Le problème n’est pas comment finir un pli, mais comment le continuer, lui faire traverser le plafond, le porter à l’infini. C’est que le pli n’affecte pas seulement toutes les matières, qui deviennent aussi matières d’expression, suivant des échelles, des vitesses et des vecteurs différents (les montagnes et les eaux, les papiers, les étoffes, les tissus vivants, le cerveau), mais il détermine et fait apparaître la Forme, il en fait une forme d’expression, Gestaltung, l’élément génétique ou la ligne infinie d’inflexion, la courbe à variable unique.
Gilles Deleuze, Le Pli
1—J’ouvre le codex; la commodité s'ouvre dans un murmure de froissement. Elle figure1 dans une séquence qui s’adresse à moi dans son potentiel. Et c’est ainsi que j’aime faire face à ce dispositif. Sa modestie et sa discrétion structurelles dissimulent une aptitude généreuse à la prolifération, à la complexité et à la différenciation.
2—Je recherche principalement le sentiment lascif d’être vivante. À travers une topographie de tonalité, le codex amplifie l’accès. Au sein de son abri discret, je me déplace librement dans une nouvelle sensation.
3—Par commodité, je veux dire: cet objet fournit des conditions hospitalières pour y entrer et s’y attarder; il abrite sans fixer; il conditionne sans déterminer. Par un geste minimal la forme commode nous montre l’amplitude de la complexité.
4—Je me soumets à l’encre. Je me plonge dans l’ailleurs du clair-obscur. Le manque de transparence, l’élaboration de l’ombre comme médium, fait du codex une douce bombe de potentiel. La sociabilité de la lecture ne concerne pas toujours, ou seulement, le présent; elle implique la générosité multi-temporelle de la politique. Au sein du temps plié, l’individu et une parole impersonnelle se testent, s’infléchissent et se mélangent l’un l’autre. La scène obscurément confectionnée du livre est une polis spéculative temporairement striée.
5—Le clair-obscur est aussi une technique de l’étrange. Je suis gravée par l’inconnu tandis que je poursuis. J’ai pénétré dans une réserve naturelle qui permet un maximum d’intuition, le «comme si» de la pensée spéculative qui est en dehors de la connaissance. Lire montre la fausseté de la réification commune du «social» et du «personnel» dans un système binaire de valeurs. Il soumet cette binarité à un naufrage désastreux. Et ainsi, à une érotique.
6—Multipliant, divisant et échangeant, l’étrangeté ouvre l’indétermination de l’identité. Elle apporte une convention affective à l’échange fantôme entre étrangers, une relation qui n’est pas contrainte à un temps unifié.
7—L’état inachevé que je désire se dissout et se reforme dans le codex; la lecture semble être une dispersion rythmique discontinue et pourtant infinie qui génère des singularités. Il ne s’agit absolument pas de connaissance. Il s’agit d’une flânerie et d’une ruée temporelles au sein d’un groupe de petites identifications. Je préfère devenir étrangère et mystérieuse à moi-même en accord avec l’audace de la lecture.
8—C’est la sensation la plus commode que je puisse imaginer, ceci étant perdu. Je ne veux pas quitter cette structure charitable qui permet ma disparition minutieuse. Son excès de surface est seulement disponible si en augmentation mesurée. Je pourrai définir la pensée de cette manière: l’accès partiel, en une séquence, à une complexité de surface infinie et discrète qui ne m’appartient pas.2
9—La substitution des personnages au moi, d’une série à une origine, d’un rythme à un état: voici la tension de l’amour, la politique de l’amour. Voici la forme. Le lecteur aime sans savoir. Je lis pour le livre, simplement parce que le livre est ici pour être lu. Parfois ma fidélité va à la matérialité.
10—J’habite sa charpente. À cause de la continuité méthodique de ses traits structurels, la métaphore architecturale est aisément assumée. Mais ce que le livre soustrait à l’architecture est la connotation originaire de l’arche. Ici les origines doivent être différenciées des commencements et de l’historicité. Chaque lecture initie un mouvement parmi un ensemble multiple et ouvert où la mémoire est impersonnelle. La tectonique du livre cadre le hasard et ses changements de trajectoires, non pas une origine.3 Un lecteur est un débutant.
11—Je lis déchet, hasard et accident. Je ne peux fixer ce qu’est la matérialité. Lire, j’entre dans un contrat relationnel avec n’importe quel matériau, acceptant sa fluidité et son écart. Je me trouve être celle qui lit.
12—Je ne peux fixer ce qu’est la matérialité. J’agis dans le hasard. Un codex accompagne ce qui autrement est un surplus interprétatif souffert ou apprécié dans mon corps. Avec cette complicité arrive un monde, une intemporalité: une forme.
13—Je lis pour sentir le doublement du temps: le temps de la forme du livre, qui se rapporte à la clôture et à la topologie des pièces, des allégories, des maisons, des corps et des surfaces; et le temps de ma perception, qui paraît directionnel, mélodique, lyrique et inflexionnel. Je reçois en moi le rythme dont je ne savais pas manquer.
14—Je fais face à quelque chose de délicat et fragile qui pourrait couvrir une grande distance, puis il se ferme. Un temps annule l’autre, exerce son autorité sur l’autre. Je suis suspendue entre la forme et la perception, infléchie par une temporalité extérieure. L’intention devient impersonnelle.
15—Je serai alors perdue, si la lecture était obscure. Dans la forêt, à l’hôtel, ou n’importe où.
16—Dans des maisons pesantes et dignes, je ressens un violent désarroi. Dans une telle maison, il devient de plus en plus difficile d’être une femme dans la vie de quelqu’un. Qu’est devenue la commodité? J’abandonne la maison pour le livre interdit.
17—Quelque chose peut changer. Le rythme dispersé d’une déambulation—musicale et conceptuelle—est ce que ses plis conduisent. Le rythme est une improvisation figurée et incarnée, non une mesure.
18—Dans l’agréable déplacement de l’identité, un autre temps continue de former ce que je serai. Cet objet banal et minimal se joue de moi, joue de ce que vivre en pensant pourrait être, la chance donnée et la commodité. Le temps est seulement de la chance.
19—Le codex mime une inaccessibilité, l’échec de la transparence, et figure cette inaccessibilité non seulement comme une esthétique générative, mais aussi comme la puissance mobile de la perception, où la perception disperse l’identité en un mouvement vers l’inconnu. Je veux remarquer et mémoriser les significations non-sémiotiques que le codex inaugure dans mon corps.
20—Lire dans l’obscurité: voici la ruine de l’identité intensément recherchée. Lire amorce en moi un abandon élaboré. Le désir et l’identité ne sont pas équivalents. Il semble parfois que le plaisir déplace, ou replace, l’identité. La perception se replie, ou mieux, se tourne vers cette obscure intériorité qui ne m’appartient pas.4 Le codex transforme continuellement le désir et ceci est devenu une vie.
21—Je suis surprise par le fait que n’importe quelle institution peut avoir placé cet objet entre mes mains, puis m'ait laissée seule avec. Lire emploie improprement les privilèges, abuse d'autorités, demande de l'ingérence. Son produit est politique, non économique; il insiste sur la distinction entre l’économique et le politique. La dimension de la pensée s’articule seulement dans un temps politique. De manière à poursuivre, lire résiste. Je suis le témoin du déplacement du politique dans le codex.
22—Encouragé par un tel matériau de convivialité, le rythme de la pensée s’ouvre paradoxalement: il se défait de l’identité, il y avait des petites habitudes ou des mesures les liant. Les relations potentielles entre les identités et les désirs se desserrent et se multiplient. Le démantèlement crée un soulagement extraordinaire et agréable. La peur n’est pas non plus absente.
23—Plutôt qu’à un corrélatif du trope de la profondeur psychologique, l’effet de l’intériorité du codex est peut-être inhérent à une multiplication sérielle d’accès et de surface. Le temps est dans le codex en tant que simultanéité. Lorsque nous pensons, nous plongeons dans un temps confectionné.
24—Avec des gestes minimaux, le temps de ma perception est répétitivement annexé, rendu confu par le codex qui maintenant prête ses plis à l’esprit. Quelle lectrice émerge de son étude simplifiée? Elle a échangé la propriété d’une identité assignée pour ces plis charitablement lascifs.
25—La perception sensuelle, et donc la cognition, est complétée, non compromise, par l’indétermination. Bien que le livre soit un filtre pour certaines intentions—d’institutions, d’auteurs et de lecture—l’intention ne peut pas être contenue ou imposée. L’impersonnalité de la pensée se déplace au sein des droits fantômes du codex à être politisés par hasard, où le hasard est un étranger.
26—Ainsi l’interdiction contre la lecture—c’est Rousseau qui a dit que toute jeune fille qui lit est déjà une jeune fille perdue. Le codex lui a prêté sa confidentialité. Elle lira malgré les lois.
27—Alors que la jeune fille se penche sur le clair-obscur, la commodité5 se déplisse dans les interstices de son histoire gestuelle et dans le temps de la lecture, qui devient une infinité rythmique. Elle incarne une politique mystérieuse en approfondissant les ombres par endroits, en s’attardant dans l’anarchie de la mémoire impersonnelle. Son autonomie se défait et se disperse dans une matérialité fidèlement plurielle. Ses identifications sont de petites révolutions. Elle est libre de ne pas apparaître.
-
Eric Auerbach, dans son essai «Figura» de 1938, trace une histoire de ce mot. Étymologiquement, il est relié au même radical latin qui connote «forme plastique», et il est important pour la longue histoire de figura en tant que concept, que le mot, comme il le dit, pointe «cette idée de manifestation inédite, de mouvance, du permanent» (je souligne). Dans Lucrèce, Auerbach a vu la transposition dans le précepte général de «forme extérieure» de figura, dans un passage par le non-visuel, tel que le mouvement du plastique vers l’auditif, la transition idéationnelle du modèle à la copie, ou la relation entre les choses et leurs simulacres ou leurs fantômes parfois invisibles. Ce transfert souple incarné par une figure, qui est aussi une simultanéité, donne au désir l’occasion d’interpréter. Je proposerai que le codex soit une figure pour l’histoire matérielle de la pensée. Et la vivacité particulière, le geste, que le codex amène à penser est le détour, le pli—l’inflexion dont la puissance d'agir se complète elle-même.
Auerbach décrit les différentes tâches portées par un symbole et une figure: lorsque le sujet signifiant du symbole complète typiquement une idée statique de la nature dans un objet correspondant—une fleur, disons, ou une planète, en remplissant l’identité de la nature dans cet objet, d’une manière magique ou mythique, la figure tend vers une confection ou une fabrication humaine qui inclue un changement temporel. Le figuratif fait face à un champ de signification non entièrement déterminé. «C’est lui [l’objet] qui déborde son cadre pour entrer dans un cycle ou une série», comme l’écrit Deleuze. La forme figurative est déjà sociale, fait déjà partie d’une production léguée de signification. Ce qui rend un objet figuratif, hormis cette origine productive, est sa capacité à déborder l’intention. La puissance d'agir de la figure est son historicité—elle trouve sa dynamique dans l’inachèvement inhérent de l’histoire. Comme Auerbach le propose, «ce qui différencie radicalement ces formes [la figure et le symbole] tient au fait que la prophétie figurative se rattache à une interprétation de l’histoire et même qu’elle consiste, par définition, à interpréter un Texte, alors que le symbole se présente comme une interprétation de la vie et, sans doute pour l’essentiel à l’origine, de la nature.» L’inachèvement interprétatif est l’accès de la figure à un changement potentiel. Ou, en d’autres termes, un objet ou une image figure lorsqu’il ou elle reçoit de la part de notre projection imaginative plus que ce que sa fonction sociale ou mythique requerrait. Cette marge de l’excès (un excès d’interprétabilité potentielle inhérente à une proportionnalité) peut être infléchie différemment à travers le temps. La fluctuation conceptuelle et historique excède les limites délimitées ou perceptibles d’une chose. À tout moment, un livre peut accueillir différemment son lecteur. La position ambivalente de la figure vis-à-vis; de la signification accorde la puissante capacité de dissimulation, qu’elle soit convaincante ou ludique. L’opacité, la discrétion de ses plis permet le différentiel interprétatif.
Les architectes se sont aussi appropriés figura dans la description technique de l’espace potentiel. Auerbach fait une autre distinction de l’histoire conceptuelle de ce mot en soulignant la plasticité matérielle de figura (comme distincte de son potentiel pour la dissimulation interprétative parmi les poètes et les rhétoriciens) dans les textes de Vitruve: «Figura désigne chez lui une forme plastique et une architectonique ou, du moins, la reproduction de cette forme, l’épure. Il n’y a nulle trace d’illusion et de mouvance. Dans ses œuvres, figurata similitudine ne signifie d’aucune façon ‹par feinte›, mais ‹par imitation figurée›. Figura veut souvent dire ‹épure›, ‹plan› (modice picta operis futuri figura; ‹la figura élaborée à l’échelle de l’ouvrage futur›). Quant à universa figurae species ou summa figuratio, il désigne la forme générale d’un édifice ou d’un homme (Vitruve compare volontiers les deux du point de vue de la symétrie). Malgré cet usage mathématique qu’il fait parfois du terme, figura (tout comme fingere) conserve intacte sa dimension plastique et concrète, pour lui et pour tous les autres auteurs techniques de cette époque.»
Cette plasticité—cette propension de la figure à plier activement elle-même une puissance, une inflexion qui module la perception—est le trait qui permet l’activité en cours de la figure avec le temps. ↩ -
Lorsque Hannah Arendt construit une description de la pensée dans La Vie de l’esprit, elle demande où nous allons lorsque nous pensons, plutôt que qu’est-ce que penser—l’investigation philosophique commune. Elle déplace l’accent de l’ancienne question de l’interrogation ontologique dans une trajectoire spatiale. Pour Arendt, penser est similaire à pister, une sorte de lieu «ouvert par l’activité de l’esprit», qui dévie pour suivre laborieusement son cours vers une pause. C’est «la petite piste discrète de non-temps […] ouverte entre un passé infini et un futur infini, tandis que ceux-ci acceptaient que le passé, le futur, les prennent pour cibles, si l’on peut dire—soient leurs prédécesseurs et leurs successeurs, leur passé et leur futur propres—et se créaient ainsi un présent», un lieu qui n’est ni hérité ni reçu de la tradition, mais qui est fait à partir de ce qui est touché en passant: «les effets du temps historique et biographique». Dans cet argument, la pensée acquière une direction seulement lorsqu’elle est située, et c’est la situation d’une invisibilité, d’une discrétion, d’une déviation nécessaire (et résistante) du corps pensant de l’apparition. Je peux reconnaître mes propres activités dans cette déviation ruineuse. Suivre la description d’Arendt infléchit la pensée avec une clandestinité utopique. Il me semble juste de soutenir un statut utopique de la pensée. Mais un tel soutien peut aussi sembler obscurcir la contingence historique du milieu du penseur—après tout, cette activité est conditionnée par les pressions et les protocoles historiques, les échecs, les plaisirs et les mouvements des relations matérielles, sociales et économiques entre les environnements conditionnant, et l’esprit désirant est lui-même une ressource énergétique de la pensée. ↩
-
Si nous pouvons parler de l’architecture du livre, c’est parce que le livre figure infiniment par ses plis: sa plasticité conceptuelle mime dorénavant un engendrement au sein d’une lignée. Mais toute connotation conceptuelle et figurative que nous lisons dans le livre est contingente à une histoire matérielle: l’histoire de la transformation d’un support—tablette en bois ou en cire, papyrus, parchemin, papier; une inscription alphabétique ou schématique—manuelle, mécanique ou électronique; une structuration—un rouleau enroulé à déployer sur une baguette d’ivoire, des feuilles pliées, des feuillets cousus reliés par des cartons, un espace digital avec son architecture numérique… De plus, cette transformation matérielle et technique de l’objet est alignée sur l’histoire des cadres institutionnels du livre—rituels, spirituels, ecclésiastiques, séculaires ou esthétiques—et leurs diverses combinaisons. Mais cette figuration matérielle, cette plénitude sémantique—le livre comme nature, mémoire, Rome, Dieu, mot, histoire, église, amour—trouve seulement son site discret en relation avec les mentalités incarnées de ses lecteurs. ↩
-
Dans sa discussion de l’histoire matérielle de la textualité, dans Du lisible au visible, le médiéviste Ivan Illich décrit la relation du lecteur du XIIe siècle au codex dans la pratique en développement de la lecture silencieuse. Ici, l’expérience de la lecture nouvellement privée est exprimée comme un pèlerinage intérieur trouvant son champ spirituel et conceptuel au sein des plis du codex. Un tel mouvement figuratif renvoie aux pèlerinages et aux déploiements à travers le continent européen, vers Jérusalem, Saint-Jacques-de-Compostelle ou Rome, ou encore vers les cathédrales du Nord. Que le voyage spirituel, avec ses épreuves physiques et sa téléologie puisse être transféré dans l’intimité du livre comme un espace infléchi par toute la potentialité d’une telle épreuve, suggère le degré avec lequel le codex s’est institué au sein de l’imaginaire spatial de cette époque. ↩
-
Le trope d’un pèlerinage de la lecture se complique de nouveau dans la pratique humaniste séculaire du Grand Tour au XVIIIe siècle, où le voyage à Rome peut être renvoyé à, complété ou substitué par la lecture attentive privée des albums reliés de gravure tels que ceux de Piranèse. Lorsque le lecteur du XIIe siècle est sur la route en direction de la lumière spirituelle, la connaissance du divin telle qu’incarnée dans le livre et le mot, le jeune homme faisant son Grand Tour se déplace vers les ombres et les ruines. Le moi n’est pas devenu ce qui est éclairé par la vérité divine, mais ce qui recueille une obscurité dans la partialité et l’ambivalence des origines, toujours perçues comme perdues, brisées, en ruine. Dans les albums de Piranèse, l’obscurité romaine gravée par un burin griffonnant est la nouvelle obscurité de l’inconscient, la nouvelle divinité. ↩
Published on <o> future <o>, June 18, 2015.
- Translation
- Camille Pageard
- License
- © Lisa Robertson & BookThug
Initialement publié sous le titre: Lisa Robertson, «Time in the Codex», in Nilling. Prose Essays on Noise, Pornography, The Codex, Melancholy, Lucretius, Folds, Cities and Related Aporias, Toronto, BookThug, 2012 (seconde édition), p.9–18.