Scénarios
Pendant l'hiver 2015 j’ai donné une série de conférences au Centre d’art contemporain Passerelle à Brest. Laissez-vous séduire par le sex appeal de l’inorganique se composait de quatre chapitres, chacun portant sur des réponses artistiques aux façons dont l’industrie et la publicité rendent les objets de consommation désirables.

Barbara Kruger, Untitled (You are seduced by the sex appeal of the inorganic), 1981
Pendant la même période j’organisais au Plateau—Frac Île-de-France à Paris l’exposition De toi à la surface qui ouvrait en janvier. Elle réunissait des travaux d’artistes de générations différentes qui me semblent tous proposer des formes de manipulations d’objets. L’ensemble de ces œuvres déployait une gamme de situations dans lesquelles les objets jouaient le premier rôle. Souvent mis les uns à côté des autres, ils composent une scène ou un vocabulaire.

Stuart Sherman, Eleventh Spectacle (The Erotic), c.1979
Bien que j’aie élaboré les deux projets dans un même moment et en m’appuyant sur des réflexions ayant des points de départ et de convergences en commun, ils n’ont pas de rapports de réciprocité. L’un n’est pas la théorisation ou l’illustration de l’autre. Il ne s’agissait pas pour moi de communiquer à Brest sur une exposition qui se construisait ailleurs ni de réaliser à Paris le fruit de mes réflexions publiques. D’ailleurs il n’y a qu’un artiste que j’ai convoqué dans les deux contextes: Stuart Sherman était le dernier artiste montré à Brest et à Paris.
J’ai envisagé chacun de ces deux contextes pour sonder certaines interrogations qui trouvaient ici et là leurs formulations propres, chacune étant marquée par une superposition de couches et de registres parfois en apparence éloignés, ou en tout cas qui ne composaient pas une «problématique» résumable en quelques mots et notions puisqu’ancrées dans des recherches volontairement interlopes. C’est avec le même objectif que je considère Les protagonistes, la présente réunion de textes. Elle ne circonscrit aucun questionnement précis. Pourtant il me semble qu’elle encapsule beaucoup des idées avec lesquelles je voulais jouer dans ces deux projets. Puisant dans des domaines divers, parfois explorés bien sommairement, les notes que j’ai accumulées sont un amoncèlement de pistes et d’idées jetées les unes à côté des autres. Mais puisqu’il faut un point de départ, il me semble que les intuitions à leur origine sont générées par les liens et les irrésolutions découvertes en traçant les échanges d’influences entre les travaux de Giorgio de Chirico, Konrad Klapheck et Christopher Williams. Si ces trois artistes étaient tous évoqués lors de chapitres différents de Laissez-vous séduire par le sex appeal de l’inorganique, aucun n’était exposé dans De toi à la surface. Néanmoins, la présence de Giorgio de Chirico a plané sur toute sa préparation. Alors que j’avais mis de côté l’hypothèse d’emprunter une peinture, Yoann Gourmel me soufflait l’idée de montrer un poster. J’en commandais un qui ne fût finalement pas montré. J’ai ensuite envisagé de nommer cette exposition Chant d’amour en référence à une peinture de l’artiste italien. Je me ravisais au moment de rédiger le communiqué de presse en réalisant que ce titre demandait une explication qui imposerait sur chaque œuvre une ascendance paternelle dont il n’était pas question avec ce projet. Giorgio de Chirico disparaissait définitivement de l’exposition. Quelques visiteurs auront néanmoins aperçu le poster que nous avons finalement accroché au dos de la porte entre l’espace d’exposition et la salle de repos des médiateurs. En entrant ou sortant ces derniers le faisaient apparaître subrepticement dans l’exposition.
Scènes
Si Konrad Klapheck a exprimé sa gratitude envers Giorgio de Chirico dans un texte, c’est dans sa peinture qu’on la lit avec le plus d’évidence.1 La première machine qu’il peint en 1955 est décorée d’une image représentant un bâtiment sur une place. Sommaire et principalement tenue par une perspective très appuyée, cette petite image peut être considérée comme une référence aux Places d’Italie auxquelles de Chirico est revenu inlassablement à partir de 1910 et jusque dans les années 1960. Selon Emily Braun, la temporalité suspendue qui caractérise ces scènes résulte d’une représentation à la rationalité exagérée et exprime une réponse du peintre italien à la «preuve» photographique.2 À l’affirmation photographique «voilà comme sont les choses», de Chirico répond par une mise en doute de l’évidence de ces représentations normées. En tout cas, il met en doute que ce soit la seule expérience que l’on puisse faire du monde. C’est ainsi qu’il fonde son art métaphysique, qui invoque l’imagination comme mode de perception. En somme, il emprunte à la photographie son réalisme pour lui faire construire des situations contradictoires. Les Places d’Italie sont représentées avec une rationalité qui paradoxalement en fait des lieux fictionnels. On pourrait ainsi envisager ces peintures comme une rencontre entre l’espace factuel de la photographie et le dispositif narratif de la scène.

Giorgio de Chirico, Piazza d'Italia, 1960
Klapheck découvre que le familier peut devenir étrange, sans en passer par une représentation expressive, lorsqu’il peint sa première machine. De son propre aveu cette peinture était une bravade. Au tachisme lyrique alors au faîte de sa gloire, le peintre voulait opposer une réalité banale et froidement prosaïque. La machine à écrire qui traînait là ferait l’affaire comme sujet.
Mais la machine se vengea de ma farce exhibitionniste. Sans que je l’eusse voulu, elle devenait un monstre insolite, étranger et familier en même temps, un portrait peu flatteur de ma propre personne.3

Konrad Klapheck, Schreibmaschine, 1955
Ainsi avec des règles strictes de réalisation—Klapheck peint de façon méthodique après avoir tracé les contours de ses machines avec règles et compas, comme tout bon dessinateur industriel—l’artiste découvre un monde de fantasmagories où les objets évoquent les affects, les psychés et les obsessions des humains qui les utilisent quotidiennement. Dans ses peintures, les machines à écrire, les machines à coudre, les téléphones, les robinets et autres fers à repasser apparaissent comme des individus parfois menaçants, toujours mystérieux. Klapheck les désigne comme des protagonistes dans un entretien avec Christopher Williams:4
Christopher Williams: Je pense vraiment que si j’ai eu la chance d’apprendre quelque chose de vous, c’est que vous savez vraiment comment mettre en scène un objet. […] Et, par manque d’un meilleur terme, je crois que cela a beaucoup à voir avec la mise en scène.
Konrad Klapheck: Oui, le mot scène est un mot que j’aime. La scène d’un théâtre. Et je pourrais appeler des objets des sujets mais je les appelle aussi des protagonistes.5
Je ne sais pas ce que pense Christopher Williams du travail de Giorgio de Chirico. Le peintre surréaliste semble en effet bien loin des préoccupations post-conceptuelles du photographe américain qui traque les constructions sociales qui se cristallisent autour des objets industriels. Pourtant, les titres de ses images, qui renseignent plus que de raison sur ce qu’elles montrent, ont tout de cette précision déraisonnable qui caractérise de Chirico. Qu’il s’agisse d’indiquer le modèle, la provenance, le lieu de vente et bon nombre d’autres informations pour que nous sachions bien quelle Renault Dauphine est représentée couchée sur le flanc ou, plus généralement, de renseigner sur ce qui est montré autant que sur les conditions de réalisation de l’image elle-même, Christopher Williams semble toujours indiquer qu’une photographie ne dit pas tout. Son esthétique enracinée dans un héritage de la Nouvelle Objectivité allemande est toujours complétée de cartels qui mettent en doute leur «véracité». Tout du moins mettent-ils en doute qu’une image puisse suffire pour représenter. La série For example: Die Welt ist Schön fait ainsi expressément référence au livre de Albert Renger-Patzsch Die Welt ist Schön qui, en 1928, annonce une vision photographique formaliste où les objets sont magnifiés par une vision qui les traite comme des surfaces dont les qualités esthétiques sont mises en avant par le noir et blanc et qui, par là même, supprime les conditions sociales de leurs existences. Or, si les objets intéressent Williams c’est bien pour leurs modes de production, de circulation et de valorisation, qui les transforme en objets de désir. Cet ensemble de phénomènes, de la fabrication à la consommation, est réuni dans le titre de sa récente exposition monographique: The Production Line of Happiness, qui place dans une réciprocité dialectique l’asservissement et le bonheur.

Christopher Williams,
Model: 1964 Renault Dauphine-Four, R-1095
Body Type & Seating: 4-dr-sedan–4 to 5 persons
Engine Type: 14/52 Weight: 1397 lbs.
Price: $1,495.00 USD (original)
ENGINE DATA:
Base Four: inline, overhead-valve four-cylinder
Cast iron block and aluminum head.
W/removable cylinder sleeves.
Displacement: 51.5 cu. in. (845 oc.)
Bore and Stroke: 2.23 × 3.14 in. (58 × 80 mm)
Compression ratio: 7.25:1 Brake Horsepower: 32 (SAE) at 4200 rpm
Torque: 50 lbs. at 2000 rpm. Three main bearings. Solid valve lifters.
Single downdraft carburetor
CHASSIS DATA:
Wheelbase 89 in. Overall length, 155 in. Height: 57 in.
Width: 60 in. Front thread: 49 in. Rear thread: 48 in.
Standard Tires: 5.50 × 15
TECHNICAL:
Layout: rear engine, rear drive. Transmission: four speed manual
Steering: rack and pinion. Suspension (front): independent coil springs.
Suspension (back): independent with swing axles and coil springs.
Brakes: front/rear disc. Body construction: steel unibody.
PRODUCTION DATA:
Sales 18,432 sold in U.S. in 1964 (all types)
Manufacturer: Régie Nationale des Usines Renault; Billancourt, France
Distributor: Renault Inc., New York, NY., U.S.A.
Serial number: R-10950059799
Engine Number: Type 670-05 # 191563
California License Plate number: UOU 087
Vehicle ID number: 0059799 (For R.R.V.)
Los Angeles, California
January 15, 2000 (No. 6). 2000.
Pour montrer la rationalisation de la consommation comme celle des comportements, Christopher Williams n’a pas emprunté la mise en scène d’objets seulement à Klapheck. Il exploite en effet une esthétique publicitaire caractéristique et historiquement liée à la photographie. S’il dit qu’il travaille «dans le programme», c’est pour souligner le lien qui unit son médium à la production industrielle.6 La photographie rend ce qu’elle représente désirable grâce à un ensemble d’activités qui vont de la scénographie à la réalisation d’images en passant par leur mise en circulation. Christopher Williams explore cette chaîne de production, qui construit le bonheur selon une procédure similaire à la fabrication de biens.7 Il montre avec ses images et leurs légendes que sous l’apparence d’une représentation «objective» se cache un système de significations irrationnelles.
En somme, de la métaphysique méthodique à l’analyse des mécanismes insensés qui font fonctionner la production et la consommation industrielle, on retrouve, sous des formes diverses, une même recherche des paradoxes de l’objectivité. C’est il me semble cela qui traverse ces trois œuvres. Qu’il s’agisse de construire des scènes surréalistes, de doter des objets d’identité ou de révéler les conditions de leur magnification, c’est un langage en apparence neutre et rigoureux qui est détourné.
Rencontres
On pourrait envisager cette question sous un autre angle. Celui de la distinction entre une idée et sa matérialisation. Il me semble que c’est autour de celle-ci que se déroule le texte «L’espace entre les lignes» de Barbara Bloom. Sans chercher à proposer une théorie définitive, l’artiste prend plaisir à énoncer anecdotes, faits historiques et expériences personnelles dont elle tire quelques enseignements. On est là proche du mode opératoire de la plupart de ses œuvres où objets et images sont présentés afin de créer des associations que ses spectateurs sont invités à découvrir. C’est à une même recherche de signification qu’elle nous invite en faisant se succéder ses réflexions sur les stéréotypes et leurs utilisations, sur les façons dont les fables structurent nos vies, sur la distance qui sépare un fait et une illustration. En chemin on croise le personnage principal du film L’État des choses de Wim Wenders, un réalisateur de film bloqué en plein tournage par un producteur qui ne finance plus son projet. Il en vient à s’interroger sur ce que veut l’industrie du cinéma. «Pourquoi doit-il toujours y avoir une ‹Histoire›? Ça ne leur suffit pas d’avoir les personnages et l’espace qui les sépare?» se demande-t-il. On découvre aussi le cas, rapporté par Sigmund Freud, de cet enfant n’ayant pas encore appris à jurer et qui, dans ses moments de colère, traitait son père de noms d’objets.

Vue de l'exposition De toi à la surface: Barbara Bloom, Absence-Presence, 2006. Photographie par Martin Argyroglo.
Bon nombre de ces exemples soulèvent des questions relatives à nos façons de donner du sens à la béance qui sépare une idée abstraite d’une chose factuelle. Comme l’explique Bérénice Reynaud, c’est lorsqu’il fût confronté à la nécessité d’exploiter l’écriture que Stuart Sherman se tourna exclusivement vers les «cheap artifacts» qui peuplent ses pièces. Dans «Une passion en trois actes: Stuart Sherman en lutte avec l’Ange… et avec ses démons», un texte écrit à la première personne, qui raconte aussi une relation amicale, Bérénice Reynaud revient sur la façon dont l’acteur ayant décidé de créer ses propres pièces s’écarte du langage pour exploiter ce qu’il a sous la main et qui fait son quotidien: des objets banals et communs. Ce sont eux qui font office de lettres ou de mots. Ils sont un vocabulaire. Celui d’une pratique dont la ritualisation permet de refouler le langage et de le remplacer par une autre forme de syntaxe. Elle s’écrit par la manipulation, le déplacement et les combinaisons de ces objets. L’analyse qu’en propose Reynaud s’appuie sur des concepts empruntés à Sigmund Freud et Jacques Lacan et n’approche ainsi pas uniquement cette pratique dans ce qu’elle construit—un texte—mais également dans ce qu’elle refoule: le mot. Les outils de la psychanalyse s’avèrent d’une grande efficacité pour énoncer la façon dont ce jeu de substitution s’appuie sur le fait de tenir son désir à distance. Ainsi pour transformer des objets en mot, pour en modifier la signification, il faut y faire jouer les affects et désirs qu’ils convoquent et véhiculent. Pour le dire autrement, offrir un sens nouveau à des «cheap artifacts» nécessite d’intensifier le moteur psychologique.

Vue de l'exposition De toi à la surface: Christian Boltanski, Composition photographique (Les outils colorés) et Composition photographique, (Les boîtes de couleurs) 1977—Jean-Pascal Flavien, Sequence (chair, table, chair, table, chair), 2014. Photographie par Martin Argyroglo.
Il est notable qu’à peu près au moment où Stuart Sherman invente ses Spectacles, Matt Mullican s’engage dans des considérations similaires. Le point de départ de son projet porte sur le mode d’existence des représentations. Où et comment ont-elles lieu, se demande l’artiste. Cette question le conduit à faire exister Glen, un personnage aux formes simplifiées, ainsi que ses sentiments et ses conditions d’existence, et à se plonger mentalement, par une sorte de transe qui le mènera à la pratique de l’hypnose, dans les représentations qu’il dessine. Dans «Faire attention aux formes de l’ivresse», Vanessa Desclaux prend ces expériences comme point de départ pour définir la façon dont l’artiste fait vaciller la distance entre réalité objective et réalité subjective. Une distance qu’elle retrouve dans l’écriture de Gertrude Stein et les installations de Geoffrey Farmer. De manières distinctes ces trois pratiques partagent une mise en crise de la description: ce que l’on voit, ou que l’on lit, se présente déformé car notre appréhension en est troublée par l’interférence que produit la subjectivité des artistes. Il devient alors difficile de distinguer appréhension objective et interprétation subjective. Là encore c’est l’investissement psychologique qui rend des objets inanimés aussi étranges qu’irrationnels, comme s’ils exprimaient les fantasmes et les pulsions de leurs utilisateurs.

Vue de l'exposition De toi à la surface: Karl Larsson, Umbrella, 2012—Simon Dybbroe Møller, Bouquet II, 2016. Photographie par Martin Argyroglo.
Ce moment de convergence entre une psyché et le monde extérieur est considéré et décrit par Michel Leiris, dans un texte de 1929 sur Alberto Giacometti.
Il y a des moments qu’on peut appeler des crises et qui sont les seuls qui importent dans une vie. Il s’agit de moments où le dehors semble brusquement répondre à la sommation que nous lui lançons du dedans, où le monde extérieur s’ouvre pour qu’entre notre cœur et lui s’établisse une soudaine communication.8
Ces instants d’intensité dont on ne peut prévoir l’apparition sont pour Leiris les véritables fétiches que l’humanité cherche dans son monde quotidien de normes qui ne proposent, elles, que de faux fétiches. À la duperie rationalisée de ces derniers s’oppose l’osmose des crises incohérentes. L’imagination et les désirs se présentent ici comme des outils d’émancipation vers une vie plus intense.
Relations
Il est un objet qui s’est imposé comme pourvoyeur de relations au monde, c’est l’ordinateur. Dans «Contrat entre les hommes et l’ordinateur», un texte écrit pour être performé, qui emprunte son titre à un texte d’Olympe de Gouge, sa forme à un manifeste et se clôt par une chanson, Judith Hopf entend proposer une relation saine avec ces machines qui se substituent à, et canalisent, nos perceptions. Face à cette situation, semble nous dire l’artiste, ce n’est pas la machine le danger mais la subordination de l’humanité à son fonctionnement. Raison pour laquelle c’est l’amour qui est convoqué comme principe salvateur.
On retrouve ce croisement entre science-fiction, approche linguistique et amour dans le roman Babel 17 de Samuel R. Delany. L’auteur y présente un monde futuriste dans lequel une nouvelle arme apparaît. C’est un langage qui transforme en traître celui ou celle qui le parle. Dans ce monde les machines sont dirigées par les sentiments que partagent les utilisateurs. Les machines sont ainsi activées par les médiations amoureuses humaines. Le code ennemi est compris et anéanti par une poète qui découvre que cette langue nie la possibilité de l’expression de soi. Cette triangulation qui lie sentiments humains, objets et langage est le point de départ du texte «Si je cesse ou me prolonge» de Camille Pageard. L’historien de l’art y considère différents «objets parlants»: ceux que les archéologues ont découverts en Grèce et qui portent, gravée, la mention de leurs fonctions ou de leurs propriétaires, les poèmes que Mallarmé écrivait sur différents objets pour des destinataires choisis avec précision et le Ready-made malheureux de Marcel Duchamp. Ces productions issues de contextes séparés sont liées par la réflexion que Camille Pageard développe sur l’objet comme véhicule d’un langage dont l’adresse devient primordiale à considérer. En effet, pour faire «parler» un objet il faut qu’il soit circonscrit dans une relation à trois parties—l’exprimant, l’objet-véhicule et l’adressé—dont la particularité tient au fait que les rôles de chaque participant ne sont pas véritablement indépendants.
Là encore se forme l’image d’un objet qui derrière sa fonctionnalité rationnelle s’avère le lieu d’un jeu de passe-passe subjectif. Se dévoile aussi une relation toujours consentie même lorsqu’elle est réprouvée. Car si nos désirs sont ce qui nous attire vers eux, les mêmes désirs nous permettent de réinventer un rapport moins normé aux objets.

Vue de l'exposition De toi à la surface: Karl Larsson, You Must Be Able to Interrupt a Friendly Conversation at All Moments, 2015—Shelly Nadashi, Water Feature, 2015—Karl Larsson, Umbrella, 2012. Photographie par Martin Argyroglo.
Reste que lorsque Konrad Klapheck parle de scène, il me semble également évoquer une disposition particulière. L’espace dans lequel évoluent ses protagonistes est construit par le cadrage qui structure ses images. Cet étrange effet de scène me semble aussi actif dans les Places d’Italie de Giorgio de Chirico: contexte inchangé dans lequel seules les positions des éléments est modifiée. C’est à n’en pas douter aussi le rôle joué par la table pliante sur laquelle se développe le vocabulaire de Stuart Sherman. C’est aussi différentes formes de scènes que l’on pouvait expérimenter au Plateau avec les installations Presence/Absence de Barbara Bloom et Water Feature de Shelly Nadashi ou voir évoquées dans les vidéos Animate V de Simon Dybbroe Møller, Episode 2 d’Anouchka Oler et Middle Video de James Welling. On pourrait d’ailleurs extrapoler en disant que les conditions de présentation des objets sont ce qui les rend expressifs, affectés et désirables, qu’il s’agisse pour cela d’exploiter des socles, des étagères ou des vitrines de magasins. Or ce que tous ces dispositifs ont en commun c’est de construire un espace autonome, qui a ses propres bornes.
Dans L’Image mouvement, Gilles Deleuze en vient à affirmer que faire un gros plan sur un objet c’est en faire un visage.9 Cela fait suite à une considération du visage comme lieu d’expression des acteurs. Au cinéma le moyen d’accentuer cette extériorisation des sentiments est le gros plan. Outil du réalisateur pour tirer le maximum de ses acteurs, ce type de cadrage est exploité pour susciter des émotions. De là cette idée selon laquelle le gros plan en tant que tel, dans son essence, c’est de l’affect. Si pour Deleuze sur certaines images un objet peut avoir une expression c’est parce que ce cadrage fragmente. Le gros plan en effet ne présente pas un objet partiel mais «l’élève à l’état d’Entité».10 Ce qu’il montre est extrait de son contexte et n’est plus perceptible selon des coordonnées spatio-temporelles précises. Cela conduit Deleuze à considérer que l’affect peut même arriver sans gros plan, lorsque l’on remplace celui-ci par son seul effet: la fragmentation. Or la fragmentation est produite par cette sensation de scène qui me semble informer toutes les œuvres mentionnées précédemment. Mais la fragmentation est aussi active lorsque des objets sont utilisés comme des mots ou des lettres tels que le font, chacun à leur manière, Jean-Pascal Flavien, Karl Larsson et Stuart Sherman. Qu’on me permette ainsi de conclure que l’affect apparaît dans un espace qui a perdu son homogénéité. Pour le dire autrement, un environnement indéterminé se charge d’affect. Il est finalement probable que ce que je cherche avec ces projets de conférences, d’exposition et de compilation de textes, soit les moyens de faire des gros plans au quotidien.

Vue de l'exposition De toi à la surface: Judith Hopf, Untitled (Laptop 1) et Untitled (Laptop 2), 2010—Karl Larsson, Escaping Mathematical Nightmares, 2011 et Umbrella, 2012. Photographie par Martin Argyroglo.
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Konrad Klapheck, «Quelques lignes de gratitude d’un peintre d’aujourd’hui à un maître d’hier», in Fabrice Hergott (dir.), Giorgio de Chirico: La fabrique des rêves, Paris, Musée d’art moderne, 2009, p.355-356. ↩
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Emily Braun, «La non-photographie», in Giorgio de Chirico: La fabrique des rêves, op. cit., p.169-179. ↩
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Konrad Klapheck, «La Machine et moi», in Fabrice Hergott (dir.), Konrad Klapheck, Strasbourg, Musée d’art moderne et contemporain, 2005, p.104. ↩
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Je remercie Paul Bernard de m’avoir signalé cet entretien entre les deux artistes. ↩
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«Konrad Klapheck in Conversation with Christopher Williams», in Konrad Klapheck: Paintings, Göttingen—New York, Steidl—Zwirner&Wirth, 2007, p.12. ↩
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Guillaume Leingre, «La 19e Leçon: Christopher Williams», 20/27, №5, 2011, p.155. ↩
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Voir entre autres: Mark Godfrey, «Conversation with Christopher Williams», Afterall, №16, automne–hiver 2007, p.62-70. ↩
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Michel Leiris, «Alberto Giacometti» [1929], in Écrits sur l’art, Paris, CNRS, 2011, p.236. ↩
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Gilles Deleuze, «Chapitre 6. L’image-affection: visage et gros plan», Cinéma 1: L’Image mouvement, Paris, Éditions de Minuit, 1983, p.125-144. ↩
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op. cit., p.136. ↩
Published on <o> future <o>, April 18, 2016.
- Translation
- License
- [CC BY-ND 4.0](https://www.creativecommons.org/licenses/by-nd/4.0/)
Ce texte présente Les Protagonistes, un ensemble de traductions et de textes publiés par François Aubart en parallèle de deux projets: le cycle de discussions Laissez-vous séduire par le sex appeal de l’inorganique du 26 septembre 2015 au 25 février 2016 au centre d'art contemporain Passerelle à Brest et l'exposition De toi à la surface, du 21 janvier au 10 avril 2016 au Plateau, Frac Île-de-France à Paris.