Benjamin Seror

À propos de <o> future <o>

Future-1


Chers Coline, Charles, François, Jérôme et Camille,


Je suis pour quelques jours dans une toute petite maison au Portugal, perdu au milieu de rien, au centre d'un parc naturel au bord de l'océan. C'est l'été. Nous allons dans quelques semaines lancer ce qui sera à la fois un site internet et une série de livres que nous avons de plus en plus de mal à appeler revue mais qui s'inscrit dans la continuité de △⋔☼. Ce nouveau projet s'appelle <o> future <o>, ce qui peut se lire «gros œil — FUTURE — gros œil», ou se dire tout simplement «future». C'est l'été, il fait très beau ici je passe une partie de mes journées à dessiner des yeux. J'aimerais utiliser le temps qu'il reste devant moi pour raconter l'histoire de ce titre.


Notre première rencontre a eu lieu dans un bar du Parvis de Saint Gilles à Bruxelles. Alors que nous nous connaissions peu, vous étiez venus me voir pour me proposer de donner un titre à votre nouveau projet. Après avoir publié trois numéros de cette revue au nom imprononçable, nous avons senti le besoin de changer notre manière de fonctionner, pour de nombreuses raisons parmi lesquelles nous pourrions citer entre autres la question que pose la publication de différentes langues dans un même ouvrage ainsi que les problèmes liés à la périodicité qu'imposait un format imprimé. Alors que nous réfléchissions ensemble à la forme que pourrait prendre ce nouveau projet, je me suis bien rendu compte qu'il était grand temps de changer de nom. Personne n'aurait osé mettre le sujet sur la table mais le silence devenait à chaque rencontre plus éloquent.


Ce titre, △⋔☼, n'avait pas été pensé comme une provocation, un objet dont on ne saurait que faire, à la manière d'un disque dont la pochette serait recouverte de papier de verre ou d'une carte postale dont la face serait recouverte d'adhésif double face. Il n'y avait aucunement l'idée de compliquer la tâche d'un libraire ou d'un bibliothécaire ou même d'un distributeur en leur proposant cette revue qu'ils ne sauraient classer faute de pouvoir la nommer. Ce titre était pensé comme un outil qui accompagnerait les perspectives de la revue, conçue comme une collection s'augmentant à chaque volume. Ainsi, ce titre, une évocation de trois symboles, changerait de sens ou d'interprétation à chaque numéro, comme nourri du savoir acquis à la lecture du numéro précédent. Mais je devais bien admettre que la réalité était toute autre. La revue est par exemple longtemps restée introuvable à la librairie du Centre Pompidou, certainement laissée dans un carton pendant des mois faute de pouvoir lui trouver une place adéquate. Nous l'avons aussi plusieurs fois retrouvée présentée sous le nom «ABC», ce qui en plus d'être le nom d'un groupe de musique auquel je n'aimerais pas avoir à rendre hommage, esquisse l'idée d'un nom générique, le premier qui nous passerait par la tête si l'on essayait de ne pas nommer quelque chose, disons ABC, pas même WXY en faisant un peu d'effort, bref l'idée d'un nom un peu fainéant, le nom d'une revue qui n'apprendrait rien de rien. Pourtant, cette revue avait bien un nom. Il était simplement imprononçable. Mais après trois numéros, il fallait bien admettre qu'aussi séduisante que soit cette idée d'un nom laissé à la responsabilité de chacun, la stratégie n'était vraiment pas des plus simples et nous forçait à beaucoup de justifications prises sur le temps où nous aurions pu parler par exemple de la contribution de Morad Montazami, et pour cela Morad m'en veut beaucoup et je tiens à m'excuser auprès de lui.


Avec le temps, j'ai senti que commençait à peser sur chacun de nous le poids d'être sans cesse le sujet de brimades dans le monde de l'édition pour le seul fait de travailler à une revue sans nom et dieu sait si le monde de l'édition peut être féroce. Avoir un stand au Salon Light, voir un jeune éditeur s'approcher, prendre un numéro, le renifler puis demander «ah, et elle s'appelle comment votre revue?», lui répondre confusément que c'est compliqué, qu'il s'agit en fait de trois symboles que l'on ne peut prononcer tatata et le voir repartir à son propre stand avec le sourire aux lèvres… quelle cruauté! Cette nouvelle formule aura donc un nom.


J'aimais pourtant pour ce nouveau projet garder l'idée de ne pas le nommer trop directement, cette idée que ce nom puisse changer en fonction de chaque nouveau lecteur. S'ajoutait aussi à cette nouvelle formule la perspective d'un lectorat de langue anglaise et j'aimais aussi l'idée d'un nom qui puisse fonctionner sans être traduit.


En parallèle, je m'intéresse beaucoup aux yeux. Comme tout le monde, j'en vois beaucoup et comme la plupart des gens c'est aussi mon outil principal pour regarder le monde. Depuis longtemps dans mes recherches, j'essaie de faire entrer en dialogue des idées, des choses et des gens qui n'ont pour la plupart du temps vécu ni à la même période ni sur le même continent. Comment dialoguer yeux dans les yeux avec des idées, des choses, des personnes qui n'habitent pas dans le même espace-temps? En parallèle aussi, je regarde beaucoup de vases grecs. C'est une passion solitaire, peu de gens regardent les vases grecs, ce qui me laisse le loisir de me promener de longues heures dans des ailes de musées désertées au profit d'autres salles remplies de trésors bien plus clinquants et plus impressionnants que les vases grecs. Je pourrais même me promener nu, je suis certain que personne ne s'en rendrait compte même si cela n'ajouterait pas beaucoup d'intérêt à mes visites. Ces vases sont fascinants et je me suis rendu il y a peu de temps à la conclusion que j'étais moi même un vase grec, ou que j'avais été, dans une autre vie, un vase grec, mais c'est là une autre histoire qui ne concerne que très peu le titre de ce projet éditorial.


Les grecs aimaient boire du vin. Ils aimaient aussi l'huile et des tas d'autres liquides pour lesquels ils ont produit toutes sortes de contenants. Ils aimaient beaucoup le contenu en général, ils vouaient même une sorte d'adoration pour ces contenus, raison pour laquelle ils décoraient ces vases de mille histoires divines et extraordinaires vantant souvent la force d'Hercule ou celle de leurs très jolis soldats. De nombreux vases, mais plus souvent encore les coupes, sont ornés de deux yeux énormes, plus gros que des yeux humains, munis de glandes lacrymales surdéveloppées. Ces yeux ne s'inscrivent pas dans ces récits de vie héroïque d'Hercule ni dans les scènes de guerres de ces si jolis soldats. Une première interprétation de la présence de ces yeux serait à mon avis que ces contenants renferment des liquides d'une grande préciosité, ces yeux sont donc une manière de marquer leur présence, ainsi le vin, l'huile et les autres produits qu'ils renferment nous regarderaient sans cesse. Cela fait sens dans un monde où chaque élément est lié à une divinité à laquelle on s'adresse au cours de rituels et de prières qui assurent en retour la bienveillance de ces multiples déesses et dieux qui vous entourent. Regarder son vin, son huile droit dans les yeux permet de s'assurer de ses bienfaits et de lui montrer que l'on est à la hauteur, idée qui résonne étrangement aujourd'hui où il est devenu très rare que nous tentions de rassurer notre nourriture en lui montrant que nous sommes à sa hauteur.


Cette interprétation est plutôt satisfaisante pour ce qui est des vases mais ne résout en rien l'usage des coupes. Il faut pour comprendre cela se représenter une coupe large et évasée. Sur son rebord extérieur se trouvent ces deux yeux. Ces coupes servaient à boire du vin, ce qui déjà à cette époque était reconnu comme étant très agréable. C'était aussi le moment de rendre hommage à Dionysos et c'est là que ces yeux entrent en action, au moment de basculer la coupe pour boire une gorgée. Pour qui vous regarde, les yeux du vase se substitueront aux vôtres, vous donnant le temps de cette gorgée le regard délirant de Dionysos. Le vase devient un masque et c'est à travers les yeux de Dionysos que l'on voit lorsque l'on porte ce masque, pour quelques secondes.


Voir à travers les yeux de Dionysos, même quelques secondes, me semble être une tentative très réussie de dialogue avec une idée ou avec quelqu'un qui ne vit pas dans le même espace-temps que le vôtre. Ces yeux pourraient donc être un moyen possible pour souligner que lire un texte est aussi une rencontre et que la lecture peut être un dialogue. J'ai donc proposé cette idée que la page d'accueil de notre site ou chaque livre que nous imprimerons soit doté de deux gros yeux dans le haut de la page pour que chaque texte que nous lisions nous regarde pendant qu'on le lit. Mais aussi notre ordinateur, nous qui passons tellement de temps à le regarder cet ordinateur. Le principe marcherait aussi pour les tablettes numériques ainsi que les téléphones nouvelle génération. Pour ce qui est des vieux téléphones Nokia, c'est mort mais personne ne lit de texte conséquent sur un vieux téléphone Nokia de toute façon.


Nous réfléchissions aussi avec ce nouveau projet à un format qui puisse permettre de publier en ligne et sur papier avec une grande fluidité entre ces deux modes d'édition, une manière de s'appuyer sur les spécificités de ces deux supports sans les faire entrer en compétition mais en écho, en s'appuyant sur les rythmes d'édition et les pratiques de lecture que ces supports opposent. La présence de ces yeux permettrait une grande fluidité entre différents supports et des formats variables. Plus qu'un logo, ils proposent une situation. Si un texte nous regarde, c'est que l'on est en train de lire notre revue. C'est un peu différent dans le cas d'une publication sous forme d'un livre que sur un site internet. Sur la page d'un site, les yeux nous regardent alors que dans le cas du livre les yeux pourraient se situer sur la couverture ce qui nous replonge dans le cas du verre de Dionysos, c'est à travers les yeux du texte que nous regarderions le monde, ou en tout cas la pièce dans laquelle on se trouve, qui elle se situe dans le monde. Si tout va bien. Dans le cas de l'ordinateur ou de la tablette, nous avons aussi imaginé une série de stickers à coller sur le dos de son équipement informatique, transformant ainsi tout ordinateur ou tablette de notre lectorat en un numéro de notre revue. Notre service Finance, Gestion et Communication est à l'étude de l'impact d'une telle idée, surtout qu'il est bien loin le temps où nous cachions les logos des ordinateurs sous d'horribles autocollants Biohazard, un tel retour à l'utilisation de stickers sur les belles coques aluminium de nos machines pourrait être perçu comme super ringard et ça nous ne le voudrions pas. Surtout pour une revue qui s'appelle <o> future <o>. Car ces yeux ne seront pas le seul nom de la revue.


Avec ce signe, ce regard, se posait à nouveau le problème d'une revue sans nom. Nous avions déjà en tête les brimades de nos camarades éditeurs venant nous voir sur notre stand du salon Offprint. «Ah, vous avez changé de nom, c'est quoi maintenant, ah, deux gros yeux, je vois, je vois», et voilà notre jeune micro-éditeur reparti vers son stand avec son sourire en coin. Même problème à la librairie du Centre Pompidou: «Je le range sous Deux, Gros ou Yeux ce nouveau numéro de la revue qui n'a pas de nom?» Et n'imaginons même pas demander à notre ami Morad une nouvelle contribution.


Le problème se cristallisait surtout sur le nom possible d'un nouveau site internet qui serait bien plus qu'une présence en ligne mais bien le corps de cette revue puisque l'enjeu de ce projet est de développer en parallèle une série de textes publiés en ligne et une série de livres au format papier. Il nous fallait donner un nom au domaine que nous aurions acheté pour héberger ce site et le problème est que les noms de domaine ça n'est pas très souple, on ne dit pas par exemple, «ah, mon nom de domaine en fait il n'a pas de nom mais c'est…». Non, un nom de domaine ça ne s'entube pas comme ça et ABC.com était déjà pris depuis l'instant même où il a été possible d'enregistrer des noms de domaine. Nous avions bien trouvé une astuce, le signe ʘ. Il sert à signaler lorsque l'on transcrit une langue cliquée le son du clic bilabial, celui que l'on émet lorsque l'on simule un baiser par exemple. Si l'on répète ce signe deux fois, soit ʘʘ, on obtient deux yeux.


Sans trop entrer dans les détails techniques des noms de domaine, il nous est apparu qu'il était possible d'acheter ʘʘ.org. Puisque la touche ʘ n'existe pas sur un clavier courant, il faut pour voir apparaître le nom ʘʘ écrire un code, xn—lpaa. Si vous entrez ce code dans la barre d'adresse de votre navigateur, c'est très drôle, la conversion sera faite automatiquement et vous verrez apparaître deux yeux à la place des x, n et autres tirets. Nous aurions donc pu acheter le domaine xn—lpaa.org qui bizarrement est encore disponible, oublié par les pionniers du nom de domaine qui ont fait fortune en achetant il y a quelques années tout nom qui semblait par la suite possiblement monnayable. Nous avions aussi clairement identifié l'idée que ce nom de domaine deviendrait par défaut le nom de notre projet, donc même si au bout de quelques secondes, ce code affiche automatiquement ʘʘ.org à la place de l'url, notre revue devenait par la force des choses xn—lpaa. On a fait mieux comme nom de revue. Les brimades allaient reprendre de plus belle, «ah le nouveau nom de votre revue est super moche». On a fait mieux comme brimade, mais le problème cette fois-ci est qu'elle serait justifiée. En plus de ne pas avoir de nom, la revue serait affublée d'un surnom imprononçable, impossible à retenir et, il fallait l'admettre, vraiment moche. De plus, le monde des linguistes allait penser que notre revue s'appelait «bisou bisou» et je connais peu d'historiens de l'art qui écriraient dans une revue appelée «bisou bisou» ou alors en utilisant un pseudonyme et notre service financier a eu là le dernier mot, une revue d'histoire de l'art écrite par des historiens écrivant sous pseudonymes n'a rien de vendeur, c'est la catastrophe assurée.


C'est d'un mot dont nous avions besoin, pas d'un son ni d'une idée, ni d'un regard mais bien d'un mot qui puisse être suivi d'un .quelque-chose, .org, .com, .edu… sans que cela porte à confusion. Un mot comme «future» par exemple.


Il fallait que ce mot veuille dire quelque chose qui aille dans la direction de ces regards, de ces deux gros yeux. C'est alors que nous avons commencé à penser à «future». Tout d'abord, le futur nous regarde tous. Mais dire que parce que l'adresse du site de notre projet éditorial contient le mot «futur», nous allons dans ce projet nous intéresser de près aux représentations du futur, comme le fait la World Future Society et son magazine The Futurist, serait oublier ces deux yeux qui encadrent le mot. Comme de très nombreux historiens de l'art, nous partageons une fascination pour l’Angelus Novus, le très beau dessin de Paul Klee dont Walter Benjamin ne se séparait jamais et qui lui inspira ses thèses sur l'histoire. Benjamin le décrit comme un ange pris dans une bourrasque de vent si forte qu'il ne peut plus replier ses ailes. Ses yeux immenses et son air inquiet nous disent clairement qu'il vient annoncer une catastrophe dont il a été le témoin. Est-ce là les yeux du futur, les yeux de celui qui a vu le futur? Nous tenions là notre mot, le mot dont nous avions besoin en regardant sous un autre jour cet ange et remerciant Benjamin, tel Bruce Willis remerciant Léonard de Vinci de l'avoir aidé à sauver le monde à la fin du film Hudson Hawk.


Dans un autre registre, j'ai eu la chance alors que j'étais encore jeune étudiant, de suivre un atelier avec Luciano Fabro, héros de l'Arte Povera, quelques mois avant sa mort. Fabro était alors âgé de 80 et quelques années et n'avait rien perdu de sa grande élasticité d'esprit. Il nous parlait avec cet air facétieux qui lui permettait de nous dire les pires choses avec le plus grand des sourires. C'est avec ce très grand sourire qu'il introduisit cette séance de travail, nous expliquant qu'il ne comprenait plus rien à l'art d'aujourd'hui mais que de toute façon, son temps était passé et qu'il ne lui servirait à rien d'essayer de comprendre, par contre il nous serait plus qu'utile de savoir ce que nous, nous faisions dans nos ateliers, et c'est ainsi qu'il proposa cet exercice de lui décrire à quoi ressemblerait l'art dans 10 ans. Cette description se devait d'être scrupuleuse, dans les moindres détails, nous devions décrire le paysage artistique des dix années à venir, si l'art se montrerait en banlieue ou en centre ville, s'il fallait un bus pour se rendre dans les lieux d'art ou non, si les vidéos existaient encore, se montraient en projection ou sur moniteur… L'idée de Fabro était que cet art de demain était déjà en gestation dans nos ateliers et donc que nous devions connaître sur le bout des doigts la scène artistique à venir 10 ans plus tard. Nous nous sommes beaucoup trompés et Fabro s'est beaucoup moqué de nous, plus ou moins méchamment, désolé de voir que nous ne connaissions rien de notre propre futur. Après vous avoir raconté cette histoire, nous avions beaucoup ri à l'idée d'une revue d'histoire qui ne décrirait que le futur. Cette revue ne sera toutefois pas seulement <o> future <o>, car ce serait là encore oublier ces deux yeux qui nous regardent.

Future-1

Future-2

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Published on <o> future <o>, September 1, 2014.

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