L’Homme et sa pensée est une sculpture de Rodin figurant parmi les petits formats réalisés par l’artiste. Cette quasi-miniature est sculptée dans une seule pièce de marbre, un bloc d’environ 30 × 40 × 60 cm. À l’instar d’un grand nombre d’œuvres de Rodin, ce bloc de pierre a été découpé, ce qui confère à sa surface un aspect rugueux et érodé. Une petite figure masculine est sculptée sur le devant du bloc. Vu de derrière, son torse, en contraste avec l’aspérité du bloc, est lisse et parfaitement réalisé. Il semble émerger de la pierre, comme si Rodin avait fendu une géode en deux afin de révéler cette silhouette.
On remarque les formes harmonieuses de son dos, de ses bras et de sa tête et, en y regardant de plus près, on aperçoit l’endroit où ses lèvres s’unissent au bloc de pierre dans une sorte de baiser—que l’on pourrait qualifier d’ombilical. Sa bouche se pose sur le ventre, juste en dessous de sa poitrine naissante, d’une figure qui ressemble à une nymphe. Sa présence reste toutefois fugace: seul l’avant de son corps émerge de la surface du bloc de marbre. En embrassant la pierre (la matière, la source d’où elle surgit), la figure masculine paraît mobiliser toutes ses facultés mentales et imaginatives, qui ne parviennent visiblement qu’à susciter une simple esquisse de sa muse.
Cette œuvre est extrêmement puissante, achevée, imprégnée par son matériau, et pourtant le caractère fugace de la pensée est figé dans l’instant où les lèvres du personnage se posent sur le buste de la nymphe, l’instant où il la fait apparaître dans le marbre, comme si cette créature éphémère pouvait à tout moment se retirer dans la pierre.
Une abstraction miniaturisée, anthropomorphisée.
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La définition d’abstraction:
Caractérisée par l’idée de dissimulation de la relation entre le monde observé et l’image créée. Abstraire signifie «soustraire», «emporter secrètement», «ôter ou séparer», «libérer», «séparer dans une conception mentale», «envisager de manière séparée l’incarnation matérielle ou les instances particulières»; dénué d’objet.
Cette «soustraction», cette «libération», cette «séparation» du «corps matériel» vise à découvrir la structure sous-jacente et à accéder à une vue d’ensemble. Quand bien même cela permettrait de trouver la plus intéressante des généralisations, ôter sa dimension concrète à une idée entraîne toutefois le risque de perdre la trace des éléments matériels spécifiques et essentiels qui constituent la source. En formulant des pensées dissociées de leur référent (l’observation, les expériences, les images), on court le risque d’éliminer le spécifique.
Qu’advient-il du référent, cette incarnation matérielle de l’objet, si l’on emploie une telle définition de l’abstraction? Ces incarnations matérielles (impures) se retrouvent bannies en fin de phrase ou de paragraphe, mises entre parenthèses et introduites par «c.-à-d.», comme agrafées aux abstractions (pures) à la manière de réflexions après-coup. Le «c.-à-d.» est suivi d’exemples qui font office de supports et de preuves destinés à étayer l’argument abstrait. Ils sont subordonnés à la notion abstraite (plus pure), tels les choristes de l’interprète abstrait.
Que se passerait-il si nous structurions nos phrases différemment? Que se passerait-il si nous révisions entièrement la notion d’abstraction afin de hisser ces incarnations matérielles (ces détails prosaïques observables à l’échelle humaine) en haut de l’affiche? Peut-on envisager les notions abstraites sans nécessairement se soustraire, se libérer ou se séparer si catégoriquement des incarnations matérielles? Pouvons-nous formuler des phrases, des arguments abstraits qui seraient uniquement constitués par ces détails spécifiques, ces incarnations matérielles alignées, placées les unes à côté des autres, reliées par de simples conjonctions?

René Magritte, Les Objets familiers, 1928
L’État des choses de Wim Wenders donne à voir des fragments d’un étrange film de science-fiction tourné sur site au Portugal. Le réalisateur apprend qu’après avoir visionné les derniers «rushs», le producteur et ses associés ont décidé de se retirer du projet, ce qui entraîne l’interruption du tournage pour une durée indéterminée. Exaspéré, le réalisateur s’interroge tout haut: «Pourquoi n’arrêtent-ils pas de se lamenter et de radoter au sujet de ‹L’Histoire›? Pourquoi doit-il toujours y avoir une ‹Histoire›? Ça ne leur suffit pas d’avoir les personnages et l’espace qui les sépare?»
Les personnages et l’espace qui les sépare.
Les objets et l’espace qui les sépare.
Les référents et l’espace qui les sépare.
Les images… les objets… les sons… les incarnations matérielles.
A + B + C + D + E = Plus que la somme de leurs parties.
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Pierre et le Loup, l’Op. 67 de Prokofiev, est une célèbre pièce orchestrale dont la narration est assurée par des célébrités. Je possède les versions racontées par Mia Farrow, David Bowie et, autrement plus saugrenu, William F. Buckley Jr. (le dénominateur commun semble être une diction britannique). Il existe bien d’autres versions et rassembler l’ensemble peut former une curieuse petite collection.
Dès le préambule, le narrateur indique qu’«il s’agit d’une histoire mise en musique. Chaque personnage est représenté par un instrument différent de l’orchestre.» Vient ensuite la présentation des différents thèmes musicaux, tous très reconnaissables:
L’Oiseau — par la flûte
Le Canard — par le hautbois
Le Chat — par la clarinette
Le Grand-père — par le basson
Le Loup — par les trois cors
Pierre — par le quatuor à cordes
Les coups de fusil — par les timbales et la grosse caisse
L’histoire commence ainsi:
«Un beau matin Pierre ouvrit la porte du jardin et s’en alla dans les prés verts.» (Quatuor à cordes, thème de Pierre) «Sur la plus haute branche d’un grand arbre, était perché un petit oiseau, ami de Pierre.» (Flûte, thème de l’Oiseau) «‹Tout est calme ici›, gazouillait-il gaiement.» (Flûte et quatuor à cordes = l’Oiseau et Pierre ensemble)
«Un canard arriva bientôt en se dandinant (Hautbois, thème du Canard), tout heureux que Pierre n’ait pas fermé la porte du jardin. Il en profita pour aller faire un plongeon dans la mare, au milieu du pré.» (Hautbois, flûte et quatuor à cordes… Pigé?)
«Apercevant le canard, le petit oiseau vint se poser sur l’herbe tout près de lui.»
Tout cela est fort charmant.
Tout allait pour le mieux dans le monde et la composition. Le canard, l’oiseau, le chat, le grand-père, Pierre et leurs instruments respectifs habitaient un univers harmonieux et mélodique.
Jusqu’à ce que, bien évidemment, les trois cors dissonants ne surviennent et fassent trembler la clarinette, s’agiter la flûte et déguerpir le hautbois. Et en dépit des mises en garde entonnées par le vieux basson grincheux, les cordes, fières et confiantes, épaulées et accompagnées par les timbales et la grosse caisse, s’en vont combattre les cors. Les cordes sont victorieuses et l’harmonie et l’ordre sont restaurés.
Tel est le type de relation en tête-à-tête entre le référent et ses représentations dont on nous abreuve durant notre enfance, une sorte d’Introduction musicale à l’abstraction.
Que Dieu nous garde.
Nous sommes plus avisés désormais.
Cette relation entre les personnages et la musique qui les représente est manifestement bien trop littérale. Dans l’art, nous aspirons à plus d’inférence, plus d’improvisations. Mais en instaurant cette relation dissimulée et complexe entre le référent et l’abstraction, combien de temps le référent peut-il rester sous l’eau avant de se noyer?
En soustrayant, en libérant et en séparant le corps matériel, nous espérons que notre effort de dissimulation ne noiera pas complètement le référent. Nous voulons seulement le maintenir sous la surface afin qu’il ne montre pas sa petite tête et vienne perturber la surface de la Piscine de l’Abstraction.
Que pensez-vous de cette touche métaphorique?
Dans une lettre, Gustave Flaubert se lamente en ces termes: «[…] je suis gêné par le sens métaphorique qui décidément me domine trop. Je suis dévoré de comparaisons, comme on l’est de poux, et je ne passe mon temps qu’à les écraser […].»
Dans Metroland, Julian Barnes écrit:
Le troène coupé continue à sentir la pomme acide comme il le faisait quand j’avais seize ans, mais c’est là une exception très rare, une survivance. Tout, à cet âge, semblait plus ouvert à l’analogie, à la métaphore. Il y avait plus de significations, plus d’interprétations, un plus grand choix de vérités disponibles. Il y avait davantage de symbolisme. Les choses étaient plus chargées de sens.
Prenez par exemple le manteau de ma mère. Elle l’avait confectionné elle-même à l’aide d’un mannequin de couturière qui avait sa place sous l’escalier et qui vous apprenait tout, et rien, sur l’anatomie féminine (si vous voyez ce que je veux dire). C’était un manteau réversible, rouge sang d’un côté, doté de larges carreaux noirs et blancs de l’autre. Les revers, étant du même tissu que l’intérieur, procuraient ce que le modèle appelait «une pointe de contraste à l’encolure», et s’assortissaient aux poches rapportées, grandes et carrées. Il s’agissait, je m’en rends compte maintenant, d’un ouvrage fort habilement exécuté; mais à l’époque, j’y voyais la preuve que ma mère était quelqu’un «qui sait retourner sa veste».
Cette preuve de duplicité se vit confirmée l’année où ma famille alla passer des vacances dans les îles anglo-normandes. La dimension des poches du manteau se trouva correspondre exactement à celle d’un carton plat de cent cigarettes, si bien que ma mère, au retour, passa en contrebande quatre cents Senior Service. J’éprouvai, par solidarité, une excitation mêlée de culpabilité, mais aussi, plus profondément, un sentiment intime d’être dans le vrai.
Mais il y avait encore plus à tirer de ce simple manteau. Sa couleur, comme sa structure, avait ses secrets.
«Lire» est une source de satisfaction mais n’est pas sans danger. Comme nous le savons tous, la curiosité—bien qu’elle ait permis de ressusciter quantité de récits perdus ou cachés—reste un vilain défaut.
J’aimais Ellen, et je voulais connaître le pire. Je ne l’ai jamais provoquée; je restais prudent et sur la défensive, comme à mon habitude; je ne lui posais même pas de questions; mais je voulais connaître le pire. Ellen ne m’a jamais rendu cette caresse. Elle m’aimait—elle aurait dit automatiquement, comme si la question ne valait pas la peine qu’on en parle, qu’elle m’aimait—, pourtant elle croyait sans discuter à ce qu’il y avait de mieux en moi. C’était toute la différence. Elle ne recherchait même pas ce panneau coulissant qui ouvre la chambre secrète du cœur, la chambre où l’on garde les souvenirs et les cadavres. Parfois, on trouve le panneau, mais il ne s’ouvre pas; parfois, il s’ouvre et le regard ne rencontre que le squelette d’une souris. Mais au moins on a regardé. C’est là que réside la véritable différence entre les gens: ce n’est pas entre ceux qui ont des secrets et ceux qui n’en ont pas, mais entre ceux qui veulent savoir et ceux qui ne veulent pas. Je soutiens que cette recherche est un signe d’amour.
Tiré de Julian Barnes, Le Perroquet de Flaubert
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Min Ch’i-chi, Entrée de Chang chun-jui dans le jardin du cloître
Certaines observations ou expériences se prêtent à la métaphore et constituent par conséquent des matériaux adéquats pour la narration, l’allégorie, la parabole ou le mythe. Certaines occurrences ne se prêtent tout simplement à aucun usage. Dans ma vie, j’ai créé une catégorie de tels événements que j’ai baptisée Histoires Inexploitables:
Par un après-midi pluvieux, je marchais dans la rue dans une ville à l’étranger. Je devais être de très bonne humeur (ou alors je venais de prendre un ascenseur dans lequel j’avais entendu de la musique de fond à mon insu) étant donné que je sifflotais en m’apprêtant à traverser la rue. Et là, au milieu du passage piétons, j’ai glissé sur une peau de banane et je suis tombée sur le cul.
Je me suis retrouvée assise sur le bitume, surprise de ma posture, un peu contusionnée, mouillée par la pluie, mais amusée par le monologue intérieur qui s’est poursuivi pendant quelques secondes après ma chute.
Je tentais de déterminer les chances qu’une personne glisse réellement sur une peau de banane. À coup sûr, les peaux de bananes étaient suffisamment nombreuses, et ce lieu commun avait forcément une origine. Je me suis dit que personne ne croirait que j’avais vraiment glissé sur une peau de banane. Puis je me suis ravisée. On me croirait, là n’était pas le problème. Le problème était que je ne serais par capable d’exploiter cette occurrence comme métaphore. Je ne pourrais pas m’en servir dans une histoire, par exemple. Elle était condamnée au statut de cliché et dépourvue de toute valeur d’usage artistique. Dommage.
Je suis restée assise par terre, à regarder les pare-chocs des voitures, trop proches pour me permettre de poursuivre mes méditations, et je me suis demandé si le fait de glisser sur une peau de banane était un cliché international. Les conducteurs ont peut-être interprété à tort mon sourire stupéfié pour le signe d’un état de choc. Peut-être qu’aucun d’entre eux n’avait jamais vu la même chose arriver à Daffy Duck, Bip-Bip ou tout autre personnage comique. J’ai pensé à leur poser la question puis je me suis dit que la meilleure chose à faire était de dégager le passage.
Voici un autre exemple, cette fois plus triste, d’Histoire Inexploitable:
Je vivais les derniers jours d’une relation amoureuse catastrophique, et pour couronner le tout, je pensais être enceinte. Inutile de le dire, la situation s’est détériorée et notre rupture fut définitivement scellée. Je me retrouvais seule dans un planning familial, où on venait de m’annoncer que mon test de grossesse était positif. Je pouvais décider d’avorter sur-le-champ et me tenais assise, en méditant sur la tristesse de l’existence. Le personnel de la clinique s’était montré très compréhensif et m’avait accordé tout le temps dont j’avais besoin pour prendre ma décision.
J’étais assise dans une salle d’attente, médusée, attristée, et je regardais à la fenêtre. Je ne regardais par réellement à la fenêtre, mais plutôt je la fixais avec un regard vide. Il pleuvait. J’ai pensé: «Bien sûr, on devrait voir les gouttes de pluie sur les fenêtres. Parfait!» Au bout d’un moment, je me suis rendu compte que je me concentrais sur une activité qui se déroulait derrière la fenêtre. Lentement, à la manière d’un fondu cinématographique, j’ai pris conscience de la scène à laquelle j’assistais. J’observais une église située de l’autre côté de la rue, juste en face de la clinique. Un groupe sortait du bâtiment, et je me suis rendu compte que sur les marches se tenaient des invités d’un mariage, au milieu des lancers de grains de riz, des bouquets de fleurs, des voiles, des sourires, des vœux et d’heureuses promesses d’avenir. «Super», ai-je pensé, «parfait!»
TON CHIEN MEURT, Raymond Craver
Un camion lui est passé dessus.
Tu le trouves au bord de la route
et tu l’enterres.
Ça te fait de la peine.
Ça te fait de la peine personnellement,
et ça te fait aussi de la peine pour ta fille
parce que c’était son chien
et qu’elle l’aimait tant.
Elle lui roucoulait des mots tendres
et le laissait dormir dans son lit.
Tu écris un poème là-dessus.
Tu l’intitules Poème pour ma fille,
à propos du chien écrasé par un camion,
et de la façon dont tu en as pris soin,
l’emportant dans les bois
et l’enterrant profond, profond.
Et ce poème se révèle si bon
que tu es presque heureux que le petit chien
se soit fait écraser, car autrement tu n’aurais jamais
écrit ce bon poème.
Puis tu t’assieds pour écrire
un poème sur la rédaction d’un poème
sur la mort de ce chien,
mais pendant que tu écris tu
entends une femme hurler
ton nom, ton prénom
les deux syllabes,
et ton cœur s’arrête.
Au bout d’une minute, tu continues d’écrire.
Elle hurle encore.
Tu te demandes jusqu’à quand ça va durer.
⁂
Il y a plusieurs étés, une campagne publicitaire hollandaise avait diffusé de grandes affiches destinées à vanter les mérites du lait auprès des adolescents. Les auteurs des affiches et des textes avaient choisi d’évoquer une ambiance estivale et enjouée évoquant la gaieté et la jeunesse. Chacune des affiches comportait quatre mots, imprimés en caractères gras, positionnés les uns au-dessus des autres, dans d’attrayantes couleurs pastel, actuelles et estivales. Les combinaisons textuelles étaient explicites:
DE BILT GAAF BRYLCREEM ZAKGELD TOPPOP BADPAK ONWIJS DANSLES ZATERDAG ROCKPALAST FACTOR 4 HEFTIG MEISJES DISCO MUSICBOX MELK MELK MELK MELK MELK DE BILT* COOL BRILLANTINE PÉCULE TOPPOP** BIKINI DINGUE DANSE SAMEDI ROCKPALAST INDICE 4 ÉNORME FILLES DISCO MUSICBOX LAIT LAIT LAIT LAIT LAIT
Chaque liste s’achève sur le mot LAIT, comme s’il s’agissait d’une conclusion logique. Ces clichés adolescents sont adroitement associés à la consommation du lait—un plaisir réconfortant mais surtout une boisson au goût du jour.
Mais l’affiche la plus mémorable de la série reste sans conteste celle qui proclame:
UITMAKEN qui se traduit par RUPTURE AANMAKEN RÉCONCILIATION UITMAKEN RUPTURE MELK LAIT
Ici le cliché se rapproche un peu plus de l’essence de l’humanité. La narration romantique élémentaire se voit réduite à son minimum. La tragédie est conditionnée dans un emballage pastel comme pour familiariser les jeunes au caractère irrémédiable de ce scénario cyclique. Cynisme culturel ou sagesse transmise de génération en génération?
La vie peut-elle se réduire à une simple liste de mots?
Lorsqu’il était encore très petit, il avait commis quelque méfait que son père avait puni par des coups. Le petit se serait alors mis dans une rage terrible et aurait injurié son père pendant que celui-ci le châtiait. Mais, ne connaissant pas encore de jurons, l’enfant lui aurait crié toutes sortes de noms d’objets, tels que «Toi lampe! Toi serviette! Toi assiette!» etc.
Sigmund Freud, «L’Homme aux rats»
Les noms considérés non pas comme des métaphores mais comme des doublures, des cascadeurs pour la calomnie, l’impiété, les injures verbales.
⁂
L’acte de nommer et de formuler un récit peut procurer du réconfort—une manière d’instaurer de l’ordre (des catégories) au sein du chaos. Mais la narration d’une histoire peut également servir de couverture, de camouflage.
Une amie m’a récemment relaté un événement terrifiant et perturbant. Elle dînait avec une amie dans un restaurant de son quartier. Il était assez tard et elles étaient les dernières clientes présentes dans l’établissement. Un homme est entré en brandissant deux pistolets et s’est emparé de la recette de la journée. Mais il n’a pas fait que cela. Il a séquestré le propriétaire et l’amie de mon amie dans un placard et a pris cette dernière en otage. Quand ils sont sortis du restaurant, il s’est placé derrière elle et l’a fait avancer en lui pointant une arme dans le dos. Ils ont suivi un parcours tortueux, à travers des ruelles et des cours intérieures. Elle ignorait pourquoi il l’avait prise en otage ni ce qu’il comptait faire d’elle. À un certain moment il lui a ordonné de se déshabiller en prétextant qu’elle serait incapable d’alerter la police s’il lui prenait ses vêtements et qu’il pourrait s’enfuir en toute sécurité. Il s’est ravisé on ne sait trop comment et elle s’est enfuie sans se faire blesser ni molester.

«Un mot, c’est ce qui se tait.» J.-L. Godard, photogramme tiré de La Chinoise, 1967
Elle a raconté cette histoire avec beaucoup de détails. Elle s’est remémorée les émotions qu’elle a éprouvées durant ces événements. Le ridicule de ce type armé de deux pistolets, comme un cow-boy. La peur de se perdre dans son propre quartier. Le curieux sentiment de camaraderie, puis la panique lorsqu’elle s’est rendu compte à quel point son ravisseur était terrorisé. Son récit a duré longtemps. Nous l’avons écouté avec attention tandis qu’elle en remâchait les détails comme si elle les vivait une seconde fois.
À un certain moment je lui ai demandé à quel endroit c’était arrivé, en supposant au vu du calme qu’elle affichait que ces événements étaient relativement récents. En répétant son histoire, elle semblait vouloir se remémorer et démêler pour elle-même ce qui s’était réellement passé.
À ma grande surprise, elle a dit que ça s’était passé à peine quelques jours plus tôt. Je me suis alors rendu compte que son besoin de raconter cette histoire ne provenait pas d’un désir de se remémorer les événements (elle était probablement toujours capable de se rappeler la voix de l’homme, son apparence et même son odeur. Je suis certaine que toute l’histoire repassait sans arrêt dans son esprit, à la manière d’un enregistrement). En la racontant, elle a transformé tout ce qui lui était arrivé en histoire. Elle l’a réduit à une fiction. Nous étions là pour écouter son récit, la formulation duquel lui permettait d’établir une distance bien nécessaire.
⁂

Berlin, +- 1910
(Telle une mauvaise salle de concert, l’espace affectif comporte des recoins morts, où le son ne circule plus. L’interlocuteur parfait, l’ami, n’est-il pas alors celui qui construit autour de vous la plus grande résonance possible? L’amitié ne peut-elle se définir comme un espace d’une sonorité totale?)
Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux
Le référent n’est pas seulement ce à quoi on fait référence mais aussi ceux à qui on fait référence. Le terme «référent» est à la fois sujet et objet.
Dans les lettres qu’il envoie à son ami, Werther raconte en même temps les événements de sa vie et les effets de sa passion; mais c’est la littérature qui commande ce mélange. Car, si, moi, je tiens un journal, on peut douter que ce journal relate à proprement parler des événements. Les événements de la vie amoureuse sont si futiles qu’ils n’accèdent à l’écriture qu’à travers un immense effort: on se décourage d’écrire ce qui, en s’écrivant, dénonce sa propre platitude: «J’ai rencontré X… en compagnie de Y…», «Aujourd’hui, X… ne m’a pas téléphoné», «X… était de mauvaise humeur», etc.: qui reconnaitrait là une histoire? L’événement, infime, n’existe qu’à travers son retentissement, énorme: Journal de mes retentissements (de mes blessures, de mes joies, de mes interprétations, de mes raisons, de mes velléités): qui y comprendrait quelque chose? Seul l’Autre pourrait écrire mon roman.
Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux

Enveloppe en cellophane dans laquelle la photographie était conservée
Ma tête est ma seule maison à moins qu’il pleuve, Captain Beefheart
Je laisserai un train être mes pieds s’il faut trop marcher pour venir à toi
S’il n’y a pas de train je prendrai un jet ou un bus
Parce que je vais te trouver
Bientôt tu verras mon ombre autour de toi
Ma tête est ma seule maison à moins qu’il pleuve
J’ai traversé les prairies
J’en visiterai d’autres jusqu’à ce que je te trouve
Je ne dormirai pas jusqu’à ce que je te trouve
Je ne mangerai pas jusqu’à ce que je te trouve
Mon cœur ne battra pas jusqu’à ce que je te serre dans mes bras
Mes bras sont juste deux choses sur mon chemin
Jusqu’à ce que je puisse t’enlacer avec eux
Tu peux faire de ma chanson triste une chanson joyeuse
D’un monde mauvais un monde bon
Je te sens te déplacer là-bas
Tu es à moi—je sais que je te trouverai
Ma tête est ma seule maison jusqu’à ce que je te trouve
Je déteste que d’autres gens m’entendent chanter cette chanson
Mais si elle te parvient avant moi
Suis cette chanson jusqu’à Je t’aime
C’est là où je te trouverai
Ma tête est ma seule maison à moins qu’il pleuve
Cette superbe chanson d’amour relève à la fois de l’abstrait et du concret. «Tu peux faire de ma chanson triste une chanson joyeuse, d’un monde mauvais un monde bon»—c’est assez abstrait. «Mon cœur ne battra pas jusqu’à ce que je te serre dans mes bras»—difficile de trouver plus physique et concret.
Le chanteur oscille, comme souvent dans les poèmes et les chansons d’amour, entre l’Amour Idéal et l’objet spécifique de son affection. Parle-t-il d’un Amour Idéal, une abstraction pour laquelle il se languit, ou s’adresse-t-il à une personne réelle qu’il a perdu et dont il cherche à retrouver la trace?

Photographies gravées sur verres à apéritif, 1987
Je m’identifie à cet Autre. Il chante pour moi. Il me cherche, il va me trouver.
Mais ensuite voilà qu’il chante:
«Je déteste que d’autres gens m’entendent chanter cette chanson
Mais si elle te parvient avant moi…»
Ces paroles instaurent une étrange relation entre l’auteur, le chanteur et moi-même. Avant l’apparition de ces mots, je pouvais me laisser porter par mon identification à l’Autre. Et savourer cette intimité en supposant que c’était à moi qu’on s’adressait.
Mais suis-je toujours l’Autre qu’il recherche? Ai-je à présent rejoint ces nombreuses personnes qui l’entendent chanter sa chanson (qui est un véhicule pour la rejoindre)? Est-ce simplement le fruit du hasard si je me trouve sur cette voie de communication—peut-être sans faciliter sa quête, mais sans non plus entraver ou empêcher leurs retrouvailles?
Ou alors suis-je toujours (par identification) cet Autre, qui prend part désormais à une relation encore plus intime et exclusive avec le chanteur? Une relation qui exclut tous les autres, lesquels ne font que l’«entendre chanter cette chanson».
J’ai fait écouter cette chanson à plusieurs de mes amis. Ils estiment que j’interprète exagérément les paroles. L’un d’eux m’a même suggéré en plaisantant de passer la chanson à l’envers en réglant la vitesse à 45 tours: peut-être entendrait-on une voix annoncer que «Paul est mort». J’espère que vous me pardonnerez ces faiblesses.
⁂

J.-L. Godard, photogramme tiré de La Chinoise, 1967
Les contes commencent par «Il était une fois…» et s’achèvent par «… et ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants.» Durant mon enfance, j’avais foi en les débuts sans équivoque et en les fins heureuses.
En allemand, les contes commencent par «Es war einmal…» et s’achèvent par «… und wenn sie nicht gestorben sind, dann leven sie noch heute» («… et s’ils ne sont pas morts, ils sont toujours vivants aujourd’hui»).
Mais attendez une seconde, nous allons tous mourir et quand on est mort, on est mort. Cette réaction à l’allemand révèle probablement l’éducation pragmatique et positiviste que j’ai reçue. La paire si/alors wenn/dann ne semble pas avoir de sens dans ma compréhension des constructions logiques.
Ne nous voilons pas la face, quand on est mort, on est bel et bien mort.
Mais après un examen plus poussé, une nouvelle catégorie mélancolique de fins heureuses s’ouvre à moi. Cette «Vallée de la Mort» se trouve dans le Pays des Contes de Fées et, comme nous le savons tous, garçons et filles de tous les âges, tout est possible dans ce pays. Je peux donc imaginer un jeune bambin rassuré par l’idée abstraite selon laquelle, d’une certaine manière, dans un monde parallèle invisible, où la mort n’est pas un phénomène aussi fini que dans notre monde, ils pourraient être toujours vivants aujourd’hui.
(Lorsque j’étais enfant à Los Angeles, il y avait un panneau placé devant un café Denny’s sur lequel il était écrit:
«OUVERT 24H/24
QUAND C’EST DEMAIN C’EST AUJOURD’HUI»
Cela m’avait l’air assez abstrait. J’adorais les moments où mes parents passaient à côté de ce panneau en voiture. Cela me donnait beaucoup à réfléchir alors que, assise sur le siège arrière, je méditais sur le temps et l’espace comme une véritable Einstein en herbe.)
D’une manière ou d’une autre, «… et ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants» demeure plus une formule réconfortante pour une personne imprégnée de mythes hollywoodiens. En ce qui me concerne, j’admets que seules les fins heureuses constituent pour moi les fins valables. Je les désire ardemment, j’estime en avoir besoin, et par conséquent je ne ménageais pas mes efforts pour les identifier et les façonner. Mais au vu de ce que je sais à propos de la Vie et de l’Art, je sais que je devrais me débarrasser de cette habitude. Mais je n’y parviens pas. Je le refuse. Je suis en passe d’abandonner le «Prince à l’armure éclatante» qui viendra me secourir. Mais les Fins Heureuses sont sacrées.

La fortune est comme le verre—plus elle est brillante, plus elle est fragile.
Dans «Swimming to Cambodia», Spalding Gray semble souffrir d’un mal similaire.
Mais ma voix préconsciente et illogique ne voulait rien entendre et a donné naissance à une maladie que j’appellerai Pensée magique compulsive, qui deviendrait bientôt parfaitement incontrôlable.
Tout a commencé d’une manière relativement innocente dans le loft où j’habitais. J’ai découvert que j’étais incapable de sortir de chez moi sans éteindre ma petite radio KLH après un mot positif. Et savez-vous combien il est difficile de trouver ces mots de nos jours? Je me tenais simplement à côté de la radio, la main au-dessus du petit interrupteur, de sorte à l’éteindre en un clin d’œil quand j’entendais le mot positif.
«Le cours de la bourse est en hausse.» (clic)
«… envisage de déplacer les Marines vers un lieu plus sûr…» (clic)
«Vous êtes suivi par un médecin affilié à l’Association médicale américaine, mais ça ne veut pas dire que vous allez chez le meilleur.» (clic)
Aussi, face à l’impossibilité d’un tel scénario, qui s’achève littéralement sur une chevauchée à deux face au crépuscule, cet instant idyllique durant par implication pour toujours, que puis-je faire?
Spalding a découvert sa méthode du «clic». Mais elle est trop abrupte à mon goût; je pense lui préférer une technique inspirée du cinéma. Le long et lent fondu au noir. Un fondu déclenché au bon moment, et le voici, un Happy End. Une vie remplie d’ellipses…

Le nain Seneb, sa femme Senetyope et deux enfants, Égypte, 2560 av. J.-C.
* De Bilt est la ville où sont réalisées les prévisions météorologiques néerlandaises.
** Programmes télévisés consacrés à la musique pop.
Published on <o> future <o>, April 17, 2016.
- Translation
- Jean-François Caro
- License
- CC BY-ND 3.0 France
Ce texte fait partie de Les Protagonistes un ensemble de traductions et de textes publiés par François Aubart en parallèle de deux projets: le cycle de discussions Laissez-vous séduire par le sex appeal de l’inorganique du 26 septembre 2015 au 25 février 2016 au centre d'art Passerelle à Brest et l'exposition De toi à la surface, du 21 janvier au 10 avril 2016 au Plateau, Frac Île-de-France à Paris.