Kohl. Courtesy Allan Kaprow Estate and Hauser & Wirth.

Une autre des caractéristiques du projet Other Ways était que le processus artistique fût envisagé pour ses vertus organiques à partir desquelles on prenait du plaisir. Les directeurs du projet étaient intimement convaincus que l’apprentissage pouvait bénéficier de l’imagination et de l’auto-réalisation de soi plutôt que de la compétition pour les diplômes et de la spécialisation des compétences. Dans ce sens, la campagne d’appel à participation, nommée SUPPOSE, reflétait toute l’ambition du Other Ways. Dans plusieurs halls d’écoles primaire, on pouvait découvrir l’image énigmatique du poster d’une salle de classe vidée des élèves et de l’enseignant associée à l’adresse directe tout aussi mystérieuse qui appelait à l’action: SUPPOSE. Les sous-titres donnèrent quelques indications comme: «SUPPOSE… que tu utilises les graffitis comme un texte», «SUPPOSE… que tu ne puisses pas écrire et que tu ne puisses que prendre des photos», «SUPPOSE… que tu doives faire de la musique seulement avec un élastique»13. Le passage aux verbes directs dans les partitions de Kaprow annonçait l’incarnation des vertus de l’éducation de l’un-artist. La subversion de l’école était en marche sous la tutelle des pères kaprowiens: John Dewey, Marcel Duchamp et John Cage. La dimension révolutionnaire d’Other Ways en faisait un étendard émancipateur à la fin des années 1960: «En un sens, nous étions des pionniers, aidant à faire un monde nouveau et plus juste en travaillant avec les enfants, et particulièrement les enfants des pauvres.»14

Local Communities

L’autre principe important sur lequel Kaprow et Khol s’engageaient devant la Carnagie Foundation, concernait l’implication des artistes auprès de tous les groupes sociaux (local communities) de la Bay Area. Plusieurs personnes dont les artistes, Kaprow y compris, avaient été recrutés en dehors de ces groupes sociaux; néanmoins, l’intérêt pour «l’environnement réel» et ses «habitants»15, en grande partie black-américaine et hispanique, était primordial. La Carnagie Foundation, soucieuse d’une redistribution sociale et culturelle, avait sûrement pris pour modèle un autre programme pédagogique et artistique sans précédent impulsé par l’artiste assemblagiste Noah Purifoy.

En effet, en août 1965, le jeune artiste Noah Purifoy avait assisté aux émeutes violentes de Watts, Californie du Sud, en compagnie de ses étudiants en art. Face à cette déferlante d’injustice et d’impartialité, Purifoy avait ressenti la nécessité de récolter les débris de tissus et de verre laissés par l’affrontement entre les habitants noirs du quartier de Watts et les policiers blancs. L’artiste avait voulu croire au potentiel rédempteur, au sens dewien16, d’une telle pratique artistique. Les cours dispensés au Watts Art Center avaient peu à voir avec une essence de l’art, une histoire de l’art ou encore des formes esthétiques. L’enjeu de l’enseignement de Purifoy avait été davantage collectif et social qu’ontologique, un positionnement qui présente ici encore des affinités avec ce qui a été évoqué précédemment. Purifoy se souciait des images que chacun·e se faisait de son environnement et de leur articulation et, proposait d’envisager comment ces images pouvaient coexister collectivement. Sur le même principe que les mots-générateurs de Paolo Freire détaillés dans Pédagogie des opprimés17, Noah Purifoy avait encouragé ses élèves à construire leurs propres représentations d’un monde révolutionnaire. Il avait établi un lien entre un art de nommer puis d’assembler et la modélisation d’un imaginaire d’émancipés. Grâce aux pratiques de ce que Noah Purifoy18 avait théorisé, pour la première fois, en 1967, sous le nom de Junk Art, les habitués du Watts Center avaient expérimenté le potentiel de transformation de soi avec les autres grâce aux nouvelles images et nouveaux types de savoir qu’elles catalysent: «Nous croyions que l’expérience de l’art était transposable à n’importe quel autre domaine de leurs activités ‹quotidiennes› et s’ils partageaient avec nous à Watts une bonne expérience, positive, ils pouvaient repartir forts de cet enseignement […] à l’école ou autre […] Nous essayions d’expérimenter comment cela était possible, comment relier le processus de l’art avec l’existence.»19

En lisant le récit posthume de l’aventure Other Ways20 narré par Allan Kaprow, on s’aperçoit à quel point, trois ans plus tard, sur la côte californienne, ses intentions radicales étaient similaires à celles de Noah Purifoy et ce dans un même contexte d’ostracisme racial puissant. Vingt ans après cette expérience, Kaprow témoignait avec fierté de l’engagement du Other Ways Project auprès des enfants, le plus souvent blacks et hispaniques, scolarisés mais relayés aux marges des savoirs par l’institution éducative car considérés comme des illettrés par leurs instituteurs.

Les quatre lettres

Dès les premières semaines du Other Ways Project, Kaprow décida de distribuer à chaque enfant des appareils photographiques bon marché et autant de pellicules que cela était nécessaire. À l’occasion d’une des marches aux alentours du local-vitrine—concédé par l’école et qui donnait à Other Ways une ouverture sur la rue et l’espace public à l’opposé de ce que l’espace fermé de la classe représentait—, Kaprow les invitait à prendre en photo tout ce qui pouvait retenir leur attention. D'une part, ils se photographiaient les uns et les autres. Leurs ombres se mêlaient à celles des hélicoptères en vol et aux silhouettes des chars de l'armée. En effet, la répression du printemps 1969 à Berkeley menée par le gouverneur Ronald Reagan était omniprésente, rappelle Kaprow. D’autre part, les élèves de cette nouvelle école buissonnière accordaient beaucoup d’attention aux graffitis. Or Kaprow avait été interpellé par cette fascination des plus jeunes pour les slogans et les noms propres qui recouvraient les murs des rues car s’ils étaient vraiment illettrés comment pouvaient-ils déchiffrer leurs sonorités. Pour accentuer leur curiosité quant à des inscriptions à connotation sexuelle, Kaprow les encourageait à visiter les toilettes publiques. Il permit aux filles de se rendre dans les toilettes des garçons puis les garçons dans les toilettes des filles afin d’y prendre davantage de photos. Il était manifeste que les élèves du primaire lisaient et comprenaient ce qu’Allan Kaprow nomme pudiquement dans son témoignage les «4 lettres»21. Il s’engagea aux côtés d’Herbert Khol dans la valorisation d’un enseignement de la lecture et de l’écriture hors-norme, inspirée de la pratique des Happenings, des intentions évoquées dans l’un-artist et de la révolution contre-culturelle des savoirs.

Puis, Herbert Kohl et Allan Kaprow recouvrèrent de papier craft leur espace-vitrine Other Ways et demandèrent aux élèves de rapporter toutes leurs photos, de les accrocher, de les peindre, de faire des dessins. Ensuite, les jeunes enfants s’amusaient à établir collectivement des liens à l’instar de la méthode de Noah Purifoy. Des noms propres comme celui de Bobby Huey—membre actif des Black Panthers, alors emprisonné—, de Hugo Chavez alors à la tête de la Révolution bolivarienne ou de Bobo, un leader de gang latino, se détachèrent de l’agencement image-mot. Les jours suivants, les élèves racontèrent des histoires réelles et fictives qui se mêlèrent au pêle-mêle de graffitis photographiés. Allan Kaprow et Herbert Khol récupèrent alors d'anciens manuels d’apprentissage de lecture Dick and Jane devenus récemment obsolètes mais qui portaient en eux les marques d’une société patriarcale et blanche. Ils demandèrent aux élèves de refaire les illustrations. Beaucoup d’illustrations étaient découpées et remplacées par des dessins, Dick et Jane étaient par exemple transformés en monstres avec des variations de couleur de cheveux des plus étonnantes. Les textes étaient refrappés avec une dimension ironique pertinente. Fiers de cette expérience, Kaprow et Khol décidèrent d’exposer les manuels revus et corrigés dans un esprit Other Ways Project dans leur local-vitrine. L’alternative éducative a été un franc succès. Les élèves en passe d’exclusion réintégrèrent le cursus scolaire classique. L’éducation de l’un-artist par le recours aux jeux avait donc remis en question l’évaluation définitive de certains enseignants quant à un illettrisme ferme et définitif d’enfants marginalisés au sein-même de la classe.

Relayer les formes contre-culturelles à l’école

Fort de cette implication auprès des local communauties, Kaprow et Khol lancèrent des éditions afin de relayer des littératures et cultures communautaires à savoir black- américaine et moins connue, nuyorican. Le poète Victor Cruz, un des acteurs culturels reconnus du mouvement nuyorican, avait été associé au Other Ways Project dans le cadre d’ateliers d’écriture. Il y porta les valeurs émancipatrices des poètes, musiciens, intellectuels puerto-ricains qui subissaient les insultes et discriminations liées à leur parcours migratoire et à leur couleur de peau. Sur le modèle du mot d’ordre Black is Beautiful—propre à une culture politique de la communauté black qui s’émancipait entre autres de la rigueur pastorale du militant des droits civiques Martin Luther King—, Cruz distillait avec fierté les ferments d’une différence culturelle flamboyante qui brillait par un désir de paraître pour exister intimement et collectivement. Parrainé par Allen Ginsberg—poète ouvertement homosexuel—, Cruz incarnait la filiation entre la contre-culturelle beat generation très influencée par les dadaïstes22 et l’avènement des mouvements d’émancipation des communautés en prise avec les effets de répétition d’une culture de la blanchitude23. Ces collaborations remirent en cause l’esprit cagien qui se plaisait à répéter dans ses différentes conférences et publications «Pourquoi changer le monde, cela pourrait être pire.» Jeff Kelley rattache notamment le refus de l’engagement politique de nombre des artistes américains des années 1950 au climat délétère de chasse aux sorcières opérée par la politique de McCarthy24. Pourtant, a contrario des positions politiques d’une des figures de proue de l’avant-garde nord-américaine de la côte Est, lui-aussi homosexuel—John Cage—, sur la côte Ouest, le poète Allen Ginsberg était remarqué, loué par les plus jeunes pour ses positions publiques risquées au regard d’une expression artistique muselée. Le vent beat25 a qui plus est largement contribué à l’émergence des pratiques assemblagistes—qui réunissent Noah Purifoy et Allan Kaprow—et à l’idéalisme du Other Ways Project en miroir avec les luttes qui se déroulaient à Berkeley en 1969. Au cœur de cette histoire pédagogique radicale étonnante, les collaborations de Mike Spino et Sim Van der Ryn avec Allan Kaprow et Herbert Khol participèrent au renouveau beat et soufflèrent le modernisme hippie.

Mike Spino était un coureur athlétique de renommé internationale. Il est resté célèbre pour avoir été le premier à utiliser la méditation dans le cadre de ses entraînements. Invité par Allan Kaprow—lui aussi adepte de la méditation, pendant pratique de la philosophie boudhiste-zen—, il conçut un laboratoire expérimental dans lequel il œuvra à une discipline spirituelle et corporelle tout en écrivant de la poésie. Il proposa aux enseignants des écoles primaires, aux étudiants en pédagogie alternative et aux élèves qui participèrent à Other Ways d’aller sur les terrains de basket de l’école—dont dépendait le projet—pour y méditer à l’air libre et à la vue de tous. Aussi la pratique individuelle et recluse de la méditation devenait-elle un jeu tout aussi populaire et ludique que le basketball. Dans un second temps, toute l’équipe écrivit ce que Spino concevait comme de la poésie basketball tout en jouant en toute spiritualité au basket. Les poésies furent l’objet d’une édition dans la lignée du travail éditorial d’Other Ways précédemment évoqué.

Moins connu mais tout aussi passionnant, l’architecte environnemental Sim van der Ryn proposa une classe gonflable qui occupa le local-vitrine d’Other Ways Project. Assis en cercle sur des coussins à air, artistes, enseignants et étudiants de pédagogie radicale échangèrent sur des environnements favorables à l’apprentissage et à la participation des élèves dans la production de contenus. L’exposition Hippie Modernism: A Struggle for Utopia26 a récemment rappelé combien Sim van der Ryn avait œuvré pour architecture qualifiée de modernisme hippie, c’est-à-dire porteur d’une pensée éthique environnementale (sustainable), locale et collective selon le commissaire Andrew Blauvelt27. Lors de sa participation à Other Ways, l’architecte militant écologiste avait été la cible des forces de police. People’s Park, son projet collaboratif développé au sein de la Bay Area, avait été particulièrement visé. Il s’agissait de déployer un village écologique à partir des forces vives du Free Speech Movement qui s’étaient multipliiées sur le campus de l’université de Berkeley entre 1964 et 1965. Suite à l’interpellation par la police de l’étudiant Jack Weinberg engagé politiquement sur le campus, une foule d’étudiants bloquèrent la voiture des policiers pendant 32 heures et réclamèrent la liberté d’expression y compris pour les activités militantes à l’université. Le mouvement essaima ensuite de toutes parts et modifia la façon d’enseigner dans les universités. L’écologie était un des thèmes fondateurs qui figurait aux côtés des ambitions égalitaires prônées par le Students for a Democratic Society (SDS) ou celles du mouvement des droits civils menés par Martin Luther King, ou encore s’associait au rejet de la guerre impérialiste menée contre le Viêt Nam. Tous ces courants de fond plaçaient Berkeley au cœur d’un contre-pouvoir. Berkeley constituait un centre de la contestation en opposition à Washington. Un nouvel État au cœur d’un État fédéral dans lequel l’écologie entendue dans sa relation à l’habitat et aux formes de vie de l’en-commun était tout aussi visionnaire que pragmatique. Dans ce sens, l’exposition au Walker Art Center associe les modernistes hippies de la Bay Area à une nouvelle forme de Commune et de communards pour qui l’architecture consistait moins en une obsession pour des formes plus ou moins rigoureuses qu’en un bricolage innervé par une pratique sociale et empirique d’un vivre-ensemble. Comme l’écrit Lorraine Wild, ces hippies communards étaient portés par «le rêve d’une utopie qui désignerait des espaces pour le bien commun et pour qui les codes esthétiques architecturaux seraient secondaires»28. Leurs méthodes, poursuit-elle, n’étaient pas particulièrement linéaires ou scolaires mais renvoyaient au langage de l’improvisation telle qu’on pouvait le retrouver ensuite dans la mécanique garage où l’énergie prenait le pas sur le résultat.

Tout le système théorique de Buckminster Fuller était ici à l’œuvre et constituait une source infinie d’inspiration pour ce mouvement d’habitat écologique et durable. Son concept d’une design science revolution guidait les principes anti-capitalistes et anti-monumentaux de l’architecture. À l’instar du dôme géodésique qui hébergeait un espace de vie commun au cœur du Musée Ford, et dont les étagères de la bibliothèque contenaient l’ouvrage de Fuller Operating Manual for Spaceship Earth, les discussions révolutionnaires dans la Bay Area côtoient la psychologie transpersonnelle, le mysticisme psychologique, la cybernétique et le bouddhisme zen. Il n’est donc pas étonnant de trouver dans les archives de Kaprow relatives à cette période toute une importante documentation sur l’émergence d’une nouvelle révolution technologique, la cybernétique, associée à une expansion du monde, initiée par la colonisation de la Lune par les astronautes américains. Cette révolution terrestre impulse l’idée de développer un langage universel qui parlerait au-delà des limites de la Terre. On la retrouve incarnée par le Whole Earth Catalog édité entre 1968 et 1972. Comme beaucoup d’autres lecteurs, et notamment ceux intéressés par les différentes formes contre-culturelles, Kaprow avait été porté et inspiré par la couverture du premier numéro du Whole Earth Catalog. Celle-ci montrait la première prise de vue de la Terre depuis la Lune en 1966. Cette image iconique affichait une impertinente quête holistique dans laquelle la planète Terre devenait un symbole d’interdépendance, d’interconnexion en écho au Global Village de Marshal McLuhan, auteur important pour les acteurs de la contre-culture et pour Allan Kaprow qui le citait souvent. Resitué dans ce contexte, le Global Village de McLuhan n’incarne pas tant la vision prophétique du monde ultra-libéral à l’échelle d’internet que l’envie de préserver des enjeux sociétaux et environnementaux communs, intimant un courant écologique de sustainability, terme employé par Sim van der Ryn au moment d’Other Ways. Cette vision contre-culturelle et ses usages modernistes hippies avait pour ambition de remettre en cause la répartition duelle d’un monde géopolitique marquée par la Guerre froide.

Six Ordinary Happenings

Entre le 7 mars et le 23 mai 1969, Allan Kaprow proposa Six Ordinary Happenings dans le Downtown de Berkeley, tous inspirés par une nouvelle donne utopique et contestataire qui avait pris ses racines sur la côte Ouest. Cette série d’actions acheva la fin du programme Other Ways. Le premier happening, Charity, consista à laver des vêtements usés et stockés dans des magasins de charité. Le second, Pose, proposa à ses participants (enseignants, étudiants, artistes et militants) de se munir d’une chaise, de parcourir la ville et de se prendre en photo avec des polaroïds tout en laissant derrière eux le portrait réalisé. Fine, le troisième, consista à se garer dans des zones prohibées, puis d’y attendre l’arrivée de la police afin de se voir gratifié d’une amende, de faire une photo de cette amende accompagnée de sa propre déclaration sur les faits et d’un paiement de l’amende, puis de retourner cette documentation de l’action à la police. Shape, le quatrième, consista à laisser des traces de sa silhouette détourée au spray au cœur de l’espace urbain. Give Away Dishes, l’avant-dernier, demanda de laisser des montagnes de vaisselles sales dans des recoins oubliés de la ville—comme des cabines téléphoniques—et de les photographier. Le dernier des Six Ordinary Happenings, Purpose, recommanda de réaliser des petites montagnes de sable et d’épuiser ce dernier en défaisant, déplaçant et rebâtissant ces tas éphémères.

Kaprow-Six_Ordinary_Happenings

Allan Kaprow, Six Ordinary Happenings, 1969, 74 × 58.5 cm. Sponsorisé par le projet Other Ways, Berkeley Unified School District. Courtesy Allan Kaprow Estate and Hauser & Wirth.

Ces Six Ordinary Happenings étaient moins théâtraux que les précédents, comme par exemple Course (1969) qui reposait sur une chaîne humaine, et instauraient une rupture importante dans la conception de l’action et de la participation selon Allan Kaprow. En effet, il ne s’agissait plus d’un événement comprenant une masse anonyme de personnes mais d’une micro-action publique composée de personnes identifiées qui saisissaient et adhéraient complètement à la portée idéaliste de leur geste collaboratif. À ce moment-là, Kaprow devenait «un stratège alogique, ne stoppant plus l’action délibérément, la laissant achever sa course imprédictible, observant là où elle se rend. C’est à ce moment-là que Kaprow nomme ce qu’il fait un un-art29 C’est alors que s’annonce le processus de un-arting, un mouvement plus large que celui de la pédagogie radicale qui s’attèle à la déprofessionnalisation des arts.


La fin du printemps 1969 symbolisa l’acmé de la Révolution contre-culturelle aux États-Unis et, plus tristement, le terme de l’expérience Other Ways. Allan Kaprow et Herbert Khol divergèrent assez violemment sur la ligne à tenir. Herbert Khol penchait davantage vers l’action directe pour conduire une révolution sans précédent des institutions, là où Allan Kaprow se méfiait d’une véhémence peu spirituellement zen. Le creuset de leurs différents allaient nourrir la rédaction des trois essais The Education of the Un-Artist, pierre angulaire d’une œuvre qui allait de plus en plus se départir des précédents happenings pour le bénéfice des nombreuses activities. Le campus de CalArts allait devenir le théâtre historique de ce grand changement.


  1. Theodore Roszak, The Making of Counter Culture, Reflections on the Technocratic Society and Its Youthful Opposition, Oakland, University of California Press,1995 [1968]. 

  2. Archives personnelles d’Allan Kaprow, Getty Research, Los Angeles. 

  3. Ibid. Je souligne. 

  4. Jeff Kelley, Childsplay: The Art of Allan Kaprow, University of California Press, Los Angeles, 2004, p.142. 

  5. John Dewey cité par Jeff Kelley, op. cit., p.142. 

  6. Interview non-publiée, réalisée par la critique et féministe Moira Roth à Passadena en 1973 et conservée dans les archives personnelles de Kaprow au Getty Research. 

  7. Un-artist est un concept développé par Allan Kaprow dans une série de 3 textes : «The Education of the Un-Artist, part. 1», Art News, vol. 69, №10, février 1971, p.28-31; «The Education of the Un-Artist, part. 2», Art News, vol. 71, №3, mai 1972, p.34-39; «The Education of the Un-Artist, part. 3», Art in America, vol. 62, №1, janvier-février 1974, p.85-91; rééd. in Allan Kaprow (Jeff Kelley, éd.), Essays on the Blurring of Art and Life, Berkeley, University of California Press, 1993. 

  8. Interview non-publiée par Moira Roth, Ibid. 

  9. Ibid. 

  10. Jeff Kelley citant Allan Kaprow, Ibid., p.158. 

  11. Margaret Mahoney de Carnegie lui propose une bourse pour une expérimentation pédagogique et lui impose Allan Kaprow pour concevoir et accompagner un programme de formation des instituteurs. Cf. Herbert Khol, The Discipline of Hope, Learning from a Lifetime of Teaching, New York, New Press, 1998. 

  12. Cf. Géraldine Gourbe, In The Canyon, Revise The Canon, Savoir utopique, pédagogie adicale et artist-run community art place space, Annecy, ESAAA; Rennes, Shelter Press, 2016. 

  13. Jeff Kelley, op. cit., p.143. 

  14. Herbert Khol, The Discipline of Hope, op. cit., p.275. 

  15. Ibid. 

  16. Ibid. 

  17. Paolo Freire, Pédagogie des opprimés, Paris, François Maspero, 1974. 

  18. Noah Purifoy est le commissaire d'une des premières expositions, en 1967, sur le Junk Art qui avait réuni entre autres des black artists comme Bettie Saar et Purifoy lui-même. 

  19. Voir: http://history.berkeley.edu/sites/default/files/Learning%20from%20Watts%20Towers.pdf  

  20. Allan Kaprow, «Sucess or Failure When Art Changes», in Suzanne Lacy, Mapping the Terrain: New Genre Public Art, Seattle, Bay Area Press, 1995, p.154-160. 

  21. Allan Kaprow nommait pudiquement l’insulte «Fuck». 

  22. Cf. Judith Delfiner, Double-Barrelled Gun—Dada aux États-Unis (1945-1957), Dijon, Les Presses du réel, 2011. 

  23. Cf. Maxime Cervulle, «Penser la blanchitude. Dynamiques épistémologiques», in Dans le blanc des yeux. Diversité, racisme et médias, Paris, Éditions Amsterdam, 2013, p.47-74. 

  24. Jeff Kelley, op. cit., p.155. 

  25. Allen Ginsberg depuis San Francisco a été un des membres fondateurs de la Beat Generation. Cf. Philippe-Alain Michaud, Beat Generation, New York, San Francisco, Paris, Centre Pompidou, 2016. 

  26. Hippie Modernism: A Struggle for Utopia, Minneapolis, Walker Art Center, 2015. 

  27. Cf. Andrew Blauvelt, «Hippie Modernism: Aesthetic Radicalism and Counterculture», in Hippie Modernism: A Struggle for Utopia, op. cit., https://walkerart.org/magazine/the-barricade-and-the-dance-floor-aesthetic-radicalism-and-the-counterculture 

  28. Lorraine Wild cité par Andrew Blauvelt, Ibid. 

  29. Jeff Kelley, op. cit., p.145. 

Published on <o> future <o>, October 21, 2017.

License
[CC BY-ND 4.0](http://creativecommons.org/licenses/by-nc/4.0/)

Ce texte fait partie d'un ensemble en cours d'élaboration, publié à l'initiative de Jérôme Dupeyrat et Laurent Sfar en écho à «La Bibliothèque grise». Constituée depuis 2015, cette «Bibliothèque» réunit des livres, documents, images et objets qui sont à la source de divers projets visant à explorer les pratiques, les espaces et les formes à travers lesquels sont transmis les connaissances et les savoirs. En s'intéressant notamment au champ de la pédagogie, à l'histoire du livre et de l'édition, et à leur relation à l'art et au design, «La Bibliothèque grise» explore les processus de transmission qui entrent en jeu dans la construction des individus et s'attache à en saisir la dimension esthétique. Voir: Marie-Dominique Leclerc, «Lire, écrire, compter avec la Bibliothèque bleue» [Read]; Éloïsa Pérez, «Écrire l’espace: sur la spatialisation des savoirs dans la salle de classe et le manuel scolaire» [Lire]; Andrew Stauffer, «To raise books to the level of historical witnesses», a conversation with Alexandru Balgiu, Jérôme Dupeyrat and Laurent Sfar [Lire]; Araceli Tinajero, «Cigar Factory Readers in Cuba» [Lire].