Très tôt dans ses premières expérimentations plastiques, l’artiste Matt Mullican s’est interrogé sur la relation entre la réalité matérielle et objective du monde dans lequel il vivait et ses productions artistiques. Il s’est littéralement demandé où se trouvaient les choses (paysages, êtres, objets) qu’il dessinait. «Où était cette réalité là?»1 Cette question l’a mené à «aller plus loin et dire que cette image est réelle et que je suis dans cette image et qu’elle a une masse et un poids et de l’air et une odeur […].»2 Dans son œuvre, cette démarche se traduit en particulier par une production de dessins dans lesquels Mullican explore de différentes manières la relation entre représentation et réalité, et plus spécifiquement la possibilité pour le dessin d’être un support de projection et d’identification capable de générer une réponse empathique.

Matt Mullican, Untitled (Stick Figure Drawing), 1974, Courtesy Mai 36 Galerie, Zurich
Alors que Mullican dessinait des séries de bonhommes—en anglais le mot utilisé par l’artiste est visuellement très parlant, ce sont des «Stick Figures»—, il décide de donner un nom à ce personnage récurrent dans son travail, suggérant que la démarche de nomination de ce personnage transforme la nature de cette représentation, la rendant plus disponible à une forme de projection et d’empathie. Le personnage de Glen apparaît. Le nom donne au dessin une forme d’humanité, il insiste sur la dimension anthropomorphique du personnage et le rend, potentiellement, plus proche de l’artiste et de ses interlocuteurs. Mullican va également inscrire sur la feuille une phrase décrivant un état du personnage et faisant référence à une action, à un sentiment ou une sensation. Mullican s’intéresse aux limites de l’espace, mais ces limites n’existent qu’en tant qu’elles séparent la réalité objective d’une autre réalité qui serait subjective. Ainsi, dans les dessins qu’il réalise au cours des années 1970, Mullican met en abîme cette délimitation de l’espace physique. Il ne s’intéresse pas seulement aux contours de la feuille de dessin elle-même, il délimite fréquemment un lieu fictionnel dans l’espace de la page, s’autorisant ainsi à aller au-delà de l’analogie entre dessin et fiction.3 Dans Untitled (Mirror Reflecting Things Outside the Frame) issu de la série Fictional Reality, Physical Experiments series (1974-1975), Mullican représente un lieu auquel il donne une profondeur et y place au sol un miroir de forme ovale dont la face réfléchissante est tournée vers le côté extérieur de la pièce. On peut discerner que quelque chose s’y reflète. Dans ce dessin, Mullican désigne à la fois l’espace matériel de la feuille de papier qui appartient à notre réalité objective, l’espace représenté de la pièce dans laquelle se trouve le miroir, ainsi qu’un espace hors-champ dans le dessin lui-même qui nous est donné comme partiellement visible à travers le miroir. D’autres types d’expérimentations permettent d’aborder différemment cette question du hors-champ dans le travail de Mullican: il dessine des «détails fictionnels» («Fictional Details») qui dotent l’objet dessiné d’un caractère qu’on dirait «réaliste», voir «super-réaliste».4 Parmi ces dessins, on trouve par exemple le détail d’une aile d’Ange (Untitled [Detail of an Angel’s Wing], 1975) ou l’entrée de l’Enfer (Untitled [Entrance to Hell], 1976): ainsi lorsque Mullican s’adonne au «super-réalisme» dans sa manière de représenter, les objets qu’il choisit de représenter appartiennent à un champ qui n’est pas celui de la réalité objective mais au champ des mythes et de la spiritualité.

Matt Mullican, Entering the Picture: Entrance to Hell, 1976, Artists Space, New York
En 1976, dans le cadre de son exposition à Artists Space, New York, Mullican présente Entering the Picture: Entrance to Hell, une performance lors de laquelle il s’assoit sur une chaise face au dessin représentant l’entrée de l’Enfer, et prenant comme point de départ ce qu’il voit dans le dessin, s’engage dans une déambulation au sein même de l’image, tentant d’explorer l’espace qui se déploie au-delà des limites du cadre. Mullican part d’une hypothèse assez simple: le fait que cet espace ne soit pas dessiné ne signifie pas qu’il n’existe pas; c’est le dessin qui n’en donne à voir qu’un fragment, un détail.
If you want something to happen, you draw a picture of it and, lo and behold, it will happen.5

Matt Mullican, Untitled (Entrance to Hell), 1976, crayon sur papier, Courtesy Mai 36 Galerie, Zurich
Il y a quelque chose d’ambigu dans le travail de Mullican que je souhaiterais aborder ici: Mullican tente de rendre la distance entre réalité objective et réalité subjective la plus poreuse possible, voire de rendre leur séparation obsolète; néanmoins on pourrait aussi envisager la notion de distance différemment et dire qu’à travers sa démarche Mullican introduit aussi une distance dans la manière de percevoir le monde matériel. On pourrait ainsi dire qu’il prend de la distance. Le terme de «distance» semble ainsi poser un problème: d’un côté, on voudrait la supprimer, et de l’autre, on souhaiterait en introduire une autre de nature différente. Mullican malmène la distance produite par une norme qui prétend produire une distinction fondamentale entre ce qui relève d’un côté de l’objectif, du tangible, du scientifiquement prouvé, et ce qui, de l’autre, concerne le subjectif, ce qui relève des domaines tels que l’imagination, le rêve ou la croyance. La distance introduite par Mullican est plutôt une résistance face à cette distribution normative et disciplinée des places et des rôles qui sont donnés à l’objectif et au subjectif. Il introduit de la complexité et offre la possibilité d’une errance, d’une aventure et d’une expérience. Il déplace et rend possible: «it will happen».

Matt Mullican, Sleeping Child, 1973
En 1973, Mullican juxtapose deux objets, un oreiller et une poutre en bois; il pose l’oreiller à terre et positionne la poutre de façon à ce qu’une extrémité s’appuie sur l’oreiller. L’œuvre est intitulée Sleeping Child. Avec cette œuvre, que l’on retrouve de manière récurrente dans les expositions, mêmes récentes, de l’artiste, Mullican éprouve un exercice de personnification: il met en relation deux objets de nature très différente; d’un côté, l’oreiller est utilisé pour lui-même, en lien avec sa fonction usuelle qui est associée au sommeil: de l’autre, la poutre en bois, associée à l’oreiller, devient le symbole d’un corps humain, à la manière des bonhommes en bâton de l’artiste. Malgré l’absence d’un objet qui figurerait la tête, le simple fait de positionner une extrémité de la poutre sur l’oreiller permet d’évoquer le visage. Un morceau de bois repose; un corps dort; ici le titre joue un rôle crucial et permet de donner à ce corps une identité plus précise: ce n’est pas n’importe quel corps qui dort mais celui d’un enfant. Nous pouvons à notre tour spéculer sur cette représentation du sommeil dans l’œuvre de Mullican et nous demander si l’état dans lequel le sommeil plonge le corps n’est pas justement un état transitionnel et paradoxal, ni animé, ni inanimé, vivant mais plongé dans une forme de passivité qui n’est pas une inactivité. Sleeping Child apparaît comme une œuvre programmatique qui préfigure le travail de Mullican juxtaposant la photographie du visage d’un cadavre et celle du visage d’une poupée se demandant laquelle de ces deux images provoquent le plus d’empathie. La dimension paradoxale de la représentation du sommeil anticipe aussi les expériences de l’artiste avec la transe hypnotique qui débutent en 1978.
Dans le recueil de poésie intitulé en anglais Tender Buttons et publié en 1914, Gertrude Stein évoque un grand nombre d’objets appartenant à l’univers domestique et quotidien, et parmi eux un coussin.
Un coussin avec cette housse. À supposer qu’on ne veuille pas en changer, à supposer qu’elle est très propre qu’il n’y a aucun changement en apparence, à supposer que c’est régulier et qu’un vêtement est cela le pire qu’une huître ou un échange. Devient la saison que y a-t-il une extrême utilité à la plume et au coton. N’y a-t-il pas bien plus de joie dans une table et plus de chaises et sans doute une rondeur et une place où les poser.6
J’ai lu la première section du recueil Tender Buttons intitulée «Objects» et aussi écouté un enregistrement de la lecture à haute voix de cette même section. À chaque fois que j’ai l’opportunité de lire les textes de Stein, ou d’en entendre la lecture, je fais le constat d’une contradiction aiguë: ses textes poétiques, ou en prose tel que sa conférence intitulée «Composition as Explanation», juxtaposent deux qualités qui semblent opposées; d’un côté l’importance de la description, la dimension très concrète, presque brutale dans son approche matérialiste des choses et sa manière d’évoquer les caractéristiques physiques des objets; de l’autre une désorganisation profonde de la grammaire, faisant obstacle à la saisie du langage par la conscience dans le contexte d’un fonctionnement référentiel de la langue et à la production du sens. La poésie de Stein ne soumet pas son appréhension visuelle, et plus largement sensorielle, de l’espace et des objets aux règles de la grammaire ni à aucun modèle littéraire existant; des mots sont associés, juxtaposés, rendus contigus, et traduisent dans le système qu’est le langage la façon dont Stein se saisit des choses sans opérer de distinction stricte entre les objets et les sujets, sans opérer de hiérarchie entre les sens, entre ce qui est de l’ordre d’une perception physique, ou d’une projection mentale. L’écriture poétique de Stein ne permet pas de faire la distinction entre ce qu’elle voit et ce qu’elle pense ou imagine. Différemment de Mullican, elle partage ce désir de faire s’effondrer la distance entre réalité objective et réalité subjective. Stein défait les liens logiques, défait la syntaxe, rejoue les associations complètement différemment et rend ainsi beaucoup plus difficile le passage du langage aux images. Elle n’empêche pas complètement cette circulation entre le verbal et le visuel mais elle la contraint à un point tel qu’il s’agit alors pour le lecteur de transformer radicalement son approche des mots, des phrases et du poème. Comme Mullican, Stein ne refuse pas le cadre de la représentation, elle s’y engage au contraire en remettant en question l’opposition entre objectivité et subjectivité. L’écriture de Stein, comme la pratique artistique de Mullican, emprunte les codes de la représentation réaliste, explorant l’univers matériel des choses ordinaires, et en teste les limites intérieures, non pas celles qui distinguent le réalisme de l’abstraction, ou du non-sens, mais celles qui séparent l’ordinaire de l’infra-ordinaire.
Ce qu’il s’agit d’interroger, c’est la brique, le béton, le verre, nos manières de table, nos ustensiles, nos outils, nos emplois du temps, nos rythmes. Interroger ce qui semble avoir cessé à jamais de nous étonner. Nous vivons, certes, nous respirons, certes; nous marchons, nous ouvrons des portes, nous descendons des escaliers, nous nous asseyons à une table pour manger, nous nous couchons dans un lit pour dormir. Comment? Où? Quand? Pourquoi?7
Mullican a inlassablement interrogé le besoin des êtres humains de construire des visions systémiques du monde, des cosmologies, inventer des langues et d’autres systèmes de signes, construire des villes, etc. Il a en particulier mis en doute la séparation stricte entre sujet et objet, monde objectif et monde subjectif, soulignant le caractère très ambigu des cadres de la représentation à la jonction entre ces dimensions. Une œuvre de Mullican pourrait amener sa pratique au plus près d’une pratique poétique: en 1973, la même année qu’il réalise Sleeping Child, il écrit un texte qu’il intitule Essex (Details of an Imaginary Life from Birth to Death) dans lequel il fait la liste, commençant par «Her birth» et finissant par «Her death», des événements, des personnes et des objets qui ponctuent la vie d’une personne générique («her» ne désigne pas une femme mais un être humain quel qu’il soit).
Her birth
Her family
Her house, home
Learning to crawl
The heat from the kitchen stove
Learning to walk
[…]
The pillow on her parent’s bed
Making friends
Crying when feeling lost
The people living down the street
Learning to read words
The dining room table
[…]
Si l’écriture de Mullican paraît plus conventionnelle que celle de Stein, elle partage néanmoins avec elle—au-delà du coussin et de la table réunis dans les deux citations des auteurs—un désir commun de figurer un monde dans lequel les distinctions entre sujets et objets seraient faibles, permettant d’imaginer de nouveaux liens et d’accorder aux choses inanimées une place inédite.
Si Stein fait partie de ces références vers lesquelles je reviens avec plaisir et curiosité, c’est en pensant au travail de Geoffrey Farmer que la référence à Tender Buttons s’est présentée à moi.
Kathy Acker rang my head like a bell.
It happened sometime in the spring of 1990, while she was reading out loud, a passage to our class from Gertrude Stein’s 1914 book Tender Buttons.
I had just read it myself and thought little of it. In fact I clearly remember not liking it.
The book is comprised of three parts: Objects, Food and Rooms. I didn’t understand what any of the passages had to do with any of the subjects that they were listed under. When Kathy read, she did so simply, without sentiment and with a New York accent that delivered the words with matter-of-factness.
She was sitting at the end of a long conference table at the San Francisco Art Institute, and I was with half of the class, looking out through the window at Alcatraz, our backs facing the wall with the then entombed painting, The Rose (1958-1966) by Jay Defeo.
Kathy read:«The care with which the rain is wrong and the green is wrong and the white is wrong, the care with which there is a chair and plenty of breathing. The care with which there is incredible justice and likeness, all this makes a magnificent asparagus, and also a fountain.»
Then the sound of a bell.
«The care with which the rain is wrong and the green is wrong and the white is wrong…»
I’m thinking about this now, in New York, while I look out at the rain from the circular window of my hotel room.
Geoffrey Farmer8
En 2009, Geoffrey Farmer a passé à peu près un mois au centre d’art le Parc Saint Léger à Pougues-les-Eaux sur mon invitation, afin de produire une nouvelle pièce pour une exposition collective.9 Pendant cette période, Geoffrey a établi une relation particulière avec l’environnement du centre d’art, accordant une attention accrue aux éléments les plus ordinaires de son intimité dans le contexte de la résidence, tout en prenant soin d’explorer deux lieux culturellement identifiés ayant en commun leur connexion à Bernadette Soubirous. Cette dernière a une présence très particulière dans le contexte de Nevers, qui est la ville la plus proche du centre d’art.10 Geoffrey a souhaité voir la châsse dans laquelle son corps, présumé intact par l’Église, a été déposé depuis 1925. Il a également visité l’église Sainte-Bernadette du Banlay conçue par Paul Virilio et Claude Parent, construite en 1966 dans le quartier du Banlay à Nevers et dédiée à Bernadette Soubirous. L’œuvre intitulée The Blinking Eye of Everything rassemble un ensemble d’éléments hétérogènes qui témoignent d’une enquête qui a pris forme à partir du fil rouge tiré à partir du personnage de Bernadette, elle-même l’héroïne d’un film américain intitulé The Song of Bernadette dont Geoffrey connaissait l’importance pour le poète américain Gregory Corso.11 The Blinking Eye of Everything offre une forme dispersée de récit, au centre duquel s’affirme l’enjeu d’une vision à la fois physiologique et psychique. Geoffrey a fabriqué des instruments de vision: des sortes de lunettes stéréoscopiques faites à partir de matériaux ordinaires: brindilles de bois, culots de bouteilles en verre, filtres de couleur rouge et bleu. Ces lunettes étaient destinées à être utilisées pour regarder des photographies réalisées par l’artiste pendant ses explorations de la source naturelle de Saint Léger, aujourd’hui fermée et hors d’usage. Geoffrey a aussi sorti la fenêtre de sa chambre de ses gonds pour la transposer dans l’espace d’exposition: il a tenté de couvrir la vitre de cette fenêtre de dizaines de fragments de verres de bouteille cassés dont l’assemblage imite le motif d’un vitrail.12 Ailleurs, sur le rebord d’une fenêtre au premier étage de l’espace d’exposition, des cartes postales étaient rendues à peine visibles et difficilement accessibles: ces cartes avaient été réalisées à partir d’images trouvées sur internet qui avaient en commun un motif de champignon. Ce motif se déplaçait et se transformait: la forme de l’église Sainte-Bernadette du Banlay, le nuage nucléaire au dessus d’Hiroshima et de Nagasaki (les mots du poème Bomb de Gregory Corso s’organisent sur la page pour donner forme à un champignon), un pénis en érection, des champignons vénéneux, ou hallucinogènes. Malgré la dispersion des objets et des images dans l’espace et les liens faibles qui les connectent les uns aux autres, l’ensemble des éléments constituant l’œuvre tendaient vers l’expérience de l’hallucination, d’une vision altérée et perturbée du réel, dans un contexte qui ne prétendait pas à l’extraordinaire, mais au contraire ancrait la possibilité d’une expérience mystique dans le temps et l’espace du quotidien.
Comment entendre (décrire/construire) une expérience qui se donne comme venant d’ailleurs, non appropriable, une expérience qui demande au contraire cette forme de «dépossession» que l’on nomme «reddition de soi»?13
À ma connaissance, Geoffrey n’a jamais remontré le travail qui a émergé de la résidence au Parc Saint Léger; je ne suis même pas certaine qu’il ait emporté avec lui les objets qu’il a produit (cartes postales, poster, lunettes stéréoscopiques…); certains d’entre eux étaient d’ailleurs littéralement non appropriables: une maquette architecturale de Sainte-Bernadette du Banlay empruntée à la ville de Nevers, la fenêtre de sa chambre, ou un porte-serviette lui aussi déplacé dans l’exposition. Il n’est d’ailleurs peut-être pas surprenant que cette œuvre The Blinking Eye of Everything eut une dimension intime, voire érotique, aussi affirmée: dans ce lieu suranné, site de l’ancien établissement thermal de Saint Léger, puis d’un casino, il y a une propension à l’ennui et au désœuvrement favorable à la projection imaginaire. En anglais, le mot eye lorsqu’il est entendu peut se confondre avec «I» qui signifie «je». On cligne des yeux lorsqu’on est ébloui par le soleil ou bien car quelque chose perturbe la vision; mais comment comprendre ce clignement s’il glisse sur le «je»? Un sujet aveuglé, ébloui, ivre? Et si boire l’eau de cette source, désormais fermée mais toujours en existence, avait pu plonger dans un état inédit d’ivresse?
The care with which the rain is wrong and the green is wrong and the white is wrong…14
Dans l’œuvre Boneyard, présentée lors de l’exposition «Cut nothing, cut parts, cut the whole, cut the order of time» à la galerie Casey Kaplan en 2014 à New York, Geoffrey Farmer a minutieusement découpé chaque figure au sein d’une série de livres sur l’histoire de la sculpture parue dans les années 1960 et intitulée Capolavori della Scultura. Il prélève une à une ces figures de la surface du papier pour leur faire prendre place dans l’espace d’exposition. Précédemment fixées dans le récit linéaire de l’histoire, ces 813 figurines en papier s’échappent du cadre de la représentation et de l’ordonnancement des savoirs et proposent une autre expérience aux spectateurs. Farmer incarne alors la figure d’un géologue de l’art, allant puiser dans les innombrables couches de l’histoire pour en perturber la succession rigide et permettre de fabriquer de nouvelles généalogies. Dans ce contexte, il n’est peut-être pas étonnant que Farmer ait été inspiré par l’œuvre de Stein dont l’écriture immerge le lecteur (et elle-même) dans ce qu’elle a désigné comme un «présent continu», une préoccupation pour «la composition et le sens du temps».15
La seule chose qui est différente d’une époque à l’autre est ce que l’on voit et ce que l’on voit dépend de la manière dont chacun fait chaque chose. Ceci rend la chose que nous considérons très différente et ceci fait ce que ceux qui la décrivent en font, ça fait une composition, ça brouille, ça montre, c’est, ça a l’air, ça l’aime comme c’est, et ceci rend ce que l’on voit comme on le voit. Rien ne change de génération à génération sinon la chose vue et cela fait une composition.16

Geoffrey Farmer, Boneyard
Stein écrit presque uniquement au présent: très peu d’utilisation du temps passé, pas de temps futur mais un présent que l’on va tout à tour caractériser à travers les adjectifs «prolongé» et «continu»17 pour mettre l’accent sur certaines formes grammaticales qu’elle emploie pour distinguer différentes temporalités, et sur son usage systématique de la répétition.
La composition n’est pas là, elle va être là et nous sommes ici.18
La notion de «présent continu» fait écho dans l’œuvre de Farmer dont le long et minutieux travail de découpage des figures désordonne le récit chronologique de l’histoire de l’art et nous absorbe dans une nouvelle composition caractérisée par la tentative de réunir toutes les figures dans une même étendue au sein de laquelle la temporalité historique est écartée. Une chose inerte, abandonnée au passé, est rendue vivante. La répétition, pour Stein comme pour Farmer, est une transformation, un recommencement, l’affirmation que face à un monde qui semble donné, il est possible de tout remettre en question.
Un jour Friedrich Nietzsche déclara, «Dieu est mort» puis FUCK devint le mot le plus important de la langue anglaise.19
Geoffrey Farmer accompagne Boneyard d’un index, c’est-à-dire une série de notes qui sont numérotées de 1 à 47. Ces notes nous introduisent à une grande variété de registres textuels dont les sources ne sont pas explicitement données: fragments allant du paragraphe à une simple juxtaposition de mots; récits historiques, textes poétiques, réflexions d’ordre philosophique, ou petite annonce. L’index, ponctué de mots issus d’un registre familier voire vulgaire, laisse émerger une série d’interjections, de commentaires ou d’anecdotes, elliptiques et parfois difficilement déchiffrables, mais dont les références à l’érotisme, à la sexualité, à la violence ou au sacré permettent une seconde lecture de l’œuvre.

Geoffrey Farmer, Boneyard
Gertrude Stein, Matt Mullican et Geoffrey Farmer ont en commun une certaine obstination: ils persistent et se répètent, et font preuve de résistance, voire de révolte. Ils n’hésitent pas à introduire dans leur travail les registres de l’ordinaire, du familier, voire du vulgaire—dans le travail de Mullican en relation avec l’hypnose, les injures foisonnent—, mais aussi de l’érotisme—Mullican raconte dans ses carnets de notes ses rêves à dimension érotique, il travaille aussi à partir d’images de magazines pour adultes dans ses séries de Bulletin Boards. Stein, Mullican et Farmer sont des sujets obstinés, désobéissants, et enthousiastes.
Leurs œuvres proposent des récits syncopés, des récits de déliaison où cohabitent de manière très paradoxale le choc brutal et la répétition. Ce sont des récits d’extase dans lesquels la question du hors de soi est fondamentale: leurs approches plastiques, poétiques font place à une figure oralisée, dispersée et défaillante, et laissent à distance le sujet possédant le pouvoir et le savoir—unique, conscient et autonome.
Un rêve est-il enfant? Représenter, des habitudes personnelles, ne pas être conscient, s’éveiller, messages subliminaux, transes, hypnagogique, sommeil, délires et comas.20
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Matt Mullican, entretien avec João Ribas, «Matt Mullican, A Drawing Translates the Way of Thinking», Drawing Papers, №82, The Drawing Center, 2008, p.7. ↩
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Ibid., p.10. ↩
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Le fait de dessiner un lieu fictionnel sur la feuille semble correspondre à un type de représentation figurative traditionnelle, cependant il me semble important de mettre l’accent ici sur la dimension expérimentale de cette pratique de la représentation dans la démarche conceptuelle de Matt Mullican. ↩
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Mullican emploie le terme «super» pour qualifier un type de rapport de l’image à la réalité qui tend à tester la distinction entre la réalité objective et le cadre de la représentation. Dans le cadre de ses performances sous hypnose, il parle par ailleurs d’un «super théâtre», c’est-à-dire un théâtre dans lequel un acteur joue un personnage sans être capable de faire la distinction entre la personnalité de ce personnage et la sienne propre. ↩
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Ibid., p.11. ↩
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Gertrude Stein, Tendres boutons, trad. Jacques Demarcq, Paris, Nous, 2005, p.10. ↩
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Georges Perec, L’Infra-ordinaire, Paris, Seuil, 1989, p.12. ↩
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Texte écrit par Geoffrey Farmer pour son exposition Cut nothing, cut parts, cut the whole, cut the order of time chez Casey Kaplan, 30 octobre—20 décembre 2014. ↩
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Le Chant de la carpe, Parc Saint Léger, 2009. ↩
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Bernadette Soubirous a en effet trouvé refuge en 1866 au sein de la Congrégation des Sœurs de la charité à Nevers. Depuis sa mort, l’Église considère que son corps a été conservé intact. Elle en a fait un symbole en déposant le corps de Bernadette dans une châsse transparente, visible par tous, devenant ainsi un lieu de pèlerinage. ↩
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Gregory Corso (1930–2001) fut un membre important de la Beat Generation aux côtés des poètes et auteurs Jack Kerouac, Allen Ginsberg ou William Burroughs. ↩
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Lors de la visite de Sainte-Bernadette du Banlay nous avons appris que les vitraux de l’église avaient été vandalisés et jamais restaurés à l’original. Paul Virilio portait une attention particulière aux vitraux, lui-même ayant suivi une formation de maître verrier à l’école des métiers d’art. ↩
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Isabelle Stengers, «William James—Naturalisme et pragmatisme au fil de la question de la possession», in Didier Debaise (éd.), Philosophie des possessions, Dijon, Les presses du réel, 2011, p.65. ↩
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Gertrude Stein «A light in the moon», in Tender Buttons, 1914 ↩
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Gertrude Stein, «Composition et explication», trad. Mark Eikhenbaum Voline, Luna-Park, №4—Cahiers du Grif, №21–22, 1978, p.22. ↩
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Ibid., p.22 et p.25. Dans le texte en français, seules quelques différences existent entre les deux paragraphes; ces différences sont le fait de la traduction. En anglais, le texte est identique aux deux endroits: «The only thing that is different from one time to another is what is seen and what is seen depends upon how everybody is doing everything. This makes the thing we are looking at very different and this makes what those who describe it make of it, it makes a composition, it confuses, it shows, it is, it looks, it likes it as it is, and this makes what is seen as it is seen. Nothing changes from generation to generation except the thing seen and that makes a composition.» http://www.poetryfoundation.org/resources/learning/essays/detail/69481 ↩
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«Une composition d’un présent prolongé est une composition naturelle dans le monde tel qu’il a été ces trente dernières années c’était de plus en plus un présent prolongé. Je créai alors un présent prolongé naturellement je ne connaissais rien d’un présent continu mais il m’est venu naturellement d’en faire un, c’était simple et clair à mes yeux et personne ne savait pourquoi il était fait comme ça, je ne le savais pas moi-même bien que naturellement il m’ait été naturel.» Ibid., p.25-26. ↩
-
Ibid., p.24 et p.25. ↩
-
Geoffrey Farmer, «Boneyard Index» [2014], Mousse, №46: «Artists’ Words», décembre 2014—janvier 2015. ↩
-
Idem. ↩
Published on <o> future <o>, April 16, 2016.
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- [CC BY-ND 4.0](https://creativecommons.org/licenses/by-nd/4.0/)
Ce texte fait partie de Les Protagonistes un ensemble de traductions et de textes publiés par François Aubart en parallèle de deux projets: le cycle de discussions Laissez-vous séduire par le sex appeal de l’inorganique du 26 septembre 2015 au 25 février 2016 au centre d'art Passerelle à Brest et l'exposition De toi à la surface, du 21 janvier au 10 avril 2016 au Plateau, Frac Île-de-France à Paris.