Le problème de Lieftinck
Je rencontrai pour la première fois les sept sœurs dans un essai de Gerard Isaac Lieftinck (professeur de paléographie à Leiden) intitulé «Enige problemen met betrekking tot gedateerde Goudse handschriften» [«Divers problèmes concernant la datation des manuscrits de Gouda»]. Il peut être trouvé dans un livre publié par Martinus Nijhoff en 1958, Opstellen door vrienden en collega’s aangeboden aan Dr. F. K. H. Kossmann ter gelegenheid van zijn afscheid als bibliothecaris der Gemeente Rotterdam [Essais par des amis et collègues présentés au Dr F. K. H. Kossmann à l’occasion de sa retraite du poste de bibliothécaire au Conseil de Rotterdam].
Voici le passage sur les sept sœurs:
«Un second volume particulièrement impressionnant, №159 [du catalogue des manuscrits de la Bibliothèque de Saint-Jean à Gouda], est un commentaire des Psaumes en latin par Petrus van Herenthals, prieur de l’abbaye prémontréenne de Floreffe (près de Naams), en l’honneur—d’après le prologue—du célèbre évêque Jan van Arkel, d’abord d'Utrecht et plus tard de Liège (1364–1378). D'après le colophon, ce manuscrit est écrit en 1454, par pas moins de sept nonnes du couvent de Sainte-Marguerite à Gouda, qui toutes y sont nommées. Un objet mettant l’eau à la bouche de n’importe quel paléographe, qui ferait tout son possible pour acquérir une bonne photographie de chacune des mains pour sa collection. Le soussigné, toutefois, fut profondément découragé: il lui était impossible de distinguer les sept mains. Nous sommes ici les témoins d’une discipline qui nous remplit tour à tour d’admiration et d’effroi. Est-il vraiment possible, en calligraphie, de réprimer sa personnalité jusqu’à un tel extrême? Un jour, cela pourrait devenir la tâche d’un graphologue de découvrir si nous avons affaire à une mystification ou à un jeu. Chose intéressante, nous avons un autre manuscrit fait par cinq de ces mêmes religieuses. Celui-ci—un manuscrit du Tabernacle de Jan van Ruusbroec de 1460—est connu depuis des années grâce à une description faite par De Vreese dans son fameux ouvrage de référence. C’est le Ruusbroec-handschrift Bb qui se trouve à la Bibliothèque royale de La Haye avec le numéro 129G4. Selon De Vreese il est facile de distinguer les mains, l’une des affirmations gratuites de cet érudit qui, malheureusement, ne peut plus fournir de preuve. De nouveau, il était complètement impossible de distinguer les mains, écrites cette fois dans un style différent. Les deux livres dressent des obstacles sur la voie du catalogue [Catalogue des manuscrits datés ou datables dans les Pays-Bas]; la seule façon de les surmonter serait de photographier une sélection de pages qui illustre les diff érences les plus remarquables.»
Il m’est arrivé de croire tout ce que Lieftinck avait écrit ici. Je croyais vraiment que les manuscrits l’avaient «profondément découragé» et que la discipline des sœurs l’avait «rempli tour à tour d’admiration et d’effroi». J’ai rencontré Lieftinck en personne pour la première fois en 1976, dans les rues de Leiden. Peu de temps avant, mon court essai sur les sept sœurs venait d’être publié dans la Nederlands archief voor kerkgeschiedenis [Revue néerlandaise de l’histoire de l’église]. «Oh, Monsieur Noordzij», m’interpella Lieftinck, «J’ai fort apprécié vos sept sœurs. Vous avez raison, bien sûr; mais vous savez, lorsque les manuscrits m’ont été présentés, je n’ai pas vraiment eu le temps d’approfondir la question.»
Je n’avais pas anticipé cela. J’avais imaginé une discussion, voire même une certaine reconnaissance pour mon approche—ce que j’attendais avec impatience depuis quelques années. Lorsque d’autres choses exigèrent mon attention, toutefois, je me laissais volontiers distraire. Les sept sœurs disparaissaient en même temps que mes meilleures intentions.
Je ne suis plus en mesure de prendre au sérieux les déclarations sur les sept sœurs. Je ne pense pas non plus désormais qu’elles étaient censées l’être de cette façon. Des informations intéressantes datant du XIVe siècle sur Jan van Arkel, sur l’abbé de Floreffe ou sur la littérature du XIVe siècle ne sont pas pertinentes face aux problèmes soulevés par des objets artisanaux datant du XVe siècle. Pas même comme remplissage, simplement parce que ces révélations tordent les relations historiques entre Herenthals et Ruusbroec.
Pour lui laisser sa chance, je passe une nouvelle fois en revue les notes de Lieftinck:
«Un objet mettant l’eau à la bouche de n’importe quel paléographe, qui ferait tout son possible pour acquérir une bonne photographie de chacune des mains pour sa collection. Le soussigné, toutefois, fut profondément découragé: il lui était impossible de distinguer les sept mains.»
La faculté de discernement de Lieftinck semble lui poser un problème insurmontable, tandis que les photographies peuvent être prises assez facilement.
«Est-il vraiment possible, en calligraphie, de réprimer sa personnalité jusqu’à un tel extrême?»
Les sœurs n’avaient pas de notion de personnalité, car cela n’avait pas encore été inventé. La rhétorique de Lieftinck ne nous est pas utile lorsqu’il s’agit de religieuses: elles ne se retirent pas pour mettre en évidence leurs personnalités. Elles emménagent ensemble dans le but spécifique de vivre le même idéal, retirées dans la même habitude, dans le même rituel quotidien. Elles considéreraient comme un cauchemar ce que nous apprécions en tant que personnalité.
Cela ne doit pas être en contradiction avec la transmission de leurs noms. Les sœurs écrivent leurs noms dans leur livre tout comme ils sont écrits dans le livre de vie (Apocalypse 3:5).
«Un jour, cela pourrait devenir la tâche d’un graphologue de découvrir si nous avons affaire à une mystification ou à un jeu.»
Cette partie sur le graphologue doit être une petite blague de la part de Lieftinck.
«Selon De Vreese il est facile de distinguer les mains, l’une des affirmations gratuites de cet érudit qui, malheureusement, ne peut plus fournir de preuve.»
Dans un instant, je vais prouver qu’en science rien ne peut être prouvé. Oh, et, en passant, De Vreese a réellement existé.
FAITS HISTORIQUES
L’historiographie n’est pas mon métier, je travaille de manière systématique afin de ne pas m’égarer. Je fais la distinction entre les faits et les documents. Les documents sont accessibles à la perception; ils sont réels. Les faits se dérobent à la perception et, de ce fait, à la réalité; ils sont métaphysiques.
Par cette distinction, j’adhère à la proposition d’Emmanuel Kant de ne considérer comme réel un phénomène que lorsque ce dernier peut être accessible au travers d’une perception empirique. En tant que tel, le Mont-Blanc est réel car quiconque peut constater l’existence de cette montagne. De cette manière, nous pouvons réexaminer les documents que nous ont laissé les sept sœurs chaque fois que nous le voulons. Que le colophon ne mentionne ni la taille ni le nombre de pages du livre ne doit pas être un problème; nous pouvons déduire de telles données d’après l’objet lui-même, à tout moment.
Les faits historiques ne se laissent pas vérifier de cette manière, même s’ils sont en possession de leurs papiers en règle. Ce que nous pouvons faire avec précision, c’est voir si les livres conservés des sept sœurs sont écrits sur parchemin ou sur vélin, mais nous ne pouvons que croire sur parole une personne qui nous dirait que les livres viennent en effet du couvent Sainte-Marguerite. Que le colophon ne puisse, à ce stade, être réfuté ne prouve pas qu’il soit correct. Je peux distinguer environ sept motifs remarquables, les dites mains, dans les manuscrits. Lieftinck ne le peut pas. Cela signifie, tout au plus, que je peux voir mieux que Lieftinck. «Tout au plus», parce que je pourrais être en train d’imaginer cela. Mes découvertes ne corroborent pas le colophon, pas plus que celles de Lieftinck ne le réfutent. Mon avantage sur Lieftinck est que je peux montrer les mains dont il doute de l’existence. Croyez-le ou non (si vous le voulez): les mains que j’ai trouvées correspondent aux mains des sept sœurs. Ce qui demeure est la réalité de mes mains, ouverte à jamais à l’examen critique. Les mains que j’ai trouvées donnent au document une nouvelle structure. J’ai opéré des divisions, partageant le problème en deux. Celles-ci se dressent comme un défi: essayez de les croiser.
Cléopâtre et les sept sœurs
L’historiographie dépend de faits historiques et ceux-ci n’existent pas. Ils ont disparu de la réalité. Nous ne pouvons déterminer avec certitude que la dernière reine d’Égypte s’est vraiment donné la mort en laissant tomber un serpent dans sa tunique. Les faits de cette histoire sont dignes d’une dame qui excellait dans l'invention de nouveaux modes d’empoisonnement. Généralement si une histoire va si bien, c'est parce qu'elle est faite sur-mesure.
La fin de l’Égypte antique peut être décrite comme suit: pendant des milliers d’années le serpent royal a couronné le roi d’un anneau protecteur qui a maintenu ensemble les deux Égyptes. Lorsqu’approcha la fin du règne de Cléopâtre (la septième), l’anneau se rompit. Le serpent tomba sur la poitrine de la Reine, se glissa sous sa tunique et la mordit; l’Égypte devint une province romaine sous Auguste (le huitième) et le serpent royal mythologique redevint un simple animal.
Il doit également exister une formule herméneutique de ce type pour le colophon des sept sœurs. Ce fait peut avoir un statut différent, comme pour Cléopâtre. Sept sœurs ont consacré leurs vies à suivre la règle de Sainte-Marguerite. Elles se sont réunies pour écrire des textes pieux en l’honneur de Dieu et pour le bien-être de leurs lecteurs. L’interprétation historique ou mythologique du colophon touche aux faits, mais pas mon problème qui est déconnecté des faits. Lieftinck cherche les sept mains des sœurs dans les faits, et je m’intéresse aux mains des sept sœurs. Les faits ne sont ni d’un côté, ni de l’autre; tout ce que je peux faire est justifier mon point de vue sur ces documents.
Tout repose sur l’attribut «sept». En liaison avec les mains, le problème est métaphysique; il s’agit de la validité du mythe, une version profane des tentatives de prouver l’existence de Dieu. Beaucoup d’ingéniosité a été investie dans cette entreprise, mais les résultats sont faibles: il y a encore des gens qui pensent que Dieu n’existe pas.
Pour éviter respectueusement une «preuve de l'existence de Dieu», j’accepte aveuglément que les sept sœurs ont créé ces documents. Tout irrévérencieusement, je démêle les mains dans les documents, les mains des sept sœurs, par des méthodes scientifiques naturelles. Je ne sais pas combien de mains je vais trouver.
Le colophon du manuscrit №159 de la Bibliothèque de Saint-Jean à Gouda énonce les noms des sept sœurs. Ce colophon existe. N’importe qui peut s’en assurer, en théorie. Le manuscrit se prête lui-même à l’analyse empirique, dirait Emmanuel Kant. Il aurait appelé réalité ce qui seul satisfait cette condition.
Nous pouvons accepter ou rejeter ce qui est dans le colophon, mais nous ne pouvons nous en approcher par l’analyse empirique. Le fait qu’en 1454 les sœurs listées ci-dessous ont écrit le manuscrit est situé en dehors de la réalité de Kant. Lieftinck peut expliquer un fait historique selon son envie. Il voit dans le colophon un jeu ou une tentative de fraude, je fais confiance au colophon, mais le statut métaphysique du fait demeure intact.
1454
marie iohannis
geze ysenoudi
ave trici
iacobe gerardi
agathe nicolai
marie martini
marie gerardi
1460
—
—
aef dircs dr.
iacob gherijts dr.
aecht claes dr.
marie martijns dr.
marie gherijts dr.
Le manuscrit de La Haye datant de 1460 répertorie les noms dans le même ordre que le manuscrit de Gouda de 1454. En 1454, Maria Jansen et Geesje IJzenouds sont en haut de la liste. Elles ne sont plus mentionnées dans la liste de 1460, ce qui pourrait indiquer qu’elle est organisée en fonction de l’âge. Peut-être que celles en haut de la liste de 1454 sont mortes ou ne pouvaient plus participer en 1460. Une variante de cette hypothèse serait de supposer que les sœurs sont inscrites selon leur ancienneté. Ou que la liste des noms pourrait être organisée selon la date de leur entrée dans le couvent. Ces deux sœurs en service depuis plus longtemps auraient été affectées à d’autres tâches. D’autres sources sur la vie dans les couvents au XVe siècle pourraient rendre n’importe quelle invention plus plausible, mais celles-ci restent hypothétiques et impossibles à prouver.
Je ne vais pas plus loin qu’une analyse des documents. D’après ma méthode je peux compter sept, voire huit mains, et envoyer à Lieftinck plus de belles images que ce qu’il a commandé. De nouveau cependant, cette attaque paléographique ne peut réfuter les suppositions du célèbre professeur. Lieftinck me rétorquerait que je me suis moi-même compromis avec des diagrammes de chacune des mains, réalisés dans ma propre écriture: preuve que mes mains sont à la portée d’un unique écrivain. Seulement, il faudrait être fou pour faire un tel livre.
MÉTHODE
Ma méthode est plutôt naïve. Je peux reconnaître les motifs qui apparaissent dans mon propre travail comme dans celui des sept sœurs. Les procédures qui conduisent à un certain motif dans mon atelier mènent à des motifs similaires dans le travail des autres. Si j’identifie le même motif dans un manuscrit ancien, j’en conclus la même procédure. Mon analyse repose sur l’hypothèse physique que des causes identiques auront, presque partout, plus ou moins le même effet. Sans les mots «presque» et «plus ou moins», mes préjugés acquièrent la certitude théologique d’un théorème mathématique, trop étroitement défini pour contenir toute la réalité.
La construction de l’écriture offre la meilleure compréhension de ce phénomène. Je peux écrire la lettre m en trois traits descendants. À la fin de chaque trait je lève la plume. J’appelle construction discontinue cette manière d’écrire. Si je veux écrire la lettre m d’un seul trait, dans une construction continue, alors je dois joindre les traits descendants par des traits ascendants intermédiaires. Cette condition coïncide avec le premier principe de la physique: valable pour tous les écrivains de toutes les cultures et de tous les temps. L’absence de traits ascendants invalide une construction continue. Inversement, si je remarque des traits ascendants alors je présume une construction continue. Cette hypothèse n’est pas infaillible puisque je peux simuler une construction continue dont les traits descendants sont des traits ascendants. De sorte que le m n’est pas écrit d’un seul trait mais par cinq traits descendants distincts. Un procédé aussi chronophage est peu probable dans le cas de travaux simples tels que les livres de Gouda. Dans les manuscrits précieux, il faut toujours se méfier des traits ascendants répliqués avec attention.
Les sept sœurs écrivent dans une écriture cursive, un type d’écriture qui s’est développé à partir d’une construction continue. La construction continue est risquée parce que le scripteur a moins de contrôle sur le trait ascendant que sur le trait descendant. Une écriture cursive dont la construction est discontinue témoigne d'une insécurité ou d'une grande prudence de la part du scripteur. Je peux produire des exemples de telles occurrences dans ma propre écriture.
TYPES DE CONSTRUCTION
«La plume doit glisser sur le papier tel un navire virant doucement de bord.» 1 Ainsi va le trait ascendant dans l’élégante description faite par Jan van den Velde. Dans l’écriture cursive, le trait ascendant est la partie du tracé qui joint un trait descendant à l’attaque du trait descendant suivant. Le trait ascendant se déploie toujours en une courbe depuis le bas à gauche vers le haut à droite d’une lettre. La courbe se plie dans le sens des aiguilles d’une montre dans les lettres comme le n et dans le sens inverse dans le u. Dans la construction continue, ces deux lettres sont formées par une ligne dans laquelle le trait ascendant joint les deux traits descendants. La différence entre le n et le u réside dans la distinction entre un trait ascendant qui tourne vers la droite, et un autre qui tourne vers la gauche.
Van den Velde n’exagère en rien lorsqu’il dit que la plume glisse avec le trait ascendant; la pression menace d’entraver le trajet de la plume. C’est une raison pour laquelle les calligraphes prudents évitent le trait ascendant dans le travail formel.
La simple distinction entre construction discontinue et continue est un subtil instrument, chaque scripteur ayant une expérience différente du trait ascendant tracé dans le sens horaire de celui dans le sens anti-horaire. Tous les scripteurs n’ont pas une compétence identique entre le trait ascendant tournant à droite ou à gauche; beaucoup de mains possèdent seulement l’une ou l’autre. Ceci produit quatre variétés de cursives formelles:

Construction continue

Trait ascendant dans le sens horaire

Trait ascendant dans le sens anti-horaire

Construction discontinue
La construction continue s’est faite une bonne réputation dans la civilisation occidentale, mais je n’ai connaissance que de trois auteurs qui—du moins de manière implicite—traitent de ce terme: Johann Neudörffer (1538), Gérard Mercator (1540) et Jan van den Velde (1606). Ce qui ressort du travail de leurs successeurs, c’est que personne n’a compris ces auteurs. Il n’a jamais été fait mention de la construction continue.
D’autres civilisations ont des termes pour la différence entre les constructions. Une assemblée internationale de designers typographiques a un jour été invitée à assister aux leçons d’écriture à la Japanische Schule de Hambourg. L’enseignant expliqua qu’il avait affaire à la différence entre kaisho et gyōsho. Comme il parlait uniquement japonais et que l’interprète ne savait pas de quoi il s’agissait, son explication ne fut pas tout à fait claire. Les enfants japonais auraient très bien pu expliquer cela en allemand, mais les enfants japonais sont tenus de garder le silence; ils ont simplement ricané.
J’ai voulu savoir si j’avais bien compris les exercices des élèves. Sur le tableau noir, j’ai écrit un m dans une construction discontinue avec kaisho en dessous. Puis j’ai écrit gyōsho en dessous d’un autre m dans une construction continue. Avant que l’interprète ait compris ce qui s’était passé, les applaudissements des enfants avaient confirmé ma proposition.
Nous ne voyons que ce que nous connaissons. Les calligraphes occidentaux n’ont jamais accordé d’importance à la construction et ont donc caché leur jeu. Lorsque des scribes différents travaillent sur un même manuscrit, une rotation de poste coïncide généralement avec un changement de construction. En tant que critère d’analyse, la construction est plus fiable que les différences accidentelles sur lesquelles tombera un paléographe.
Au sein du grand collectif d’écrivains qu’il est coutumier d’appeler culture, les changements ont le plus grand effet sur le contraste d’un trait de plume. Les types de contraste sont les plus puissantes jumelles dans l’instrumentarium de l’expert en écriture manuscrite. La loupe de la construction m’est plus utile pour l’échelle microscopique du problème des différences individuelles entre les mains des sept sœurs en harmonie.
FIN OUVERTE
J’ai identifié six mains dans le manuscrit de Gouda. Cinq d’entre-elles sont également présentes dans le manuscrit de La Haye. Ce résultat corrobore les colophons et semble résoudre le problème de Lieftinck.
Je dois assurer mes arrières. Mon analyse est basée sur la comparaison de quelques quarante photographies. Pour faire une analyse approfondie, il me faudrait photographier les deux manuscrits dans leur intégralité. Cela pourrait révéler que j’ai négligé quelque chose.
Toutefois, une analyse plus poussée confirmant mes conclusions aurait laissé intact le problème de Lieftinck. Mes sept mains n’amènent pas son problème plus près d’une solution. Les mains que je distingue sont les motifs de phénomènes qui—à mon avis—vont ensemble, ou du moins qui tolèrent la compagnie des autres. Il existe une chance raisonnable pour que mes motifs coïncident avec les mains individuelles des sept sœurs. Pourtant, je ne peux fournir à quiconque le sens historique par lequel j’ai mis en lumière ce qui est vraiment arrivé. Il n’est pas clair, et cela ne le sera jamais, que mes présentes mains correspondent aux mains historiques des sept sœurs cherchées par Lieftinck. D’un point de vue scientifique, il n’avait même pas le droit de demander.
Dans Herfsttij der Middeleeuwen [Le Déclin du Moyen Âge], Johan Huizinga fait rapidement la différence entre le Moyen Âge bourguignon et la Renaissance italienne: «Charles [le Téméraire] lisait encore ses classiques dans une traduction.» 2
Huizinga estime s’être assuré de la différence entre «érudition» et «goût», mais il ne peut localiser le grand tournant du Moyen Âge bourguignon vers la Renaissance italienne. Il existe seulement dans notre imagination. Nous construisons cette différence quand «[…] on considère le quattrocento italien dans sa glorieuse antithèse avec les formes médiévales qui prévalaient dans les autres pays. 3 […] En littérature, les formes classiques s’introduisent sans que l’esprit lui-même n'ait changé. Un groupe de lettrés apporte un peu plus de soin à la pureté du style latin et à la syntaxe classique: et voilà l’humanisme qui naît. Ce cercle de lettrés fleurit en France vers l’an 1400.» 4

Main №1, Gouda
Dans les cercles de ce genre, nous n’avons pas cherché «à Gouda, derrière l’église» les sœurs d’un petit couvent. Si elles écrivaient le latin, alors Aaf Dirksen et Aagt Klaassen ont signé par Ave Trici et Agathe Nycolai, mais en dépit de cette quasi-érudition elles sont restées au sein du cercle de la devotio moderna, le mouvement néerlandais des simples adeptes, qu’elles servaient en copiant des allégories religieuses telles que le Tabernacle de Ruusbroec.
Nous lisons la pénitence pieuse dans leur modeste activité, qui pourrait bien être une illusion historique puisque, dans le même temps, elles ont patiemment travaillé aux conditions climatiques pour la tornade de la Réforme. Après tout, c’est dans leurs climat et environnement immédiats que le génie universel d’Érasme a pu prospérer.

Construction continue, Gouda

Construction continue et construction discontinue, Florence
J’ai différentes manières d’évaluer le manuscrit des sœurs de Gouda, et autant pour estimer leur pertinence culturelle, mais la forme et les proportions nous ont été transmises inchangées. Si, à mon tour, je cherche la grande différence entre Le Déclin du Moyen Âge et la Renaissance italienne, alors la récolte est aussi modeste que celle de Huizinga: la main des sœurs du couvent de Gouda ne se distingue de l’illustre cursive humaniste que par un trait de plume plus épais. La première main dans le manuscrit de Gouda de 1456, en particulier, n’est pas différente de la cursive florentine qui justifierait un tournant historique et culturel entre Moyen Âge et Renaissance.
Ma reconstruction schématique souligne la construction continue de la première main; les lettres m et u sont écrites d’un seul trait; du moins ne pouvons-nous pas observer qu’elles ne sont pas écrites d’un seul trait. Les illustrations suivent, à la lettre, la forme canonique de la cursive humaniste, excepté que les calligraphes italiens, nous dit-on, employaient généralement un trait plus fin.
Le gothique de Gouda et la Renaissance florentine sont interchangeables, car même à Gouda la plume peut être plus étroite.
LES DEUXIÈME ET TROISIÈME MAINS
La première main ouvre le manuscrit de Gouda. Cette main n’apparaît pas dans le manuscrit de La Haye. L’ordre que j’ai attribué aux autres mains est tout à fait arbitraire.
Mon enquête sur le manuscrit de La Haye avait commencé avant d’avoir vu celui de Gouda. Dans l’ensemble, les deuxième et troisième mains donnent le même rendu dans le manuscrit de La Haye; il n’y a aucune différence en termes de rythme. Parce que je n’avais pas soupçonné, d’ailleurs, que la transition d’une main à l’autre pourrait se situer à l’intérieur d’une phrase, j’attribuais les différences dans les mains à des variations au sein de la même main. Qui plus est: je n’aurais jamais soupçonné qu’une séparation tombe au sein d’un mot.

Fin de la main №2 et début de la main №3, La Haye

Main №2, Gouda

Main №3, Gouda
Le manuscrit de Gouda exclut la symbiose des deux mains. La deuxième main ne possède pas encore un rythme régulier; l’équilibre entre le noir et blanc est instable et l’espace entre les mots est trop grand. Quatre ans plus tard, la main a fait de grands progrès, mais la tendance à faire droites les parties courbes est toujours présente. Dans le schéma, je prends comme exemple le d en forme de losange parce que l’ascendante de ce d est également plus raide que dans les autres mains.

Schéma de la main №2

Schéma de la main №3
La troisième main se distingue par son e où la deuxième courbe descend toujours plus bas que dans celui de la seconde main. Cette manière d’écrire produit un œil plus grand dans le e que dans celui de la seconde main.
L’extrait du manuscrit de La Haye montre la séparation entre la deuxième et la troisième main à l’intérieur du mot ordi / ne, en accord avec ces caractéristiques.
Mon «enquête» était faiblement vêtue, constituée de photographies étalées sur le sol. Les motifs qui à première vue correspondaient furent regroupés ensemble. Des groupes sont apparus qui pourraient, avec un examen plus approfondi, être divisés en groupes plus petits. J’aurais pu continuer de cette façon jusqu’à ce que chaque photographie soit isolée à nouveau, mais je ne le souhaitais pas. Par une confiance allègre en mon préjugé systématique, je n’ai pas pris en considération les distinctions fortuites. Paléographie, épigraphie, diplomatie, numismatique et autres types d’expertise s’accrochent à de telles distinctions par manque d’un système (théorie). Bien sûr je trouve cela non scientifique, mais surtout terriblement maladroit. Voici un conseil pratique à l’attention des futurs paléographes: apprenez à écrire.
LA QUATRIÈME MAIN
La quatrième main présente la même tendance pour les courbes droites que la seconde, bien que moins extrême. Ceci produit également un d et un o en forme de losange. En outre, les traits descendants de ces lettres sont tirés trop loin, produisant un gros caillot au niveau de la connexion en délié en bas à droite.
La construction des lettres est ambiguë. La construction continue comporte uniquement des traits ascendants dans le sens des aiguilles d’une montre, comme dans le m et le n; les lettres avec des traits ascendants dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, comme dans le u, sont écrites avec interruption. D’après la ligne des traits descendants je peux conclure que le scribe appuyait son poignet sur le parchemin. Cette erreur technique l’oblige à faire le trait descendant en pliant ses doigts, plutôt que de déplacer toute sa main. Dans le petit rayon obtenu du bout du doigt, le trait descendant se courbe dans le sens anti-horaire. Mon schéma illustre cela, bien que de façon légèrement exagérée, dans la lettre m.

Main №4, Gouda

Main №4, La Haye

Schéma de la main №4
LA CINQUIÈME MAIN
Comme la quatrième, la cinquième main trahit une construction ambiguë. Même dans la calligraphie contemporaine, de nombreux auteurs ne font pas l’expérience du u comme un n retourné. Les références à cette construction sont rares dans la littérature occidentale. En outre, elles sont toujours passées inaperçues, faisant de la construction une caractéristique relativement sûre pour une main. Il est fort improbable qu’un calligraphe n’ait jamais réalisé qu’il essayait d’imiter une écriture continue par une construction discontinue. Les experts le remarqueraient seulement en apprenant eux-mêmes à écrire. Pour le moment, il n’existe aucune notion de cela.

Main №5, Gouda

Main №5, La Haye

Main №5, La Haye, schéma
La cinquième main dans le manuscrit de La Haye a un k caractéristique, ce qui rend la main reconnaissable pour les experts. Pourtant, il est dangereux de se laisser guider par des particularités si évidentes. Quiconque trouvant quelque chose d’intéressant ou de sympathique peut facilement l’imiter: le k intéressant de la cinquième main peut également être trouvé dans les caractères de l’imprimeur Gerard Leeu à Gouda et Anvers, et dans une typographie de Peter van Os à Zwolle.
Caractères «intéressants»:

Gerard Leeu, Gouda, 1478

Gerard Leeu, Antwerpen, 1487

Peter van Os, Zwolle, 1487
La cinquième main est particulièrement large dans le manuscrit de Gouda, ce qui donne à l’écriture un caractère statique. C’est dans sa cursive que le scribe s’éloigne formellement de l’écriture du texte pour laquelle il est si compétent.

Main №3, main №6, main №5
LA SIXIÈME MAIN
Dans l’extrait du manuscrit de Gouda présenté ci-dessous, la main a un trait plus fin dans les lignes inférieures. Je suis convaincu qu’il ne s’agit pas d’un changement de main, mais que le même scribe a coupé ou changé sa plume. Il aurait usé plusieurs plumes en s’appuyant fortement sur elles, comme l’indique les traits de plus en plus larges. Les extensions énergiques vers la gauche qui terminent les lettres m, h et y sont la particularité la plus frappante de cette main. Le départ bas de l’oreille de la lettre g est une particularité moins évidente et donc plus fiable.

Main №6, La Haye

Main №6, La Haye, schéma

Main №6, Gouda
LA SEPTIÈME MAIN
La première tentative de description que j’ai faite de la septième main montre, avec le recul, trop de caractéristiques de la sixième main; je manque de matière convaincante pour proclamer solennellement l’existence d’une septième main. Si j’en ai le temps je retournerai à Gouda, mais je préférerais livrer aux experts la conclusion de l’analyse.

Colophon, Gouda
UNE HUITÈME MAIN
J’attribue à la cinquième main le colophon du manuscrit de Gouda. Le colophon du manuscrit de La Haye est écrit dans une main qui n’apparaît pas dans le reste du livre. Une huitième sœur a joué le rôle de chroniqueuse.
À une date ultérieure, un c a été retiré de l’année 1460, donnant au livre l’apparence d’être de cent ans plus vieux.

Ex-libris, La Haye

Colophon, La Haye

Schéma de la main de l’ex-libris, La Haye

Schéma de la main du colophon, La Haye
MENSONGES ET SUPERCHERIE
Bien que j’ai pu laisser échapper un ou deux points dans la description des mains des sept sœurs, son principe ne peut être remis en question, pour autant que je puisse en juger. Je distingue par moi-même les mains les unes des autres, par le biais de qualités uniques que je peux prouver avec précision. Néanmoins, que mon analyse mente et triche, je n’y peux rien. Je ne peux pas distinguer les mains par la méthode décrite, et ma manière d’en faire le classement défie toute description. Presque passivement, je me suis laissé guidé par tel ou tel vague critère, «en suivant mon instinct» comme le diraient certains.
J’ai bien regardé—de près et en plissant les yeux—pour ajuster ma vue à la tonalité et au rythme de l’écriture. Pour cela j’ai parcouru le manuscrit de La Haye à plusieurs reprises. Lorsque certaines des pages, des paragraphes, des lignes et des mots se démarquèrent du motif sous-jacent, je photographiais les imperfections les plus frappantes. Je ne dois pas retarder le moment où cette première impression est fixée: après un certain temps je ne verrai rien d’autre que les défauts. Le même signe ne peut être écrit deux fois de la même manière et si deux lignes sont tracées, l’une juste après l’autre, la plume sera plus usée après la seconde que la première. De telles distinctions peuvent finir par m’obséder, de sorte que je ne distingue plus aucun motif. Avant d’en arriver à cela je dois prendre des raccourcis au moment opportun. Recommander une méthode aussi dangereuse ne lui ferait pas honneur, donc avec le recul j’ai recueilli des signes qui étaient typiques des motifs et qui feraient dire au spectateur surpris: Eh bien, finalement c’est juste.
C’est vrai: les mains coïncident très précisément avec les motifs définis dans les manuscrits. Et il n’y a pas de quoi s’étonner: ces paroles insolentes affirment simplement que je vois ce que je regarde. Ce que nous voulons savoir—si ces livres ont vraiment été écrits par sept femmes—restera caché à jamais. Seulement après l’heure de la conclusion je confirme ma réponse: je suis absolument certain que les colophons disent la vérité; mais ne me demandez pas d’en apporter la preuve. Je ne l’ai pas prouvé, et je ne peux le prouver non plus. Nul n’a le droit d’être payé pour déclarer qu’un article incriminant a probablement été écrit par l’accusé.
-
Jan van den Velde, Spieghel der schrijfkonste, in den welcken ghesien worden veelderhande gheschriften met hare fondementen ende onderrichtinghe, Rotterdam, 1605. ↩
-
Johan Huizinga, Le Déclin du Moyen Âge, traduit du hollandais par Julia Bastin, Payot, Paris, 1932, p.84. À partir de 1975 l’ouvrage est publié en français sous le titre L’Automne du Moyen Âge. ↩
-
Ibid., p.391. ↩
-
Ibid., p.392. ↩
Published on <o> future <o>, June 10, 2015.
- Translation
- Charles Mazé
- License
- © Gerrit Noordzij
Initialement publié sous le titre: Gerrit Noordzij, De handen van de zeven zusters, Van Oorschot, Amsterdam, 2000 [en réalité publié en février 2001], p.8–29. Traduit en français par Charles Mazé, d’après la version anglaise établie par Will Holder: «The hands of the seven sisters», in F.R. DAVID, «With Love», N°7, de Appel, Amsterdam, été 2010, p.135–160. Le choix des termes typographiques—tels que scripteur, scribe, construction continue et discontinue, trait descendant et ascendant—se base sur la traduction de De streek: theorie van her schrift commencée par Fernand Baudin en 1989, révisée en 1997, et finalement publiée en 2010 sous le titre Le trait par Ypsilon Éditeur.