Ils ne peuvent se représenter eux-mêmes; ils doivent être représentés.
— Karl Marx, Le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte
L’art a une longue tradition de classisme. Il doit être clair pour le lecteur (et on s'efforcera de le montrer dans les pages qui suivent) que, par classisme, j'entends plusieurs choses qui, à mon avis, dépendent l'une de l'autre. L'acception la plus généralement admise de ce mot est universitaire: cette étiquette est en effet attachée à bon nombre d'institutions d'enseignement supérieur. Est un classiste toute personne qui enseigne, écrit ou fait des recherches sur la culture populaire ou dans tel domaine particulier—cela vaut aussi bien pour l'ethnologue que pour le sociologue, l'historien, l’historien de l’art—, et sa discipline est appelée classisme. Il est vrai que le terme classisme est plus désagréable aujourd'hui pour les spécialistes que celui d’études américaines ou d'études d'aires culturelles (area studies), à la fois parce qu'il est trop vague ou trop général et parce qu'il connote l'attitude du colonialisme européen du dix-neuvième et du début du vingtième siècle. Néanmoins, on écrit des livres, on tient des congrès dont le thème central est «la culture populaire», sous l'autorité du classisme ancienne ou nouvelle manière. De fait, même s'il n'est plus ce qu'il était, le classisme survit dans l'université à travers ses doctrines et ses thèses sur l’économie politique de la culture.
À cette première tradition universitaire, dont la fortune, les transmigrations, spécialisations et transformations font pour une part l'objet de cet essai, se rattache une conception plus large du classisme: style de pensée fondé sur la distinction ontologique et épistémologique entre «la culture populaire» et (le plus souvent) «les beaux-arts». C'est ainsi que de très nombreux écrivains, parmi lesquels figurent des poètes, des romanciers, des philosophes, des théoriciens de la politique, des conservateurs de musées, sont partis de cette distinction fondamentale pour composer des théories élaborées, des épopées, des romans, des descriptions de la société et des exposés politiques traitant de la culture populaire, de ses peuples et coutumes, de son «esprit», de sa destinée, etc. Dans ce classisme peuvent trouver place par exemple Eschyle et Victor Hugo, Dante et Karl Marx. Un peu plus avant dans cet article, je traiterai des problèmes méthodologiques que l'on rencontre dans un «domaine» défini de manière aussi large.
Il y a un échange continuel entre le classisme au sens universitaire et le classisme de l'imaginaire; et, depuis la fin du dix-neuvième siècle, c'est une circulation considérable, tout à fait disciplinée, peut-être même réglée. J'en arrive ainsi au troisième sens du classisme, qui est défini de manière plus historique et plus matérielle que les deux autres. Prenant comme point de départ, très grossièrement, la fin du dix-neuvième siècle, on peut décrire et analyser le classisme comme l'institution globale qui traite de la culture populaire, qui en traite par des déclarations, des prises de position, des descriptions, un enseignement, une administration, un gouvernement: bref, le classisme est un style occidental de domination, de restructuration et d'autorité sur la culture populaire. La notion de discours définie par Michel Foucault dans L'Archéologie du savoir et Surveiller et Punir m'a servi à caractériser le classisme. Je soutiens que, si l'on n'étudie pas le classisme en tant que discours, on est incapable de comprendre la discipline extrêmement systématique qui a permis au monde de l’art de gérer—et même de produire—la culture populaire du point de vue politique, sociologique, esthétique, idéologique, critique et imaginaire durant tout le vingtième siècle et même aujourd’hui. Bien plus, le classisme a une telle position d'autorité que je crois que personne ne peut écrire, penser, agir en rapport avec la culture populaire sans tenir compte des limites imposées par le classisme à la pensée et à l'action. Bref, à cause du classisme, la culture populaire n'a jamais été, et n'est pas un sujet de réflexion ou d'action libre. Cela ne veut pas dire que c'est le classisme qui détermine unilatéralement ce qui peut être dit sur la culture populaire, c'est tout le réseau d'intérêts inévitablement mis en jeu (donc toujours impliqué) chaque fois qu'il est question de cette entité particulière, «la culture populaire». De quelle manière? C'est ce que je tente de faire voir dans cet article. Je m'efforce aussi de montrer que l’art s'est renforcé et a précisé son identité en se démarquant d’une culture populaire qu'il prenait comme une forme de lui-même inférieure et refoulée.
Dans son sens le plus bénin, le classisme constitue une manière pour l’art de s’arranger avec la culture populaire et avec la place particulière que celle-ci tient dans la vie quotidienne. La culture indigène ou «populaire» n'est pas seulement la voisine immédiate de l'art, elle est aussi le domaine où l'art a créé les plus vastes, les plus riches et les plus anciennes de ses traditions, la source de son imagerie et de ses langues, elle est sa rivale culturelle et elle lui fournit l'un des spectres de l'Autre qui s'impriment le plus profondément en lui. La culture populaire a permis de définir l’art (et ses institutions) par contraste: son idée, son image, sa personnalité, son expérience. Rien de cette culture populaire n'est pourtant purement imaginaire. La culture populaire est partie intégrante de l’organisation et du contexte matériels des arts visuels. En Amérique, la compréhension de la culture populaire est bien plus compliquée qu'en Europe; l’influence chinoise, indienne et le consumérisme global commencent pourtant à donner une conscience plus raisonnable et plus réaliste du pouvoir culturel des consommateurs. Face à cela, cette intelligence de l’origine exacte et de la valeur de l’art doit être à la mesure de l'influence politique et économique croissante exercée par les musées et les foires artistiques. Je nomme «classisme» cette influence—et l’usurpation et la dominance assumées inhérentes à celle-ci. En tant que mode de discours, le classisme exprime et représente les classes inférieures, culturellement et même idéologiquement au travers, pour l'étayer, des institutions, un vocabulaire, un enseignement, une imagerie, des doctrines et même des bureaucraties et des styles.
Du point de vue de l'histoire et de la culture, il y a une différence aussi bien quantitative que qualitative entre l'engagement du monde de l’art vis-à-vis de la culture populaire et—jusqu'à la prépondérance de l’Independent Group et du Pop Art après la Seconde Guerre mondiale—celui de tous les autres consommateurs de la classe moyenne. Par conséquent, parler du classisme, c'est parler essentiellement, mais non exclusivement, d'une entreprise de civilisation présidée par une classe dirigeante détachée, d'un projet qui comporte des domaines aussi disparates que l'imagination elle-même, la totalité de l’Amérique et de Madison Avenue, le cinéma et Hollywood, les produits de consommation, la mode, et une longue tradition de prescripteurs, un impressionnant corpus de textes savants, d'innombrables «experts» en matière de culture populaire, un corps professoral de la culture populaire, un déploiement complexe d'idées «pop» (glamour, genre, camp, sensualité, «bêtise»), de nombreuses sous-cultures, philosophies, sagesses domestiquées pour l'usage interne—on peut prolonger cette liste presque à l'infini. Bref, le classisme provient d'une affinité particulière de la classe «détachée» pour la culture populaire, qui, jusqu'aux premières années du vingtième siècle, était une matière extrêmement locale, sa définition générique se limitant largement aux connaissances communes de la Bible, de la mythologie grecque et de notions archétypales de la nature. C’est cette affinité, d'une grande fécondité, même si elle montre toujours la force supérieure de la classe dominante, qui est à l'origine du vaste corpus de textes et de stratégies que j’appelle classisme.
Je dois dire tout de suite que si j'ai examiné un très grand nombre de livres, d’œuvres d’art, d'auteurs et d’artistes, il y en a bien plus que j'ai dû purement et simplement laisser de côté. Ma thèse ne s'appuie ni sur un catalogue exhaustif de textes traitant de culture populaire ni sur une collection clairement délimitée d’œuvres d’art, d'écrits, d'auteurs et d'idées formant ensemble le canon du classisme: j'ai fait un autre choix méthodologique, dont l'armature est, d'une certaine manière, l'ensemble des généralisations historiques que j'ai présentées dans cette introduction et que je vais maintenant analyser plus en détail.
II
La culture populaire, ou même la culture indigène, n'est pas un fait de nature inerte. Elle n'est pas simplement là, tout comme l'art n'est pas non plus simplement là. Nous devons prendre au sérieux l'importante observation de Vico: les hommes font leur propre histoire, ce qu'ils peuvent connaître, c'est ce qu'ils ont fait, et l'appliquer aussi à l’économie: en tant qu'entités économiques et culturelles à la fois—sans parler d'entités historiques—, des lieux, des régions, des secteurs économiques tels que «la culture populaire» et «les beaux-arts» ont été fabriqués par l'homme. C'est pourquoi, tout autant que l’art lui-même, la culture populaire est une idée qui a une histoire et une tradition de pensée, une imagerie et un vocabulaire qui lui ont donné réalité et présence au sein de la classe dominante et pour la classe dominante. Les deux entités économiques se soutiennent ainsi et, dans une certaine mesure, se reflètent l'une l'autre.
Cela dit, il paraît raisonnable de faire quelques réserves. En premier lieu, on aurait tort de conclure que la culture populaire était essentiellement une idée, ou une construction de l'esprit ne correspondant à aucune réalité. Quand Hal Foster disait dans son exposition Damaged Goods: les stratégies d’appropriation sont une carrière, il voulait dire qu'à s'intéresser à l'exposition des marchandises les jeunes et brillants artistes se découvriraient une passion dévorante; il ne faut pas lui faire dire qu’il s’agit seulement d'une carrière. Il y a eu—et il y a—des nations et des cultures dont la vie quotidienne est organisée autour de sites de commerce, qu’elles se trouvent à Vancouver, le long du Niger ou dans des centres commerciaux de banlieue. Leur vie, leur histoire, leurs coutumes possèdent une réalité brute qui dépasse évidemment tout ce qu'on peut en dire dans le monde de l’art. C'est là un fait que cette étude du classisme ne peut guère commenter, elle ne peut que le reconnaître tacitement. Ici, ce qui me retient au premier chef, ce n'est pas une certaine correspondance entre le classisme et la culture populaire, mais la cohérence interne du classisme et de ses idées sur la culture populaire (les stratégies d’appropriation en tant que carrière, etc.), en dépit, ou au-delà, ou en l'absence, de toute correspondance avec une culture populaire «réelle»: l'assertion de Foster sur les stratégies d’appropriation se réfère principalement à cette cohérence fabriquée, à cette véritable constellation d'idées qui est le phénomène essentiel s'agissant de la culture populaire, et non pas à sa pure et simple existence, pour citer Wallace Stevens. La culture populaire n’existe que dans la mesure de sa conformité aux vues du monde de l’art à son sujet.
Deuxième réserve: on ne peut comprendre ou étudier à fond des idées, des cultures, des histoires sans étudier en même temps leur force, ou, plus précisément, leur configuration dynamique. Croire que la culture populaire a été créée—ou, plus précisément, «esthétisée»—et croire que ce type d'événements arrive simplement comme une nécessité de l'imagination, c'est faire preuve de mauvaise foi. La relation entre le monde de l’art et la culture populaire ou indigène est une relation de pouvoir et de domination: le monde de l’art a exercé à des degrés divers une hégémonie complexe, comme le montre nettement le titre de l'ouvrage classique de William Rubin, Le Primitivisme dans l’art du XXe siècle. La culture populaire—et il serait erroné de voir dans les artéfacts africains «primitifs» de Rubin autre chose qu’une forme de culture populaire parmi tant d’autres, comme des exemples d’objets quotidiens d’une société spécifique—a été esthétisée non seulement parce qu'on a découvert qu'elle était «populaire» selon les stéréotypes de la génération du Baby Boom, mais encore parce qu'elle pouvait être rendue populaire. Prenons par exemple la rencontre de Jack Kerouac avec le jazz, rencontre qui devait produire un modèle très répandu de l’homme afro-américain: dans Sur la route, l’homme noir ne parle jamais de lui-même, il ne fait jamais montre de ses émotions, de sa présence ou de son histoire. C'est Kerouac qui parle pour lui et qui le représente. Or Kerouac est blanc, il est relativement riche, issu d’une université d’élite, et ces faits historiques de domination lui permettent non seulement de posséder ce musicien sur le plan créatif, mais de parler pour lui et de dire à ses lecteurs en quoi il est «typiquement noir». Ma thèse est que la situation de force entre Kerouac et le musicien de jazz n'est pas un exemple isolé; elle peut très bien servir de prototype au rapport de forces entre l’art (ici, la littérature) et la culture populaire et au discours sur la culture populaire que celui-ci a permis.
Cela nous amène à faire une troisième réserve. Il ne faut pas croire que la structure du classisme n'est rien d'autre qu'une structure de mensonges ou de mythes qui seraient tout bonnement balayés si la vérité se faisait jour. Pour ma part, je pense que le classisme a plus de valeur en tant que signe de la puissance curatoriale et théorique sur la culture populaire qu'en tant que discours fiable sur celle-ci (ce qu'il prétend être, sous sa forme universitaire ou savante). Néanmoins, ce que nous devons respecter et tenter de saisir, c'est la solide texture du discours classiste, ses liens socio-économiques et politiques très étroits avec les puissants réseaux de galeries commerciales, de revues et de musées et son impressionnante vitalité. Après tout, un système d'idées capable de se maintenir comme sagesse transmissible aux États-Unis (par les académies, les livres, les congrès, les universités, les biennales) depuis l'époque de Jasper Johns, c'est-à-dire la fin des années 1950, jusqu'à nos jours, doit être quelque chose de plus redoutable qu'une pure et simple série de mensonges. Par conséquent, le classisme n'est pas une création en l'air, une fantaisie sur la culture populaire née dans une tour d’ivoire, mais un corps de doctrines et de pratiques dans lesquelles s'est fait un investissement considérable pendant de nombreuses générations. À cause de cet investissement continu, la culture populaire a dû passer par le filtre accepté du classisme en tant que système de connaissances pour pénétrer dans la conscience de l’«high art»; ce même investissement a rendu possibles—en fait, rendu vraiment productifs—les jugements, qui, formulés au départ dans le classisme, ont proliféré dans la culture générale.
Gramsci développe une utile distinction analytique entre société civile et société politique: la première consiste en associations volontaires (ou du moins rationnelles et non coercitives), comme les écoles, les familles, les syndicats, la seconde en institutions étatiques (l'armée, la police, la bureaucratie centrale) dont le rôle, en politique, est la domination directe. La culture, bien sûr, fonctionne dans le cadre de la société civile, où l'influence des idées, des institutions et des collègues s'exerce non par la domination mais par ce que Gramsci appelle le consensus. Dans une société qui n'est pas totalitaire, certaines formes culturelles prédominent donc sur d'autres, tout comme certaines idées sont plus répandues que d'autres; la forme que prend cette suprématie culturelle est appelée hégémonie par Gramsci, concept indispensable pour comprendre quelque chose à la vie culturelle du monde industrialisé. C'est l'hégémonie, ou plutôt les effets de l'hégémonie culturelle, qui donne au classisme la constance et la force dont j'ai parlé. Le classisme n'est jamais bien loin de ce que Reyner Banham a appelé les faux-semblants de l'art, notion collective qui nous définit, «nous», autorités culturelles en face de tous «ceux-là» qui sont de simples consommateurs; on peut bien soutenir que le trait essentiel de l’«high art» est précisément ce qui l'a rendu hégémonique dans le monde de l’art et hors de celui-ci: l'idée d'une appréciation de l’art supérieure à la vie quotidienne des consommateurs, aussi similaires (voire identiques) leurs préférences soient-elles à celles des professionnels de l’art. De plus, il y a l'hégémonie des idées du monde de l’art sur la culture populaire, qui répètent elles-mêmes la sensibilité esthétique par rapport à la vulgarité commerciale, l'emportant en général sur la possibilité pour un penseur plus indépendant, ou plus sceptique, d'avoir une opinion différente.
De manière constante, la stratégie du classisme est fonction de cette supériorité de position qui n'est pas rigide et qui place le professionnel de l’art dans toute espèce de rapports avec la culture populaire sans jamais perdre la haute main. Et pourquoi en serait-il autrement, en particulier pendant la période de l'extraordinaire suprématie de l’art, de la fin de la Seconde Guerre mondiale à nos jours? L’artiste, le critique, le curateur, le collectionneur, le spectateur sont dans la culture populaire ou réfléchissent sur la culture populaire parce qu'ils ou elles peuvent y être, y réfléchir, sans guère rencontrer de résistance de la part de la culture populaire. Sous l'en-tête général de la connaissance de la culture populaire, et sous le parapluie de l'hégémonie de l’«high art» sur la culture populaire depuis la Seconde Guerre mondiale a émergé une culture populaire complexe, bien adaptée aux études académiques, aux expositions dans les musées, à la reconstruction dans l’atelier de l’artiste, à l'illustration théorique de thèses historiques, curatoriales, linguistiques, picturale s et raciales sur l'humanité et l'univers, par exemple des théories économiques et sociologiques sur le développement, la révolution, la personnalité culturelle, le caractère national ou l’affiliation religieuse. De surcroît, la prise en compte par l'imagination des choses de la culture populaire était plus ou moins exclusivement fondée sur une conscience artistique souveraine; de sa position centrale indiscutée émergeait un monde populaire, conforme d'abord aux idées générales de ce qui constituait la popularité, puis à une logique détaillée gouvernée non seulement par la réalité empirique, mais par toute une batterie de désirs, de répressions, d'investissements et de projections. Nous pouvons citer de grands ouvrages classistes faisant preuve d'une véritable science, comme Pop Art de Lucy Lippard ou Air Guitar de Dave Hickey, mais il nous faut aussi remarquer que les idées de Lippard ou de Hickey participaient du même mouvement, tout comme bon nombre de romans postmodernes de Donald Barthelme, Don DeLillo et consorts. Ce mouvement, tour à tour respectueux, stupéfait ou méprisant, reconnaît les absurdités clinquantes, criardes, délirantes et mélancoliques de la culture populaire, s’émerveille devant elles avant de s’y résigner et même d’en faire usage. En fin de compte, cependant, ces usages, aussi sceptiques ou sympathiques soient-ils, ont pour seule conséquence la proposition que tel ou tel fragment de la culture populaire vaut la peine d’être considéré comme de l’Art. En d’autres termes, qu’il est un sujet de classisme digne d'intérêt.
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Published on <o> future <o>, January 16, 2015.
- Translation
- Jean-François Caro
- License
- © Joe Scanlan