I
Avant ce caniculaire mois de juillet à Los Angeles, j’avais écrit trois textes sur Stuart Sherman. Le premier a vu le jour en 1979, sur une petite machine à écrire bleu électrique offerte par une condisciple nommée Deborah Young, avec qui je suivais le cours de théorie du cinéma de Noël Carroll à New York University. Elle ressemblait fort à la machine que l’on aperçoit dans Typewriting (Pertaining to Stefan Brecht) (1982). J’étais une étudiante fauchée et Deborah vidait son petit appartement de Little Italy, à New York, avant de partir s’installer à Rome, où elle vit depuis, comme critique spécialisée dans le cinéma russe et du Moyen-Orient. Ce texte avait été écrit en français et sa traduction anglaise a été publiée dans la revue October.1
C’est sur la même machine à écrire qu’a été tapé le deuxième texte, publié dans les Cahiers du cinéma2 sous la forme d’un article en deux parties qui figure dans les numéros de septembre et d’octobre 1982, intitulé «Petit dictionnaire du cinéma indépendant new-yorkais—à l’usage de ceux qui veulent en savoir plus long». La rubrique consacrée à Stuart était baptisée «L’obsession magnifique».
Peu de temps après, ma machine à écrire bleue a rendu l’âme, aussi ai-je modernisé mon matériel en acquérant un ordinateur de bureau assemblé à un prix modique par l’ami d’un ami. On le voit dans Libération (Portrait of Bérénice Reynaud) (1993), que Stuart a tourné dans mon appartement de l’East Village environ un an avant mon départ pour Los Angeles en septembre 1992. J’avais disposé le clavier et l’écran à un angle de quatre-vingt-dix degrés l’un de l’autre afin de pouvoir taper sans avoir la vue obstruée par mon écran. À mon déménagement, j’ai dû faire le tri dans mes affaires et c’est ainsi que je fis l’acquisition de mon premier ordinateur portable. Ce fut à mon tour d’offrir l’ordinateur de bureau à Stuart—et, comme on pouvait s’y attendre, il s’est tout de suite amusé avec, ravi des nouvelles possibilités qu’il lui offrait.
C’était la deuxième fois que j’offrais à Stuart un objet dont il pouvait se servir. Au début de notre amitié, pour son anniversaire en novembre 1977, je suis allée sur la 42e rue lui acheter un petit jouet en plastique qui lui ferait plaisir. Je le lui ai offert soigneusement emballé dans un paquet cadeau. «Qu’est-ce que c’est?», demanda-t-il. «Ça bouge», répondis-je. «Oh mon Dieu, dit-il avec une terreur feinte, dis-moi que ce n’est pas un animal.» C’était un dentier mécanique. Il devait réapparaître dans The Eleventh Spectacle, et Stuart s’en procura d'autres par la suite pour les incorporer à ses performances. Cette anecdote donne une certaine idée du rapport de Stuart aux objets. Ceux-ci n’étaient pas simplement «trouvés» ou achetés—il acceptait volontiers les cadeaux qu’il intégrait ensuite à son vocabulaire abstrait. Cette générosité implicite—il est tout aussi généreux d’accepter un cadeau que d’en offrir un, et Stuart était doué pour l’un comme pour l’autre—est la raison pour laquelle il parvenait à trouver des performers pour ses spectacles et ses films, et le plaisir qu’on retirait à travailler avec lui. Il vous donnait des instructions extrêmement précises—dans le spectacle auquel j’ai participé, je devais renverser une pile d’assiettes en papier disposées en face de moi. La position de ma main était soumise à une chorégraphie laborieuse, et il a fallu d’innombrables répétitions pour bien la maîtriser. Mes doigts devaient rester collés les uns contre les autres sans s’écarter. Je devais garder la tête dans une certaine position et la renverser en arrière à un moment précis. Malgré ces contraintes, il y avait de la liberté et du respect. Il ne vous demandait pas de jouer, de sonder les abîmes de votre psyché pour façonner un personnage à partir de vos découvertes. Vous étiez un corps dans l’espace—mais il vous avait choisi pour ce que vous étiez, pour l’histoire que racontaient les traits de votre visage, pour votre manière de bouger, de parler.3
Voilà pourquoi on peut considérer Scotty Snyder comme l’archétype du performer de Sherman. Ancienne femme au foyer originaire de Summit, dans le New Jersey, Snyder avait pris des cours au Summit Art Center où elle avait fait la rencontre de Bob Wilson, qui la recruta pour Deafman Glance (1971). Peu après s’être installée dans un petit studio à Greenwich Village, elle est devenue une figure de la scène artistique downtown (elle rendait parfois hommage, sur le ton de la plaisanterie, à l’ouverture d’esprit mêlée de parfaite indifférence dont son mari faisait preuve vis-à-vis de cette nouvelle vie qu’elle s’était construite dans son troisième âge). Ses rides et ses cheveux grisonnants (sagement noués en chignon) trahissaient son âge et elle dissimulait sa corpulence avec des vêtements amples et confortables. Cela ne l’empêcha pas de devenir une icône de l’œuvre de Stuart, apparaissant dans nombre des films et performances de ce dernier, une sorte de «partenaire à la ville et à la scène» de substitution—un aspect que Stuart, non sans esprit, reconnut en intitulant l’une de ses vidéos Son of Scotty and Stuart (1994)—en guise de clin d’œil à l’un de ses plus célèbres courts-métrages, Scotty and Stuart (1977).
L’élimination délibérée de la subjectivité et de la psychologie dans les films et les performances demeure un acte de défiance. C’était un geste essentiel dans le processus créatif de Stuart—et la raison pour laquelle certains commentateurs se lamentent qu’il est quasiment impossible, par exemple, d’obtenir la moindre information sur son enfance. Les confessions intimes n’étaient pas son style—et il n’attendait rien de la sorte de ses amis, de ses collègues ou de ses performers. L’amitié et la collaboration prenaient une tournure différente—vous ne vous résumiez pas à votre biographie, vos problèmes émotionnels ou votre existence physique. Lorsqu’on observe les images de Scotty—qui nous a quittés depuis longtemps—saisies par Stuart dans ses films ou sur les photographies des performances auxquelles elle a participé, on se rend compte que la mise en scène de Stuart révélait une dimension essentielle de Scotty: sa force et sa générosité imperturbables; son non-conformisme qui l’a poussée à se libérer du carcan de bourgeoisie BCBG; une blessure secrète qu’elle balayait d’un sourire.
On trouve des idées similaires dans deux des portraits filmés les plus énigmatiques de Stuart. Edwin Denby (1978)4 a été tourné cinq ans avant le suicide du poète et critique de danse; d’après les rubriques nécrologiques officielles, il était malade des années durant et craignait de voir ses facultés intellectuelles se dégrader. Ce film muet, en noir et blanc, qui ne dure qu’une minute trente s’ouvre sur un panoramique vertical qui part des carreaux moulés en fonte et peints en blanc composant le plafond d’un de ces nombreux lofts d’artistes que l’on pouvait voir à l’époque à SoHo; puis la caméra passe devant une grande fenêtre avant de s’arrêter sur un vieil homme frêle, aux cheveux et à la barbe blancs, tout de noir vêtu, assis à une table vide au milieu d'un espace vide. La caméra reste constamment à distance de son sujet et saisit Denby de profil tandis qu’il regarde vers la gauche de l’écran. Il soulève une tasse blanche puis la retourne de haut en bas: elle est vide. Lentement, il la repose sur la table. S’ensuit une coupe (presque) imperceptible accompagnée d'un trucage artisanal: il y a désormais quatre feuilles blanches sous la tasse. De la main droite, Denby porte la tasse à ses lèvres et fait mine de boire tout en repoussant les feuilles de la main gauche. Coupe sèche. La tasse a disparu, et à présent Denby se penche sur la table et se met à «écrire» avec l’index de la main droite. La caméra suit ses gestes puis se met à bouger dans l’espace en imitant les mouvements de son écriture; elle retourne sur le plafond en panoramique vers le haut tout en poursuivant les mêmes mouvements, puis s’arrête sur le même plan qui avait ouvert le film. Quand j’ai vu ce film pour la première fois, je ne connaissais pas Edwin Denby mais j’ai été marquée par la mélancolie qu’il dégageait, et pendant des années, ce fut, avec Scotty and Stuart, mon film préféré. Il montrait un homme au terme de sa vie, mécontent du «rien» que produit l’écriture tout en demeurant obsédé par elle.
Avec Typewriting (Pertaining to Stefan Brecht) (1982), Stuart rendait hommage à la vie et à la psyché complexes d’un autre écrivain. Exécuteur testamentaire de son illustre père, Brecht menait une existence fragmentée—il partageait une luxueuse maison de Greenwich Village avec sa femme, la costumière Mary Brecht, dont il s’éloignait progressivement, et louait une chambre (son «bureau d’écriture») dans le mythique Chelsea Hotel. Il noua des liens très forts avec la bohème théâtrale d’avant-garde, de Charles Ludlam à Richard Foreman, et signa des essais sur le sujet tout en composant des poèmes inspirés par son environnement new-yorkais. Le film s’articule autour de l’absence totale de son référent. Tourné dans une suite hôtelière quelconque, il s’ouvre sur l’image d’une machine à écrire et d’une lampe de bureau. La caméra opère un panoramique la droite, à travers un couloir sombre; coupe sur une vue des toits de Manhattan surmontés de citernes à eau, puis retour dans la chambre. Coupe sur les semelles d’une paire de chaussures d’homme en gros plan, puis la caméra remonte en panoramique le long du corps d’un jeune homme barbu, allongé dans un lit, fumant un gros cigare (semblable à ceux dont Brecht raffolait), et suit les volutes de fumée qui s’élèvent. Nous restons avec la fumée qui flotte et se déforme, vaguement conscients que cette image est un composé de plusieurs plans, au moins deux. Quand la caméra redescend, elle se pose à présent sur le visage d’une jeune femme aux épais sourcils et au regard intense, qui fume un cigare similaire tout en regardant droit dans l’objectif. On entend alors le bruit d’une machine à écrire. Les mouvements de caméra précédents sont inversés; nous continuons de descendre le long du corps de la jeune femme jusqu’à la plante de ses pieds, puis nous opérons un panoramique vers la gauche, dans la chambre, à travers la fenêtre, cette fois avec une variation (un zoom se rapprochant puis s’éloignant du paysage urbain). Coupe sur le couloir sombre puis panoramique vers la gauche. À ce moment le bruit s’arrête… Le film s’achève sur le plan initial de la machine à écrire posée sur le bureau, délaissée, inerte. L’écrivain et l’acte d’écrire à la machine sont tous deux invisibles, mais une étrange alchimie transformatrice a eu lieu, qui évoque le troublant et impénétrable mystère de l’écriture.
Revoyant en 2009 (l’année de l’écriture de ce texte) le portrait que Stuart m’avait consacré, Libération (Portrait of Bérénice Reynaud), je fus frappée par son extrême exactitude. Ma vie, ma coupe de cheveux, mon apparence physique, mon environnement avaient beaucoup changé, je n’écrivais plus à Libération, le chat qui me tenait compagnie étais gris et je vivais dans une autre ville, et pourtant l’essentiel est là: les séances d’écriture obsessionnelles devant l’ordinateur, les appels téléphoniques, un chat bien-aimé qu’on caresse, le désir d’intervenir sur la scène culturelle, les heures passées dans le noir devant le grand écran—Stuart a restitué tout cela avec une précision déconcertante.
Des façons d’écrire sur le travail de Stuart, je suis passée à son rapport aux objets puis aux portraits d’écrivains qu’il a réalisés. Tout cela est relié par un fil conducteur. Stuart utilisait des objets, des performers et des plans comme des signes dont la manipulation et l’organisation constituaient une forme d’écriture. Au lieu de se servir de mots ou de notes, il collectionnait des objets produits en masse, les corps de ses amis et de ses connaissances et les éléments du vocabulaire cinématographique. Il travaillait sur l’existence physique de ces signes et de ces images afin d’éviter la terrifiante abstraction de l’écriture—si bien illustrée par la tasse vide et les pages blanches de Denby ou l’absence de Brecht devant sa machine à écrire. Notons que les trois écrivains dont il a dressé le portrait cinématographique étaient tous en proie à l’insatisfaction et vivaient dans l’ombre de ce qu’ils n’écrivaient pas ou ne pouvaient pas écrire. Denby était ambivalent vis-à-vis de la publication de ses poèmes et a cherché refuge en devenant le meilleur critique de danse de New York. Brecht devait se coltiner avec le poids accablant du Nom du Père et ne publia qu’une infime part de ses propres écrits; il a laissé derrière lui des manuscrits inachevés. Quant à moi (plus modestement), mon écriture est rongée par de profondes crises d’angoisse, et j’ai toujours l’impression que la «vraie écriture» (à l’image de la «vraie vie» de Rimbaud) est ailleurs. Nous avons tous été hantés par un autre type d’écriture—l’idée platonicienne d’un texte qui existait peut-être quelque part—une écriture que nous aurions été capables de produire dans un monde meilleur mais que nous ne parvenions pas à atteindre ici et maintenant. Je suis convaincue que c’est un lot commun à nombre d’écrivains, puisque l’écriture est l’un des actes les plus terrifiants auquel un être humain peut s’impliquer. Dans la plupart des civilisations, l’écriture défie l’autorité du Livre (la Bible, l’Évangile, le Coran, les Analectes de Confucius, le Bhagavad-Gita, le Livre des Morts…); le désir d’écrire vous place dans la position de Jacob, aux prises avec l’Ange jusqu’à l’aurore, une lutte décrite dans la Genèse et représentée dans le tableau de Delacroix. Quelque chose en vous veut laisser l’Ange l’emporter. Parce que c’est plus simple; parce que vous ne voulez pas être Dieu. (Je fais ici référence au sujet névrosé moyen, et non au schizophrène paranoïaque qui pense être Dieu ou au poète surréaliste convaincu que Dieu est suprêmement mort…). Aussi avez-vous l’impression que vous n’écrivez pas vraiment ce que vous voulez, ce que vous rêviez d’écrire, l’impression qu’il y a, quelque part, caché derrière ces mots que vous couchez sur papier (sur un écran d’ordinateur), un texte meilleur qui attend d’être dévoilé. Comme la plupart des Juifs américains non religieux, Stuart subissait largement l’influence de deux collections de livres, deux traditions religieuses—le judaïsme et le christianisme—et, fait révélateur, son dernier spectacle, présenté à Fribourg puis au Centre Pompidou moins d’un an avant sa mort, s’intitulait The Stations of the Cross, or the Passion of Stuart (2000).5 Je n’ai pas vu ce spectacle et j'en sais très peu de choses, hormis une description laconique ayant trait à des trains, des chapeaux et une image montrant la tête de Stuart cachée derrière un œuf gigantesque surmonté d’une couronne d’épines. Si Stuart puisait dans le kitsch chrétien et sa mythologie, je suppose également que la passion était une allusion dissimulée au virus qui rongeait son corps, et que le(s) station(s) de la croix renvoyai(en)t à la série d’humiliations et de revers financiers qui l’ont forcé à quitter New York et qui ont fait de lui un artiste plus respecté en Europe qu’aux États-Unis. Stuart se battait en effet avec ses propres démons, mais son génie particulier avait trouvé un moyen d’éviter un combat de lutte avec l’Ange.
J’ai un jour interviewé David Behrman, l’un des tenants new-yorkais de la musique électronique improvisée. Il fabrique des appareils électroniques miniatures qui sont en dialogue avec les musiciens sur scène. Quand il était en panne d’inspiration, m’a-t-il confié, il se remontait le moral en soudant quelques circuits électriques. Son propre père, écrivain, passait parfois des jours entiers à l’agonie, incapable d’écrire quoi que ce soit. Lui ne rencontrait pas ce problème. Il faisait une soudure, qui existait dans le monde physique, et c’était là une raison de se réjouir.
Stuart eut l’intuition puissante de détourner son impulsion initiale (l’écriture) vers la (ré)organisation systématique des objets matériels et des images projetées. La manœuvre présentait un avantage supplémentaire—puisque le discours ainsi obtenu constituait une totale externalisation, il ne courait aucun risque de verser dans un psychologisme excessif et ne craignait pas de déterrer un terrible secret par inadvertance—un danger que l’on encourt systématiquement dans l’écriture. L’inquiétude de Denby vis-à-vis de la publication de ses poèmes avait peut-être un rapport avec sa crainte des connotations homosexuelles—même cryptiques—qu’ils pouvaient révéler. Lui et Stuart avaient grandi à une époque empreinte de culpabilité et de secret envers la sexualité. Stuart avait collaboré avec Charles Ludlam et son «Théâtre du ridicule», mais on peut imaginer qu’il ne raffolait pas de la flamboyance, du camp et de l’humour salace de la troupe. (The Eleventh Spectacle exprime «l’érotique» d’une manière très différente—mais tout aussi «perverse»!) Stuart était très discret sur sa vie privée, et excepté à quelques amis proches, n’avouait pas son homosexualité. Avec le temps, il s’ouvrit progressivement sur ce sujet. Il rejoignit le Gay and Lesbian Reading Group de New York, pour lequel il publia un texte sur Carson McCullers. Son dernier spectacle présenté à New York s’intitulait Queer Spectacle (1994).
À la différence de ceux d’entre nous qui vivent dans l’ombre de l’écriture dont nous rêvons mais que nous ne produisons pas6—Stuart s’épanouissait dans son travail. Il disposait de moyens limités, aussi bien sur scène que dans ses films, mais il ne semblait jamais se dire: «Si j’avais eu plus d’argent, j’aurais fait autrement.» Une équation lumineuse unissait ses projets et leur concrétisation. Les pièces coïncidaient, la chaîne signifiante fonctionnait, révélant suffisamment de choses mais pas trop, ouvrant les portes d’un univers parallèle dont il avait inventé les règles. Selon sa propre logique, son travail était parfait. Il continue de l’être.
II
On m’avait demandé d’écrire un texte au sujet de Stuart pour la commémoration organisée en son honneur à New York le 7 juin 2002. Pour des raisons qui m’échappent encore aujourd’hui, ce texte a été entièrement rédigé à la main. Mes vieilles angoisses ont ressurgi et je me suis retrouvée incapable d’écrire. J’ai donc décidé de traduire en anglais mon court article publié dans les Cahiers du cinéma. Puis le texte s’est changé en autre chose. Le voici, dans une version revue et adaptée.
En 1982, Stuart Sherman était un petit homme d’assez courte stature, au sourire charmant, aux manières affables, qu’on pouvait généralement rencontrer en face d’une petite table pliante recouverte d’objets de consommation courante: jouets en plastique, clous, ressorts, peignes, morceaux de carton découpés, assiettes en papier, etc. L’intensité du regard vert trahissait que nous n’assistions pas à une scène ordinaire, mais que nous avions affaire au «performance artiste» le plus rigoureux, le plus créatif et le plus obsessionnel de sa génération…
De 1977 à 1994, Stuart Sherman réalisa vingt-neuf films et dix-neuf vidéos—dont la durée varie de quelques secondes à une douzaine de minutes. Initialement, les films étaient muets et en noir et blanc, et les critiques aimaient les comparer aux premiers Chaplin ou Keaton. Le rapprochement n’est pas faux, tout particulièrement si l’on tient compte du fait qu’il apparaissait souvent (mais pas systématiquement) dans ses propres films avec une présence clownesque, impassible et métaphysique. Mais cette présence physique n’était jamais ni ridicule ni sublime—ni même héroïque. Pour être projetés sur l’écran, le ridicule, le sublime ou l’héroïsme exigent sinon une narration, du moins une téléologie. Contrairement à Chaplin et à Keaton, toujours prêts à partir en guerre contre des moulins, Sherman projetait la présence filmique d’un philosophe qui ne désirait rien, qui ne se battait ni contre ni pour rien, et dont l’érotisme se sublimait dans la construction rigoureusement contrôlée d’un langage destiné à exprimer sa vision de la nature des choses. Contrairement à Chaplin et Keaton, Sherman ne croyait pas à l’amélioration possible de l’homme.
Le deuxième film de Stuart, l’éponyme Scotty and Stuart (1977), est également son œuvre la plus poignante en ce qu’elle repose sur un échange silencieux et cependant chaleureux entre deux performers et qu’on y assiste à une brillante série d’astuces visuelles et de manipulations: Stuart, trempant tout habillé dans sa baignoire, se lève et passe devant Scotty tenant un verre d’eau dans lequel elle avait bu précédemment; une pile de serviettes de bain que Scotty déplie et jette à la mer, elles réapparaissent, toutes mouillées, dans l’appartement, à différents endroits prédéterminés par la direction du regard de Stuart dans un plan précédent; on ferme un robinet et la lumière s’éteint, laissant Scotty avec à la main une bougie allumée, que Stuart éteint en versant un verre d’eau dessus; puis vient le coda lumineux—passant du noir et blanc à la couleur, un plan fixe montre Scotty, habillée en bleu, et Stuart en train d’apporter des chaises en bois sur la plage, de s’asseoir et de contempler le bleu sombre de la mer qui vient doucement lécher leurs pieds. Au fil des années, Stuart développa une approche cinématographique plus complexe et extrêmement sophistiquée—en manipulant le médium lui-même au lieu de se contenter de simples permutations d’objets au sein du cadre ou d’un plan à l’autre. Parmi les manipulations auxquelles il s’est livré, on trouve des trucages optiques et des arrêts sur image pour créer un plan bidimensionel à fins poétiques et comiques, comme par exemple dans Flying (1979). Il pousse cette figure aux confins de l’absurde et du surréalisme en flirtant avec les frontières de l’espace cinématographique et théâtral, de l’image en mouvement et de la sculpture. Dans Theater Piece (1980), il joue avec de violents contrastes de lumière pour créer une atmosphère de magie mélancolique tout en diffractant l’espace du théâtre au moyen d’ingénieux «trucages» et en ex plorant les différentes positions qu’un corps peut y adopter: debout devant l’entrée, assis dans une rangée, assis dans un fauteuil sur scène, debout, faisant un salut théâtral. Sauf dans le cas du salut, chaque posture est filmée de dos (procédé de représentation courant dans l’œuvre de Stuart), avec parfois une perspective déformée (la taille du spectateur assis une rangée derrière Stuart est exagérée)—puis le cadre se fige et à l’image du corps se substitue une silhouette en carton. Une autre permutation montre Stuart se retourner sur son siège, se lever puis faire un salut tandis que, derrière lui, un autre Stuart, baigné dans la lumière des projecteurs, fait un salut sur la scène.
Dans Fish Story (1983), il développe ces différentes stratégies pour offrir une série de permutations (nu/habillé; sauter dans la piscine/sauter hors de la piscine) ainsi qu’un espace aux strates multiples créé par juxtaposition. Cinq poissons colorés remontent un escalier plongé dans l’ombre (filmé en noir et blanc). Puis le film tout entier repasse à l’envers et s’achève là où il avait commencé, sur l’image d’un Stuart nu, vu de dos, perché sur un piédestal circulaire; ce plan est un arrêt sur image, et donne à son corps la spectaculaire irréalité de ces similis statues grecques que l’on croise dans les jardins publics (et oui, c’est un beau corps…). Cependant la «statue» semble immergée dans l’eau, si l’on tient compte des poissons nageant autour d’elle. Elevator/Dance (1980) met en scène une utilisation romantique du trucage optique, en ce qu’on voit les visages du jeune homme et de sa petite amie monter et descendre, sans pouvoir se rejoindre, à travers une sorte de hublot trouant la porte de l’ascenseur. Le film s’achève sur une note ambiguë, sur les plans sombres de deux escalators vides et immobiles, puis sur deux couples, vus de dos, qui attendent les ascenseurs. Baseball/TV (1979) propose une utilisation inventive d’images d’archive et de multiples modes de recadrage à l’intérieur d’un écran pour créer une texture visuelle complexe et humoristique. Pour Chess (1982), il fait construire un échiquier et joue avec l’opposition espace profond/espace plat, espace réel/trompe-l’œil, magnifiée par des effets de trucage optique qui lui permettent de diviser l’image en deux—la gauche de l’écran possède un fond noir, la droite un fond blanc. Une table d’échecs est placée au centre. Deux versions de Stuart s’asseyent tour à tour de chaque côté de la table; la table disparaît, et Stuart, vêtu d’un costume noir et blanc, s’éloigne de la caméra pour se diriger en ligne droite vers le milieu de l’écran, tandis que l’arrière-plan et le sol se remplissent progressi vement de cases d’échecs sur chacune desquelles un pied (noir pour les cases blanches, blanc pour les cases noires) a été peint, etc.
Stuart a progressivement incorporé des éléments sonores à ses films, tout d’abord en faisant preuve d’imagination dans l’alternance entre bruit et silence. Racing (1981) s’articule autour de l’opposition entre le faux/inanimé et le vrai/mobile et l’utilisation contrapuntique du silence et du bruit contre l’image. L’émotion de Typewriting tient de son utilisation discrète de sons hors-champ. «Comédie musicale» impertinente, Golf Film (1982) inclut une interprétation de «My Blue Heaven» par deux chanteurs amateurs (un homme et une femme). Au début des années 1980, Stuart fut invité au sein de l’Atelier de création radiophonique de Radio France, et l’équipement sonore sophistiqué auquel on lui donna accès lui permit de réaliser des paysages sonores captivants—tous très brefs, comme on pouvait s’y attendre.
L’une de ses manipulations favorites consistait à passer d’un espace à l’autre entre deux plans pour décontenancer le spectateur quant à la place réelle des objets, une autre avait trait au mouvement et à la position de la caméra. Un plan fixe se mue en un balayage en panoramique, puis en une série de mouvements à donner le tournis—comme on peut le voir dans Edwin Denby. Camera/Cage (1978) pousse très loin cette approche du cadrage. Le film s’ouvre sur un carrefour très animé de Manhattan (probablement sur la 8e avenue), filmé en plan large, puis la caméra commence à se déplacer en délimitant un cadre extrêmement vaste, comme si elle tentait de définir et de capturer l’espace. Nous approchons une pelouse, la caméra sautille jusqu’à ce qu’elle rejoigne Stuart, accroupi, un appareil photo dans la bouche. Il laisse tomber l’instrument et nous assistons à présent à un très gros plan de sa bouche grande ouverte.7 Coupe sur le dessin sommaire d’une cage noire sur un écran blanc. Puis les sautillements reprennent pour nous amener auprès d’une véritable cage—derrière les barreaux, un hibou nous fixe d’un œil grave et réprobateur. La coupe suivante nous emmène dans un parc; Stuart arrive à vélo, ramasse l’appareil photo dans l’herbe et se met à rouler autour de l’espace filmique. La caméra suit ses mouvements; il finit par rompre le cercle et s’éloigne; la caméra poursuit son mouvement circulaire, de plus en plus vite. Roller Coaster/Reading (1979) exploite la tension entre le mouvement au sein d’un plan (les mouvements d’une montagne russe; le déplacement de Stuart qui s’éloigne de la caméra en direction du parc d’attractions, un livre ouvert devant le visage) et le mouvement de la caméra (une série de panoramiques verticaux et horizontaux sur une étagère de livres—assortie d’un montage suggérant une quantité de livres virtuellement infinie, à l’image de la Bibliothèque de Babel de Borges—ainsi que deux trav ellings inversés, l’un en direction de l’étagère, l’autre dans le sens inverse, ce dernier donnant lieu au plan le plus large jamais filmé de l’appartement de Stuart situé sur la 22e rue Ouest).8 Dans Typewriting, la caméra assume une fausse neutralité qui permet à l’homme et à la femme de changer de place dans le lit sans que le spectateur y soit préparé. Ces quatre films «portent» sur des opérations intellectuelles—écriture, photographie, lecture—et les mouvements de la caméra deviennent les instruments d’un processus cognitif et poétique. Ce parti pris «solipsiste» éclate au grand jour lorsque Stuart part visiter Paris. Dans Bridge Film (1981)—qui fait désormais office de document historique sur l’aspect des rues de la ville dans les années 1980—, la caméra escalade différents ponts avant de se «jeter» dans la Seine. La caméra de Stuart ne faisait pas ce qu’on est accoutumé à lui faire faire—pas plus qu’elle se trouvait là où on l’attendait. De ces juxtapositions soit absurdes, soit poétiques, de ces astuces visuelles qu’il faut saisir en l’espace d’une demi-seconde, le rire jaillit—ce que Boileau nommait «le rire de l’âme» ou «la raison en masque».
Comme je l’ai indiqué plus tôt, je n’arrivais pas à entamer mon texte pour la commémoration—et ma décision de le rédiger à la main raviva mes souvenirs de Stuart. Non seulement à cause des d’échanges successifs de machine à écrire et d’ordinateur décrits plus haut—mais avant tout parce que notre amitié m’avait appris à apprécier la dimension physique de l’acte d’écrire, une dimension que j’abhorrais par le passé. Je voulais de l’écriture qu’elle soit pensée pure, lumière pure, et je me retrouvais confrontée à une réalité moins réjouissante. J’écrivais initialement mon premier jet à la main, à l’encre noire—un chaos de ratures et de phrases réarrangées—, avant d’en taper la version finale à la machine. Acquérir un ordinateur avait été une libération pure et simple—plus de désordre, disparue l’alliance impie de la menaçante page blanche et du liquide douteux qui s’écoulait de moi à travers le stylo-plume. Stuart s’était détourné de l’écriture en faveur de la manipulation des objets et des formes cinématographiques—il était passé d’un acte physique à un autre. La dimension physique de ses manipulations l’a cependant conduit à un plan abstrait. Si le monde qu’il fabriquait était obsessionnel, les objets n’étaient pas les véhicules de cette obsession. Ils étaient instrumentaux—ils n’avaient pas d’importance en tant que tels. Stuart ne confondait jamais les signes et leurs référents, le signifiant et le signifié. Il savait toutefois qu’écrire et penser sont des tâches difficiles. Nos corps sont lourds, maladroits, encombrants; ils nous trahissent, tombent malades et meurent. Ainsi, au lieu d’être pure lumière, nos processus intellectuels, liés à nos corps, doivent passer par le monde tridimensionnel des objets. Certains en font l’expérience avec horreur; d’autres s’égarent en acquérant le plus de possessions matérielles possible, des bibelots aux biens immobiliers. Pour Stuart, les objets, les accessoires, les lumières, la pellicule, les caméras constituaient les phonèmes d’un vocabulaire fabuleux, multiple, toujours varié, qu’il pouvait combiner à loisir selon les règles de sa grammaire secrète.
Le décès prématuré de Stuart marque la disparition d’une autre figure de l’«avant-garde» des années 1970 et 1980. En Afrique, on compare la mort d’un aïeul à l’incendie d’une bibliothèque… En tant qu’enseignante impliquée dans les problématiques de la transmission culturelle, je me pose fréquemment les mêmes questions: que pourrons-nous léguer aux futures générations d’artistes? Quelle forme d’enthousiasme pouvons-nous communiquer sur les œuvres auxquelles nous sommes attachés? Que restera-t-il de l’œuvre d’un artiste aussi singulier que Stuart Sherman? Stuart n’a peut-être pas laissé derrière lui de «disciples» stricto sensu. Mais les commémorations organisées à New York, San Francisco et Paris après son décès—les expositions à New York, la présente publication, le désir des jeunes artistes de faire des reconstitutions de ses performances—tout cela est la preuve qu’il avait—et qu’il a toujours—de nombreux admirateurs. Tous ceux qui ont eu la chance de le connaître, de travailler ou d’avoir eu des liens d’amitié avec lui le diront: nous l’aimions tous, et nous avons tous appris quelque chose auprès de lui. Nous sommes semblables aux petites souris en plastique, aux jouets mécaniques, aux assiettes en papier, aux fonds de toile peints—autant d’éléments d’un vocabulaire que son regard réarrangeait et recombinait, auxquels ses manipulations donnaient un sens. D’une certaine manière, nous sommes devenus Stuart. Et pourtant—à la différence des petites souris en plastique, des jouets mécaniques, des assiettes en papier, des fonds de toile peints—il nous aimait—et nous l’aimions en retour. Et nous ne lui serons jamais assez reconnaissants pour cela.
III
En relisant mon essai écrit il y a trente ans (déjà!) pour October, deux choses ont attiré mon attention. Oui, le texte est imparfait et doit être peaufiné, mais j’avais tout de même réussi—peut-être parce que j’avais passé beaucoup de temps en compagnie de Stuart et que nous nous prenions mutuellement au sérieux—à identifier ce que je tiens toujours pour un élément central de son processus créatif: la notion de détour. De plus, ce texte fait état d’un grand nombre de mes propres problèmes face à l’écriture—mais cela n’était peut-être pas si curieux après tout. Quand j’ai quitté New York, Stuart m’a offert un cadeau magnifique, mon portrait filmé par ses soins, dans lequel nos deux visages s’unissent en un seul. Un certain processus d’identification mutuel s’était produit—et j’y vois la marque de tous les grands artistes: leur travail vous parle, vous exprime d’une manière étrange et intime. La seconde chose que je remarque c’est que—à cause de mon ignorance de jeune écrivaine, mais aussi de l’esprit de l’époque (la «théorie queer» n’était pas encore une discipline universitaire)—que je tournais autour du pot (inconsciemment?), aussi mes commentaires au sujet du «détour» et de la «perversion» auraient-ils pu être contextualisés à la lumière des gender studies. Stuart m’avait révélé son homosexualité, mais puisqu’il ne l’avouait pas publiquement, je n’ai jamais abordé le sujet, je n’en ai jamais parlé à personne d’autre, et je n’en aurais jamais fait allusion dans un texte publié. Les circonstances—dont je suis, pour certaines, responsable—ont fait que j’ai perdu contact avec Stuart durant les six dernières années de sa vie, aussi ne l’ai-je jamais connu après son coming out. Trente ans ont passé, Stuart est mort, et j’ai changé. Je ne crois plus que la peur de combattre l’Ange constitue le principal obstacle que l’être humain écrivant doive surmonter dans le processus d’écriture. La peur est celle de l’irruption d'un démon intérieur—de la révélation fortuite d’un secret dont vous ne soupçonniez même pas l’existence. C’est une peur commune à de nombreux sujets queer—et ce refoulement et ce déplacement sont à l’origine d’œuvres fabuleuses. À ce point de vue, les performances, les films et les vidéos de Stuart illustrent à merveille ce qu’est un art queer réussi—si l’on tient le queer pour loger dans l’obliquité du regard, dans un parti pris contre l’hétéronormativité. En ce qui me concerne, disons que je commence à mieux connaître mon démon intérieur—et que le fait d’avoir dû composer avec cela pendant toutes ces années m’a permis de mieux comprendre ce que peut être l’art queer. Voici une version plus synthétique de ce texte publié en 1979. Je l’ai abrégé sans pour autant le réviser de fond en comble, puisque même dans ses défauts, il constitue un témoignage de son époque—un moment de nos vies.
Les performances de Stuart Sherman, exécutées en silence avec une concentration quasi religieuse, consistent pour la plupart en la manipulation, généralement sur une petite et fragile table pliante, de différents objets—jouets en plastique, mais aussi savonnettes, ustensiles de cuisine et autres articles de consommation de masse.9 Ses manipulations rapprochent les performances de Stuart de spectacles de magie, mais d'une magie dépourvue de tours, suggérant que le but de son activité n’est pas ce qu’il semble être, que l’important ne tient pas dans la transformation des objets mais, comme l’a observé Noel Carroll, dans l’ordre qu’on leur impose.10
Certains de ses «spectacles» sont pourvus de titres mais ne nous y trompons pas, les performances de Stuart ne décrivent rien. Dans Tenth Spectacle, par exemple, la séquence de manipulations intitulée «Paris» n’est pas une chaîne signifiante dont le référent serait Paris; pas plus qu’elle n’est un «tableau»—expressionniste ou figuratif—de Paris vu par Stuart Sherman. On peut néanmoins envisager cette séquence de manipulations comme une chaîne signifiante, et cette analyse aura pour but d’en déterminer le fonctionnement. En d’autres termes, comment produit-on un art entièrement constitué d’objets de telle sorte que les objets eux-mêmes soient dénaturés, et à quelle fin le produit-on? Pour le formuler différemment, quel est le sens d’un art peuplé d’objets qui demeure simultanément et principalement tout abstrait?
L’histoire de la peinture moderne nous fournit des exemples de dénaturation formaliste des objets. Le cubisme exploite un répertoire succinct d’objets quotidiens—guitares, bouteilles, pipes, corbeilles de fruits—à des fins expressément picturales, en ce que des aspects des choses deviennent les signifiants d’éléments d’une syntaxe spatiale: chevauchement, contiguïté, récession, diminution. Cette absorption cubiste de l’objet dépeint selon les codes abstraits, formels de l’espace représentationnel peut cependant trahir une attitude plus traditionnelle que celle articulée par Apollinaire, pour qui (à l’instar des futuristes) que l’on pouvait peindre aussi bien avec des excréments et du sang, qu'avec un chiffon huilé ou des cols détachables.
Quelle que soit la lignée que nous pouvons tracer à partir de la sublimation formaliste de l’objet, la descendance qui commence avec l’explosive conception d’Apollinaire emprunte une trajectoire différente—de Duchamp à aujourd’hui en passant par Rauschenberg et Warhol—tout en établissant une filiation à laquelle on peut adjoindre l’œuvre de Sherman. En cela, elle ne dépend pas de l’espace déjà constitué de la peinture, de la sculpture ou du théâtre occidentaux, mais surgit de l’espace inachevé du consumérisme capitaliste postindustriel lui-même, l’espace du simulacre du réel, bon marché et jetable.
Sans recourir aux analyses sémiologiques en vogue dans les années 1970, on peut noter que la multiplication des objets de consommation, leur production à la chaîne, leur interchangeabilité, leur valeur d’usage éphémère et leur consommation de masse ont instauré entre les objets et les chaînes signifiantes qu’ils s’intègrent une relation différente de celle qui existerait si l’on avait affaire à un objet unique qui tire sa perfection de sa longévité. La société dite «de consommation» que l’on taxe si aisément de matérialisme est précisément celle qui fait preuve du mépris le plus violent envers les objets. Cela ne tient pas uniquement du remplacement de la valeur d’usage par la valeur d’échange, avec pour conséquence l’avènement du nouveau fétichisme monétaire, mais aussi parce que loin de se noyer dans une surabondance de produits manufacturés, la valeur signifiante a été transférée de l’objet ou de la collection d’objets à leur manipulation.
Ce déplacement de la valeur qui l’a vu passer de l’objet à sa relation avec le geste se retrouve dans certaines cultures préindustrielles—à l’instar de la cérémonie du potlatch, par exemple, pratiquée par les Indiens de la côte pacifique des États-Unis, dans laquelle les biens acquis par la conquête ou le travail ne symbolisent la richesse de leur possesseur que lorsqu’ils sont offerts en cadeau à un ennemi. À travers ce don, le propriétaire nie la valeur pratique et même symbolique (ostentatoire) du véhicule et transfère la signification de l’objet à une action à laquelle on le soumet. Le potlatch fournit un modèle opérant du processus de dénaturation d’un objet. Il demeure toutefois une différence essentielle entre le potlatch et la manipulation des objets dans les sociétés industrielles modernes, puisqu’en le faisant reposer sur le don, le potlatch instaure une relation entre deux subjectivités, même si elle est caractérisée par la défiance et l’hostilité (en dépit de l’érotisme évident qui sous-tend une telle rencontre). La consommation de produits industriels, au contraire, ne crée pas pour sa part un tel lien, l’objet abandonné devenant le signifiant vide d’un sujet absent: dans l’acte intrinsèquement solitaire de la consommation, il n’y a personne pour identifier le sujet en tant que tel.
L’œuvre de Sherman existe au sein de ce contexte. Son art repose sur des chaînes de manipulation opérées sur un ensemble d’objets. Dans la mesure où elle est envisagée depuis l’intérieur du domaine productif d’une culture de la consommation, son œuvre soulève le problème généré par ce mode de production: la possibilité cauchemardesque d’un médium esthétique reposant sur un ensemble d’objets virtuellement illimité, donc un nombre d’éléments signifiants potentiellement infini. Mais dans la mesure où Sherman est un artiste, il est tout autant concerné par le problème de la limitation de ce foisonnement de signifiants que du choix des critères pour les délimiter. Aussi est-il nécessaire d’établir, au sein de l’ensemble virtuellement illimité d’objets susceptibles d’être utilisés, des sous-groupes flottants qui constitueront, pour chaque œuvre ou chaque performance, le lexique des termes disponibles. Telle est la fonction de la petite valise que Sherman emporte avec lui de performance en performance: ériger dans le monde visible un enclos séparant les objets qui seront utilisés durant la performance (révélés progressivement au public) de tous les autres; en d’autres termes, établir une collection.
Nous avons vu par ailleurs comment, dans la collection, ce n’est ni la nature des objets ni même leur valeur symbolique qui importe, mais quelque chose qui est précisément fait pour nier tout cela en même temps que la réalité de la castration chez le sujet, et qui est la systématicité du cycle collectif, où le passage continuel d’un terme à l’autre aide le sujet à tisser un monde clos et invulnérable, sans obstacle à l’accomplissement du désir (pervers bien entendu).11
Dans la collection, les objets sont niés au nom de leur principe d’organisation. Ce qui importe n’est pas l’objet individuel mais la beauté de leur rencontre collective, comme dans un bric-à-brac surréaliste—le parapluie et la machine à coudre de Lautréamont rassemblés sur la table de dissection d’une imagination moderne—ou les accumulations d’une vitrine de la 42e rue, où l’on trouve pêle-mêle des vibromasseurs, des statuettes du Christ alanguies, des jouets dérivés de La Guerre des étoiles, des masques tirés de films d’horreur et des dentiers mécaniques similaires à ceux que Sherman utilise. Si un tel assortiment est possible dans la vitrine de la même boutique, cela signifie que ni le vibromasseur, ni le Christ en plastique ne sont dotés d’une valeur symbolique indépendante.
Dans la collection comme dans la performance, Sherman cherche à substituer à un univers virtuellement infini de signifiants—regorgeant d’éléments manufacturés à l’identique—un univers fermé et autonome (chaque collection, théoriquement ouverte, sélectionne de nouveaux éléments selon un principe d’organisation, des éléments, donc, qui appartiennent par définition à la collection bien qu’ils appartiennent toujours au monde extérieur). Ainsi ce monde autonome de la collection possède-t-il une signification qui dépend entièrement de lui-même et porte immanquablement la marque de la subjectivité qui en est la source (bien que cela ne veuille pas dire que la subjectivité constitue sa signification), un monde dans lequel, pour reprendre la description que donne Sherman de l’espace mental créé par ses performances, cette subjectivité se sent enfin «chez elle». Ce geste pur qui est à l’œuvre dans les manipulations de Sherman établit des similarités et des différences entre des objets apparemment choisis au hasard pour les transformer en éléments d’un discours. Celui-ci comprend certaines caractéristiques qui ne sont pas sans rapport avec la chorégraphie de la danse moderne (ou des performances de John Zorn dans les années 1970) en ce qu’il entreprend d’épuiser les possibilités formelles inhérentes à un ensemble fermé de permutations. J’inclurai ici deux exemples, le premier tiré de Portraits of Places:
Lorsque X lâche le deuxième et le quatrième bâton, il regarde en direction du miroir, puis lorsqu’il lâche le premier, le troisième et le cinquième bâton, il regarde dans la direction des bâtons.
Le second exemple provient de The Erotic:
Dans le coin inférieur gauche avec l’autre moitié de la paire de lunettes, le performer répète toutes les actions précédemment accomplies dans le coin supérieur gauche.
Si Sherman s’était contenté de regarder en direction du miroir sans poser les yeux sur les bâtons, si une séquence d’actions était réalisée avec seulement la moitié des lunettes, si un objet placé dans une boîte y avait été laissé au lieu d’en être sorti quelques instants plus tard, les manipulations représenteraient alors un développement linéaire comparable au flux d’écriture conventionnel, dans lequel une phrase ne peut être écrite qu’en éliminant toutes celles qui auraient pu être écrites à la place. L’absurdité des manipulations de Sherman, qui consistent sommairement à défaire ce qu’il vient d’accomplir, résulte du désir d’explorer le système de combinaisons possibles avec une série de deux objets ou davantage. Une combinaison linéaire ne nous ferait pas rire; ce qui nous fait rire, c’est le fait que ces actions, dont certaines, extrêmement complexes, exigent un grand degré de concentration, ne disent rien et ne vont nulle part. Dans le monde industriel, certaines chaînes d’actions productives s’avèrent tout aussi absurdes pour l’auteur-sujet: les actions répétitives effectuées sur la chaîne d’assemblage, celles-là mêmes qui produisent les objets utilisés par Sherman. Comme l’illustre l’exemple des cinq bâtons, ses manipulations ne sont cependant jamais simplement répétitives. Au fil d’une chaîne d’actions similaires, les variations sont justement introduites pour explorer les combinaisons possibles au sein de cette chaîne. C’est à travers le mécanisme exploré par Charlie Chaplin dans Les Temps modernes lors de la scène de la chaîne d’assemblage que ces variations nous font rire.
Si l’on peut décrire la structure de l’œuvre de Sherman comme un système formé par la permutation de deux sous-systèmes—objets et actions—l’un des effets que produit ce système est le plaisir. En analysant la fonction et l’apparence du plaisir au sein du médium de Sherman, il peut être utile de mettre en équivalence la distinction entre une expérience totalement subjective et l’expérience objective, spatialisée et esthétique de la performance, avec l’opposition établie par Lacan entre la jouissance et le plaisir.12 La spatialisation du plaisir transforme les performances et les films de Sherman en spectacles—lesquels offrent «quelque chose à voir» au spectateur. Le plaisir et le rire, cependant, sont entièrement du côté du spectateur, en ce que rien, dans le comportement de Sherman, n’évoque la joie que l’on peut déceler chez un acteur ou un musicien retirant du plaisir du rôle ou de la partition qu’il interprète; nous assistons à la place à la lente et laborieuse progression de la jouissance, reflétée dans la splendide solitude de sa concentration.
Le terme «rituel» semble particulièrement utile pour décrire l’œuvre de Sherman—en ce qu’il rend compte de ce sens caché du plaisir et du caractère manifestement obsessionnel de ses actions.13 Dans l’article «Actes obsédants et exercices religieux» paru en 1907, Freud compare les rituels privés du névrosé obsessionnel aux rituels publics de la religion, en identifiant les similarités suivantes: tous deux peuvent être décrits (du moins du point de vue de l’athée) comme une série d’actes d’apparence futile, inutile ou ridicule, obligatoires et servant à refouler les pulsions sexuelles chez les névrosés, et antisociales dans la sphère religieuse.
Les actes cérémoniaux et obsédants naissent ainsi, d'une part, à titre de défense contre la tentation, d'autre part, à titre de protection contre un malheur attendu. […] D'un autre côté, le cérémonial représente la somme des conditions sous lesquelles d'autres choses, pas encore absolument défendues, restent permises; de même le sens du cérémonial religieux du mariage est de permettre au dévot la jouissance sexuelle, par ailleurs entachée de péché. La névrose obsessionnelle […] a encore pour caractère que ses manifestations remplissent cette condition d’être un compromis entre les forces psychiques en conflit. Ainsi les symptômes ramènent au jour quelque chose du plaisir qu'ils sont destinés à empêcher […].14
Dans l’œuvre de Sherman, l’objet du refoulement, perpétuellement révélé comme l’obsession centrale de toutes ses manipulations, est l’écriture,15 l’écriture comme jouissance défendue.16 Les manipulations de Sherman peuvent s’envisager comme une manière de réorienter la prohibition à l’encontre de l’écriture dans le but d’accéder à une forme de plaisir profane, ce qui explique son recours à des objets du quotidien. Lorsqu’il se manifeste dans une performance, ce plaisir résulte de l’intersubjectivité. Il conserve toutefois certaines caractéristiques de la jouissance solitaire, inatteignable et sacrée dont il se veut le substitut. Observons par exemple l’attitude de Sherman lors d’une performance: absorbé par la concentration, les brefs regards qu’il lance nient l’existence de son propre public. (J’ai remarqué la même concentration intense et le même regard simultanément absent et présent chez les prêtres catholiques lorsque, durant la messe, ils manipulent activement des objets—l’hostie, par exemple, dont la nature matérielle est elle aussi sacrifiée à un objet idéal: l’offertoire, la consécration et la communion.)
Tout rituel implique l’invocation et la révocation simultanées d’une chose absente. La performance de Sherman est obsédée par l’absence du Mot—la source du silence qui régit la majeure partie de sa présentation—le Mot bloqué et renvoyé à un état de non-existence par la barrière profane des objets, du monde sensible muet déployé dans l’espace. Mais cette barrière possède des brèches, si bien qu’un autre monde apparaît de temps à autre et, preuve à la fois de son étrangeté et de sa valeur, il est à la fois redondant (donc absurde) et emphatique (donc rituel). Ces mots prennent diverses formes: imprimés sur ce qu’ils désignent (un morceau de carton sur lequel est inscrit chapeau dépassant d’un chapeau ou le mot œil écrit sur une paire de lunettes qu’il porte); ou sur ce qu’ils ne désignent pas (un morceau de carton sur lequel est inscrit le mot chapeau attaché à une boule de verre); une série de mots pouvant faire office de séquence signifiante que Sherman récite à voix haute tout en manipulant ses objets (oreiller, perruque, serein, concert, crochet),17 qui est finalement désignée par un autre mot, «: mot» (à la suite de deux points imaginaires perceptibles dans sa voix), introduisant l’intéressant problème du signifiant ultime.18 Il pourrait enfin prendre la forme d’un texte distribué au public avant la performance, un discours parallèle qui ne correspond jamais ce que nous voyons sur scène, généralement dans les mots de quelqu’un d’autre, Richard Foreman ou Stefan Brecht.19
Ces mots, écrits ou parlés, sont abordés de la même manière que les objets et les sons utilisés par Sherman dans sa performance. Ils perdent leur signification privilégiée pour devenir les objets d’une collection, laquelle, au gré du geste qui la constitue et l’anime, devient elle-même un discours. Mais dans la mesure où notre culture nous empêche de traiter ces objets linguistiques avec la même neutralité qu’une savonnette ou qu’une cafetière en plastique, leur usage revêt la valeur ironique d’une citation, comparable à une harmonie classique insérée dans une œuvre musicale post-cagéenne.
Ainsi l’écriture refoulée a-t-elle néanmoins continué de s’affirmer, masquée mais triomphante, et pourtant dépourvue de ses moyens d’expression habituels: lettres, mots, phonèmes, un morceau de papier; ces choses ne demeurent qu’en tant que symptômes isolés. En passant du refoulement névrotique à la perversion, cette écriture s’approprie alors des objets «anormaux», la collection virtuellement infinie d’artéfacts bon marché dont la constitution et l’usage sont illimités, à la différence des règles grammaticales et linguistiques qui déterminent la manière dont les mots sont assemblés.20
Quelle est, dans ce détour non verbal, la valeur de l’objet? Puisque nous nous trouvons sur les terres de la perversité, elle pourrait sembler une valeur fétichiste, tant qu’on ne la tient pas pour une fuite face à la valeur expressive, émotionnelle ou ontologique des mots absents, mais la constitution même des signes. Les objets de Sherman n’ont en soi pas de valeur, ou alors leur vraie valeur dérive peut-être de leur place au sein de deux réseaux d’association: l’un tissant la réalité du monde visible de la performance, l’autre l’irréalité du monde invisible («Il y a une idée pour chaque objet», disait Sherman).
Pour mieux comprendre la manière dont ces deux réseaux se chevauchent dans chaque combinaison d’objets et transforment les objets en signes linguistiques,21 observons à titre d’exemple la manipulation d’une petite balance en plastique et d’un dentier en plastique.
Premier système
(a) une balance sert à peser des objets plus légers qu’elle; le dentier est posé sur la balance;
(b) la balance remplit sa fonction en étant articulée en son centre; or, le dentier est lui aussi articulé en son centre; par conséquent, on peut imaginer placer la balance sur le dentier (la manipulation comme syllogisme aristotélicien);
Second système
(a) selon Sherman, la balance évoque l’idée de justice et le dentier de langage (les associer de différentes manières produit différentes affirmations);
(b) pour aller plus loin, on pourrait explorer la notion d’articulation: les institutions et le langage s’articulent autour d’une absence.22
(Il convient de noter que le rire est associé au premier système, c’est-à-dire, en prenant les plus absurdes des conséquences liées à l’«ici et maintenant» inhérentes à un objet physique, ce qui n’est pas sans lien avec le plaisir fétichiste que l’on peut retirer du pied, par exemple. Pour en revenir aux deux systèmes d’association: le pied comme source de plaisir fétichiste n’est pas le pied avec lequel nous marchons [1a], pas plus qu’il n’est le pied tel qu’il existe dans un système d’associations symboliques [2a, b, c, etc.] mais le membre physique poussé à son sens littéral le plus absurde [1b]; ce qui ne nous empêche pas de le prendre pour la métaphore d’un autre objet, la chose, le phallus, tellement dissocié dans sa nature physique au point d’outrepasser le second système de signifiants.)
L’œuvre de Sherman tire sa force et son originalité de ce que l’on peut désigner comme sa passion du code, qui lui permet d’actionner sa mécanique parfaite: cet ordre régnant établi par la manipulation des objets. Il s’agit d’un ordre au sein duquel le sujet trouve son propre espace, «un réconfort imaginaire». Les objets manipulés sont imaginaires; ils ne sont ni les petites choses en plastique coloré aperçues entre les mains de Sherman, ni des objets idéaux (comme dans une conception platonicienne du monde selon laquelle la Balance idéale serait l’archétype de la petite balance en plastique avec laquelle il s’amuse). On pourrait étendre l’affirmation de Sherman selon laquelle «il y a une idée pour chaque objet» et poser que l’idée, loin d’être «l’idée d’un objet», est une opération mentale. L’objet ne doit pas s’envisager comme la matérialisation d’une idée abstraite, mais plutôt comme la «matière du mot», la séquence de phonèmes dans son rapport avec le concept. Mais si une relation de signifiant/signifié est établie entre l’objet et le concept, on ne saurait remplacer un mysticisme du symbole par un mysticisme de la signification: le signifiant ne représente rien d’autre que le sujet (métaphore), et cela uniquement par rapport aux autres signifiants de la même chaîne (métonymie).
L’un des meilleurs exemples qui me vient sur le peu de valeur que Sherman accordait à la nature symbolique de ses objets est tiré de Eleventh Spectacle: une petite souris en plastique est placée sur une chaise en plastique devant une télévision en plastique. On peut imaginer qu’il faille prendre la télévision pour un symbole de toutes les télévisions du monde, signifiant ainsi le cinéma, l’image, la vision et d’autres concepts plus sublimes encore. Cependant Sherman réduit à néant toute tentative d’association symbolique de ce type en révélant sa télévision pour ce qu’elle est: un taille-crayon qu’il utilise pour tailler son propre crayon avec lequel il trace sur du papier les déplacements géométriques qu’il réalise avec tous les objets sur la table, y compris la télévision. Les taillures pourraient devenir une métaphore des conditions nécessaires à la formation d’une topologie, aussi aurions-nous un crayon de géomètre taillé par un poste de télévision, c’est-à-dire un dessin formé par la vision. Sherman annihile une fois encore ces laborieuses élucubrations (qu’il s’efforce selon lui d’éviter à travers la rapidité de ses manipulations) en utilisant ces taillures comme du tabac (utilisation détournée qui en reconnaît toutefois le caractère inflammable) qu’il vide dans une petite pipe-jouet. Le rire qui survient inévitablement lors de ces deux moments (le premier parce qu’un objet est pris dans son sens le plus littéral: un taille-crayon est un taille-crayon est un taille-crayon; le deuxième à travers la substitution d’un objet inattendu à un objet attendu) provient de notre profonde satisfaction d’assister à une négation aussi radicale de ces objets.23
Cette négation est tout aussi apparente dans les films courts de Sherman, qui prennent pour sujet les distorsions spatio-temporelles imposées par la caméra. Ainsi le public éclate-t-il de rire lorsque Scotty Snyder jette une par une des serviettes blanches soigneusement pliées à la mer (Scotty and Stuart) ou lorsque, au gré d’un renversement de situation typique de Sherman, ce dernier se dirige vers un arbre avec un chapeau et une échelle, place l’échelle sur sa tête et le chapeau sur l’échelle; ou lorsque sa périlleuse tentative de coller son chapeau au plafond est suivie d’un plan le montrant allongé par terre près de l’arbre du plan précédent, à côté de son chapeau et de son échelle (Tree Film, 1978).
Peut-être avons-nous trouvé une position depuis laquelle nous pouvons comprendre que le but du rituel de Sherman est la constitution d’un métalangage idiosyncrasique permettant au sujet de parler et au sein duquel le mot articulé remplit une fonction de citation: un élément arraché à une langue antérieure qui établit la vérité de l’ordre nouveau. La musique de Cage s’apprécie plus pleinement si l’on connaît les rapports qu’elle entretient avec l’histoire de la musique classique; de la même façon, l’œuvre de Sherman sera difficile à comprendre si l’on ne connaît pas le considérable détour qu’il emprunte et qui lui permet de se frayer un chemin à travers l’écriture tout en demeurant à sa périphérie—cette obsession de l’écriture qu’il contient grâce à sa manipulation rituelle des objets, en enterrant un désir insupportable sous une pile d’artéfacts dont la négation est comprise dans leur usage même (tel le maquillage féminin, cette mascarade, à travers laquelle, observa Lacan, les femmes se rendent désirables pour ce qu’elles ne sont pas), mais qui résulte au moins au maintien à distance du désir (d’écrire) et de son affect.
Un trait commun à ces objets dans notre élaboration: ils n’ont pas d’image spéculaire, autrement dit d’altérité. C’est ce qui leur permet d’être «l’étoffe» ou pour mieux dire «la doublure», sans en être pour autant l’envers, du sujet même qu’on prend pour le sujet de la conscience. Car ce sujet qui croit pouvoir accéder à lui-même à se désigner dans l’énoncé, n’est rien d’autre qu’un tel objet. Interrogez l’angoissé de la page blanche, il vous dira qui est l’étron de son fantasme.24
Un problème subsiste néanmoins. Manipuler des objets en plastiques comme s’ils étaient des entités linguistiques est-il moins douloureux que l’écriture? L’espace de la petite table de Sherman ou de l’écran sur lequel il projette ses films est-il capable de contenir davantage de plaisir qu’une feuille de papier? La seule réponse possible est qu’aucune entreprise n’est préférable à l’autre, et que tout ce qui importe tient dans le travail mis en œuvre pour effectuer les substitutions. Si l’œuvre de Sherman est un contournement de l’écriture, l’élément vital tient dans la relation établie entre la performance (ou le film) et l’écriture; en d’autres termes, ce qui importe est le détour lui-même. Durant ce détour survient en effet—comme dans les rêves—la substitution d’un langage à un autre ou, plus précisément, la perversion d’un langage par et dans un autre. S’il est vrai que dans toute activité intellectuelle (tout particulièrement les activités intellectuelles systématiques, telles que la philosophie ou la poésie, qui impliquent des systèmes clos), la perversion joue un rôle important, alors le détour de Sherman est la perversion de cette perversion, érigeant le détour au rang d’activité esthétique, au rang d’œuvre d’art plutôt que de symptôme psychologique.
La trajectoire de ce détour possède une signification particulière: un écart à travers le royaume des objets que l’on effectue dans le but de contourner l’écriture. Un certain nombre d’événements importants survient au fil de ce détour, des phénomènes de transfert, au sein desquels une sorte de matériau psychologique se voit exprimé à travers des objets tangibles. En réalité, l’utilisation d’objets achetés dans le commerce, préexistants dans l’espace, permet à Sherman d’éviter l’insoutenable geste subjectif inhérent à l’écriture, au gré duquel, de toute évidence, les mots viennent de l’intérieur, des recoins les plus intimes du moi (bien qu’ils ne fassent que nous traverser, ils ne nous ont pas moins pénétrés et ont subi l’influence de notre propre chimie dans un sens quasiment physique), ce qui fait des excrétions corporelles (le sperme ou la merde) une métaphore naturelle de l’écriture. La manipulation d’objets extérieurs au sujet rend toute sécrétion inutile, tout comme, par conséquent, et du moins en apparence, les matériaux psychiques qui y sont associés. Si la manipulation est un substitut à l’écriture, les objets manipulés forment les symptômes visibles de l’angoisse et du plaisir d’écrire. Nous avons ici affaire à une opération accomplie sans douleur ni obscénité. C’est l’«ob-scène» qui nous transporte dans l’«autre scène» de l’inconscient, et cette autre scène constitue le sujet invisible de l’œuvre de Sherman—une précieuse boîte de Pandore dont le contenu nous demeure inaccessible, en ce qu’il est à la fois signifié et nié par une autre boîte—la valise ouverte au début de la performance.
Ainsi le problème est-il déplacé, entérinant la distance entre l’entreprise esthétique et l’entreprise psychanalytique. Déplacé sur une table trop petite pour s’y étendre, sur laquelle le sujet est articulé à travers ses signifiants; et s’il a trouvé sa place ici, il lui faut alors renoncer éternellement à la satisfaction de la centralité.
Pour comprendre l’œuvre, il ne faut pas […] se demander ce qu’elle «signifie» mais uniquement à quel besoin elle répond. Dans mon cas, le besoin le plus persistant, le plus passionné […] est celui d’occuper un espace dans lequel je me trouve (mentalement). C’est-à-dire, je suppose, une sorte d’érotique de la pensée […] l’utilisation de la pensée pour manipuler l’imagination, qui est un corps. Occuper cet espace […] non pas en se trouvant en son centre […] mais plutôt une torsion administrée au corps-imagination: une sorte d’extension contre-nature qui génère une nouvelle périphérie, une différence.25
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Bérénice Reynaud, «Stuart Sherman: Object Ritual», trad. Tom Repensek, October, vol.8, printemps 1979, p.58-74. Le texte originel français a été perdu (note de 2016). ↩
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Bérénice Reynaud, «Petit dictionnaire du cinéma indépendant new-yorkais—À l’usage de ceux qui veulent en savoir plus long», Cahiers du cinéma, №339, septembre 1982, p.35-50, et №340, octobre 1982, p.35-47. J’ai autorisé la reproduction de cet article dans L’État du monde du cinéma (Antoine de Baecque [dir.], Petite Anthologie des Cahiers du cinéma, vol.9, Paris, Cahiers du cinéma, 2001), sans être informée que des coupes seraient opérées dans le texte et que la rubrique consacrée à Stuart Sherman serait supprimée. ↩
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Stuart nous abordait toujours avec un script et une idée précise de ce que nous étions supposés faire. Il était patient mais ne capitulait jamais. Pour Libération (Portrait of Bérénice Reynaud), il voulait que je ferme un œil tout en gardant l’autre ouvert—chose dont j’étais parfaitement incapable! Sans se démonter, Stuart a filmé mon visage en gros plan avec les deux yeux ouverts—puis avec les deux yeux fermés. Ensuite, grâce à un procédé d’impression optique (et au talent de Dieter Froese lors de la postproduction), il a assemblé les deux moitiés de l’écran, de sorte qu’un œil soit fermé et que l’autre soit ouvert. J’ignore si c’est à cette occasion que lui est venue l’idée d’accoler une moitié de nos visages la fin du film. Toujours est-il qu’à l’époque, à Manhattan, une poignée de cinéastes indépendants proposaient à leurs pairs des services d’impression optique à des coûts raisonnables—bien que le procédé demeurât onéreux. Au début des années 1990, Stuart a dû faire face a de graves problèmes financiers—qui l’ont obligé à quitter New York. Aussi était-il ruiné—et je crois que c’est pour cela qu’il a mis si longtemps à achever ce film. Reste que Stuart a contourné mon incompétence pour obtenir ce qu’il voulait. ↩
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À chaque fois que je l’ai vu quand je vivais à New York entre 1977 et 1992, le film était intitulé Edwin—ce qui évoque un lien de familiarité et d’amitié entre les deux hommes. Ce n’est que sur des documents récents rassemblés après le décès de Stuart que je l’ai vu intitulé Edwin Denby. Je conserverai toutefois le titre le plus récent dans cet article. ↩
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Dans la liste des œuvres de Stuart dressée par son exécuteur testamentaire Mark Stanford, cette performance est intitulée The Stations of the Cross, or the passion of Stuart (2000). Le site du Centre Pompidou (où cette pièce a été jouée entre le 13 et le 15 octobre 2000 aux côtés d’œuvres de Jérôme Bel et de Grand Magasin) la présente sous le nom de The Stations of the Cross, or, The Passion of Stuart. D’autre part, le site de Belluard Bollwerk International, qui offrait une description de la performance assortie d’une photographie, donne pour titre The Station of the Cross, or The Passion of Stuart. Cette pièce a été présentée au festival—organisé à Fribourg, Suisse, le 5 juillet 2000. Il s’agissait peut-être de sa première représentation publique. Stuart est cité comme un artiste de San Francisco. En voici la description donnée par le site: «The Station [Sic] of the Cross (1-14 ou, en chiffres romains, l-XIV) or The Passion of Stuart (Station 15 ou, en chiffres romains, XV). Les trains arrivent et partent, toutes les secondes, minutes, heures, jours, semaines, années, centaines d'années, millénaires. Donc préparez votre valise en emportant un nombre suffisant et approprié de chapeaux et embarquez à vos propres risques et à votre vitesse. (Essayez aussi de profiter du paysage qui défile.) Stuart Sherman a commencé le théâtre en 1975. Il a créé depuis des dizaines de solos, de pièces collectives et de films qui ont été dans le monde entier. Figure emblématique du Performing Art, il a reçu de nombreuses distinctions pour son œuvre.» ↩
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Stuart a lui-même fait l’expérience de cette «tentation», comme le révèle son texte publié dans Bomb Magazine en 1990, puis édité en 2000 pour le site GLBT Literature, consacré à son amitié avec Carson McCullers lorsqu’il avait une vingtaine d’années: «J’essaye de me moucher comme Carson, de chantonner le refrain publicitaire des bus Greyhound comme Carson, de m’asseoir dans la véranda comme Carson, mais c’est inutile. En dépit d’efforts diligents et prolongés, je ne deviens pas un grand écrivain. Au bout du compte, je me convaincs de la futilité de ces tentatives et je les abandonne. Même aujourd’hui, cependant—à ce moment précis—une question m’angoisse: ai-je abandonné trop tôt? Serais-je devenu un grand écrivain si j’avais continué à m’exercer? Qui sait? Qui sait?» ↩
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On pourrait y voir une allusion à la dernière et terrifiante scène du Locataire (1976) de Roman Polanski. Stuart était un fervent cinéphile et allait voir beaucoup de films narratifs/commerciaux tout en se montrant la plupart du temps très critique à leur égard. ↩
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On pourrait également voir ici une allusion à l’indispensable Wavelength (1967) de Michael—dans lequel un zoom progressif (le montage de plusieurs plans séparés) parcourt l’intérieur d’un loft. Toutefois, il est absolument clair que, dans son propre film, Stuart a recours à un travelling et non à un zoom. ↩
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Lors d’une conversation avec Sherman, j’ai utilisé le terme de camelote; devant sa forte désapprobation, nous nous sommes finalement entendus sur l’emploi de produits bon marché. ↩
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Noël Carroll, Soho Weekly News, 28 septembre 1978, p.81. ↩
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Jean Baudrillard, Pour une critique de l’économie politique du signe, Paris, Gallimard, 1972, p.103. ↩
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«Mais ce n’est pas la Loi elle-même qui barre l’accès du sujet à la jouissance, seulement fait-elle d’une barrière presque naturelle un sujet barré. C’est en effet le plaisir qui apporte à la jouissance ses limites, le plaisir comme liaison de la vie, incohérente, jusqu’à ce qu’une autre, et elle non contestable, interdiction s’élève de cette régulation découverte par Freud comme processus primaire et pertinente loi du plaisir.» (Jacques Lacan, «Subversion du sujet et dialectique du désir», in Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.821.) ↩
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Je n’entends pas faire uniquement référence à la tentative de Sherman d’épuiser les possibilités formelles d’un espace, mais aussi à sa propre insistance à justifier son activité: «Par exemple, j’avais un marteau et un clavier. Je me disais peut-être que je voulais un clavier, puis je me suis dit ensuite que j’avais envie de jouer dessus. Mais je ne voulais pas jouer avec les doigts. Avec quoi d’autre allais-je pouvoir jouer? Alors l’idée m’est venue de jouer avec le marteau, puis je me suis dit: ‹Faisons comme ça.› Et puis… eh bien, si j’ai un marteau… un marteau est un instrument destiné à planter des clous… donc si je place les clous entre le clavier et le marteau, cela crée autre chose. Alors j’ai joué avec ça dans ma tête et je me suis dit: ‹Est-ce que je peux décider de moi-même du sens de cette idée? De la signification d’une telle action?› Je ne me contente jamais de voir des choses et de bien les aimer. Je dois les justifier à tous les niveaux: intellectuel, spirituel, psychologique […] et dans ce cas précis érotique. Tout, dans ce spectacle, doit avoir une valeur érotique.» (Tiré de la retranscription d’une conversation tenue après la performance de Eleventh Spectacle (The Erotic), le 10 novembre 1978.) ↩
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Sigmund Freud, «Actes obsédants et exercices religieux» [1907], in L’Avenir d’une illusion, trad. Marie Bonaparte, Paris, Presses universitaires de France, 1973, p.10-11. ↩
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D’où la valeur symbolique de la petite table pliante. Elle est le «vide originel», la «tabula rasa», mais aussi, au bout du compte, la feuille blanche. On peut également appliquer cette interprétation à Edwin Denby. ↩
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Je vois en cela une obsession collective. La société dans laquelle nous vivons est sans nul doute la plus prolifique en termes de production de textes imprimés, et pourtant elle est celle qui possède le moins d’écriture. Walter Benjamin écrit: «Durant des siècles, les conditions déterminantes de la vie littéraire affrontaient un petit nombre d’écrivains à des milliers de lecteurs. La fin du siècle dernier vit se produire un changement. Avec l’extension croissante de la presse, qui ne cessait de mettre de nouveaux organes politiques, religieux, scientifiques, professionnels et locaux à la disposition des lecteurs, un nombre toujours plus grand de ceux-ci se trouvèrent engagés occasionnellement dans la littérature. […] si bien que de nos jours, il n’y a guère de travailleur européen qui ne se trouve à même de publier quelque part ses observations personnelles sur le travail sous la forme de reportage ou n’importe quoi de cet ordre.» (Walter Benjamin, «L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique», in Écrits français, Paris, Gallimard, 2003, p.202.) L’écrit perd son caractère sacré à mesure qu’il est multiplié. Mais il nous est difficile d’oublier que nous sommes les produits d’une civilisation convaincue que le livre est Un et que l’Écriture est une activité religieuse, dont l’expression profane porte en elle ce terrifiant et curieux sentiment de transgression—autrement dit le péché—que le mythe du poète illustre avec force—pourvu de l’inspiration divine mais damné—dont le XIXe siècle fournit quantité d’exemples. [Commentaire ajouté en 2009: Si j’avais écrit ce texte aujourd’hui, j’aurais développé le concept de «jouissance défendue» selon deux axes distincts—celui de l’écriture (et je soutiens toujours cette position), et celui de la sexualité queer. Notons que ces deux lignes comportent plusieurs points d’intersection—par exemple la figure littéraire et la mythologie de Rimbaud le poète maudit et queer. La note 20 nécessiterait également des révisions à la lumière de la théorie queer.] ↩
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Sherman a précisé lors d’un entretien que le choix des mots ainsi que l’ordre dans lequel ils sont prononcés étaient aléatoires. ↩
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On peut résumer le problème ainsi: «Si un catalogue est composé de l’ensemble des livres d’une bibliothèque, doit-il y figurer lui-même comme l’un des livres?» ↩
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Lors de la première représentation de la performance Three Equals One, Sherman demanda expressément au public de lire le texte avant la performance ou à son terme, mais pas pendant celle-ci. ↩
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Si l’on me permet de filer la métaphore et de comparer l’écriture et ses lois en tant que pratique sexuelle «normale» et les manipulations de Sherman en tant que «perversion» de celle-ci, il serait difficile d’imaginer un champ de la perversion plus fertile que celui dans lequel l’objet érotique constitue une classe illimitée d’objets, dans laquelle les fonctions que l’on peut assigner à chaque objet sont infinies. Cet aspect est cependant tempéré par ce que j’appellerai le retour de la névrose obsessionnelle, qui rend possible la structuration de la performance comme rituel bien défini. ↩
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La valeur d���un signe linguistique n’existe que par rapport à d’autres signes au sein du même système: au moins deux signes ainsi qu’une connexion articulatoire (ou, dans le cas des objets, une connexion opérationnelle) sont par conséquent nécessaires pour qu’un signifiant puisse exister. Un signe linguistique est de surcroît généralement ambigu parce qu’il est surdéterminé (dénotation et connotation). ↩
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Dans le premier et le second système, (a) et (b) ne sont pas mutuellement exclusifs. La balance et les dentiers peuvent être combinés de plus de deux manières, et si Sherman est réticent à livrer des interprétations à son public, c’est selon lui afin de les libérer pour qu’ils fassent leurs propres associations. ↩
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L’objet est nié d’autres manières. En manipulant des couches de carton ou de journaux découpés selon la forme de l’objet, Sherman le fait paraître moins important que sa trace. En plaçant un objet dans un autre pour l’en retirer immédiatement, en effectuant une action puis en la reproduisant à l’envers, il inscrit l’objet dans un cycle sans but et répétitif. Ajoutons qu’il laisse souvent tomber ses objets par terre. ↩
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Lacan, Écrits, op. cit., p.818. ↩
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Richard Foreman, «The Carrot and the Stick», October, №1, printemps 1976, p.25. ↩
Published on <o> future <o>, April 13, 2016.
- License
- © Bérénice Reynaud 2016
Ce texte fait partie de Les Protagonistes un ensemble de traductions et de textes publiés par François Aubart en parallèle de deux projets: le cycle de discussions Laissez-vous séduire par le sex appeal de l’inorganique du 26 septembre 2015 au 25 février 2016 au centre d'art Passerelle à Brest et l'exposition De toi à la surface, du 21 janvier au 10 avril 2016 au Plateau, Frac Île-de-France à Paris. Publication originale: Bérénice Reynaud, “Wrestling with Angels and Demons – A Passion in Three Acts,” in: Nothing Up My Sleeve—An exhibition based on the work of Stuart Sherman, New York: Participant Inc & Regency Arts Press Ltd, 2009, 22-34