Il était une fois, un homme qui était… C’est difficile à expliquer.
Je ne sais pas ce qu’il était.
Il n’y a pas de mot pour ce qu’il était.
Il commença sa vie normalement dans le Midwest. Une fois le lycée terminé, il décida qu’il voulait devenir peintre, un artiste.
Il veut être peintre, ses parents l’expédient donc dans une école d’art à New York City. Tu veux être un artiste. Tu vas dans une école d’art. Cette idée là.
Quand il arriva à New York City, il fit une découverte. On était en 1950, et il découvrit quelque chose qu’il n’avait jamais vu avant dans le Midwest. Ce qu’il découvrit, ce fut les films étrangers—les films italiens, les films français, les films japonais. Et, à cette époque, les films n’étaient jamais doublés, ils avaient toujours des sous-titres anglais, de telle sorte qu’on pouvait en fait entendre parler les acteurs—toujours dans une langue étrangère, bien sûr.
Il devint un amateur régulier de films étrangers.
Il développa un talent particulier, si tant est qu’on puisse appeler ça un talent.
Il apprit à imiter les voix qu’il entendait dans les films.
Il utilisait son talent de deux manières:
Par example*: quand quelqu’un introduisait une phrase en français dans une conversation—que, bien sûr, il ne comprenait pas—il disait quelque chose comme «Je roi mètre, ânon? Carànce nous munnétacit tarqu sé vous…*»
La personne semblait toujours un peu embarrassée, et répondait, «Bon, je n’ai étudié le français que trois ans à l’université…»
Ou ils semblaient un peu anxieux, et expliquaient, «Je n’ai passé que quelque mois à Paris…»
Puis il leur expliquait qu’il ne parlait pas réellement français, qu’il se contentait d’en imiter le son, que c’était seulement du charabia, que ça n’avait pas de sens…
Mais il avait son petit quart d’heure de gloire.
Mais ses grandes réussites—elles avaient lieu la nuit, quand il marchait dans les rues en rêvassant.
Tous les personnages de ses rêveries parlaient ce charabia français.
Parfois, il était un grand politicien et, avec de grands gestes, il proclamait, «Je quoi rein aitre!*»… Bon, il n’y a aucune raison à imiter les autres personnages de ses rêvasseries. Ils sont facilement imaginables. Quoiqu’il en soit, tels étaient ses grandes réussites.
Tout bon étudiant en art se doit de partir étudier à Paris, et ainsi, la vingtaine passée, il partit aussi étudier à Paris.
Ses déboires débutèrent dès qu’il fut sur le bateau.
C’était une ligne française. Il entra dans le bar. Le bar était vide.
Comme de coutume, le barman, essuyait des verres, l’Américain s’assit et lança, «Je bourait–ah–un pernod!*»
Et le barman dit, «Oui, monsieur*», et lui servit son verre.
«Je voudrais une bière, s’il vous plait», dit l’Américain.
Le barman fronça les sourcils et dit, «Mais monsieur, vous venez de commander un Pernod.»
«Quoi!» dit l’Américain, «Vous voulez dire que je disais vraiment quelque chose?» Et l’Américain expliqua qu’il ne parlait absolument pas français, que ce n’était que du charabia, que ça n’avait pas de sens, et que ce n’était qu’une coïncidence s’il avait eu l’impression qu’il disait en fait quelque chose.
Le barman le regarda bizarrement.
«Bon, puisque vous avez servi le verre, laissez-moi essayer, vous appelez ça du Pernod?»
Il prit une gorgée, et—Pouaaa!
C’était sucré.
Le goût était affreux. Il demanda un verre d’eau, paya sa consommation, et sortit sur le pont; et alors qu’il sortait sur le pont, il pensa que ce charabia français qui lui échappait était plutôt étrange, parce qu’il n’en avait vraiment pas l’intention, quand soudain—ça le reprit de plus belle!
Il regarda autour de lui afin de voir si quelqu’un l’avait entendu.
Les gens le prendraient pour un fou à se parler comme ça à lui-même, et particulièrement s’ils comprenaient le français et savaient que ce qu’il disait n’avait pas de sens.
Heureusement, personne ne l’avait entendu.
En fait, il avait parlé dans un français excellent, et venait de faire un commentaire particulièrement vulgaire et désagréable sur les mœurs de l’une des plus célèbres ingénues de France.
Quand il arriva à Paris, des expressions et des phrases entières en parfait français continuait de lui échapper et, d’une certaine manière, cette «aptitude» lui permit de ne pas apprendre la langue.
Il rencontre une fille. Ils tombent amoureux.
La fille parle français et anglais, et tente parfois de traduire ce qu’il dit, mais ses phrases ne semblent jamais liées à ce qui est en fait en train de se passer. Les phrases venaient de nulle part, dénuées de fondement.
La fille tente de l’emmener voir un psychiatre, une connaissance, qui parle français et anglais.
L’Américain se rend compte—bon, que manifestement quelque chose d’étrange est en train de se passer, mais il remet à plus tard la visite au docteur.
Un après-midi, alors qu’ils marchent dans la Rue Charant-Sant (c’est le quartier des théâtres à Paris), la fille montre le fronton d’un théâtre. «Hé!» dit-elle, «Mon acteur favori joue dans cette pièce!»
(Une espèce de jeune premier; elle est une de ses admiratrices.)
Elle dit, «Je voudrais voir cette pièce! Tu n’y comprendras rien puisque ce sera en français, mais peut-être qu’assis dans le noir à écouter des voix—peut-être que ça te calmera un peu.»
Pendant les cinq dernières minutes, l’homme avait parlé en français et en anglais à propos du fait qu’il devrait vraiment voir ce psychiatre. «Peut-être que j’irai demain.»
Ils achètent des tickets. La pièce est sur le point de commencer. Ils prennent leurs sièges.
L’Américain arrête de parler, mais elle peut sentir sa nervosité.
Ils attendent.
Et ils attendent.
Et ils attendent… et rien ne se passe.
L’ensemble du public commence à s’impatienter, ils se mettent à taper des pieds, à siffler et à crier pour que la pièce commence.
«Allons-y! Allons voir ce docteur. Maintenant!», finit par dire l’Américain.
Ils se lèvent et quittent le théâtre, et à cet instant, un homme apparaît de derrière les rideaux pour annoncer que le célèbre comédien est tombé malade et qu’il ne se produira pas cette après-midi, ils n’ont donc rien manqué.
Ils prennent un taxi pour se rendre au cabinet du psychiatre—il utilise simplement son appartement comme cabinet pendant la journée. Une jolie secrétaire, vêtue d’un uniforme d’infirmière, leur dit, «Asseyez-vous s’il-vous-plaît. Le docteur est en consultation pour le moment mais il sera à vous dans quelques minutes.»
L’homme dit: «Aaaah… Est-ce qu’il y a des toilettes?»
La secrétaire dit: «Oui, cette porte là—mais elles sont occupées.»
Mais l’homme ne semble pas entendre.
Il traverse la pièce, ouvre la porte de la salle de bains et entre, la porte se ferme derrière lui, et—personne ne sort.
La secrétaire fronce les sourcils parce que l’autre personne dans la salle de bains semblait elle aussi être troublée. Elle décide d’aller chercher le docteur.
Le docteur sort les sourcils haussés par l’interruption de sa session avec son patient, traverse la pièce et ouvre la porte de la salle de bains.
Là, assis sur la baignoire, se trouve un homme nu.
Il y a deux piles de vêtements, une de chaque côté de lui.
Le docteur balaye la salle de bains du regard. Il n’y a pas de fenêtre. Il est impossible que qui que ce soit soit sorti de la pièce. Le docteur se tourne vers la secrétaire et demande, «Je pensais que vous aviez dit qu’il y avait deux hommes ici!»
«Mais il y en a deux!» dit la secrétaire.
Le docteur la fixe suspicieusement, se tourne vers l’homme et dit, en français, «Bon, monsieur, que faites-vous assis sans vêtements sur ma baignoire? Que signifie tout ça?»
L’homme explique, en français, que… bon, bien sûr… il n’est autre que le célèbre acteur que le jeune couple est allé voir cet après-midi. «Juste avant la pièce aujourd’hui c’est devenu impossible. Je dois parler de ça à quelqu’un! Depuis quelques mois, des phrases en parfait anglais m’échappent… une langue que je ne parle pas! Je parle américain! Américain!!! Je ne parle pas américain.»
Puis l’homme—le même homme—commence à parler en anglais.
Il explique qu’il est un étudiant en art venant des États-Unis, et que des phrases en parfait français lui échappaient ces derniers mois, une langue qu’il ne parle pas—«Juste comme je viens de le faire!» s’exclame-t-il, «Les choses que je dis n’ont pas de sens. Elles ne correspondent en rien à ce qui se passe.»
Puis l’homme—le même homme—se met de nouveau à parler en français, «Vous comprenez ce que je dis quand je parle en anglais!? Les choses que je dis n’ont jamais de sens, comme des voix venues de nulle part, elles ne sont liées en rien à ce qui est en train de se passer! Et je ne peux pas le contrôler! Ça m’échappe complètement! Je ne comprends jamais ce que je dis!»
Puis l’homme se remet de nouveau à parler anglais, «Vous voyez ce que je veux dire, docteur, par exemple, je viens tout juste de parler ce français. Je ne peux pas le contrôler. Ça m’échappe complètement. Et je n’ai pas la moindre idée de ce que je viens de dire.»
«Bon», dit le docteur, «Habillez-vous. Sortez… et nous en parlerons.»
Le docteur sort et parle à la jeune fille, qui accompagnait l’Américain au cabinet, et au manager de l’acteur, qui accompagnait ce dernier au cabinet.
Il revient à la salle de bains et découvre que l’«homme» a des difficultés pour s’habiller. Deux piles de vêtements sont posées sur le sol. Il commence à mettre son pantalon, puis, évidemment troublé, cherche le pantalon sur l’autre pile.
Avec l’aide du docteur, il s’habille.
Lorsqu’il finit par sortir, son accoutrement est plutôt curieux.
Il a une chaussette bleue et une rouge, une chaussure marron et une noire. Il porte un manteau de cette pile et un pantalon de celle-là.
«Ecoutez!» dit le docteur, «C’est impossible! C’est invraisemblable. Deux personnes qui menaient deux vies séparées ont soudainement un seul corps. [Je veux dire, Lecteur, comme si nos esprit respectifs se retrouvaient dans le même corps—vous pouvez aimer les asperges—Je déteste ça.] Ce n’est pas un cas clinique. C’est tout simplement impossible. C’est inconcevable! Bon! Et si nous allions tous au café boire un verre.»
Alors que, suivant les conseils du docteur, ils serpentent vers le café en descendant l’étroit escalier, je voudrais m’attarder quelques instants sur les situations des autres personnages :
Par exemple*: il y a l’agent du comédien. Vous pouvez voir qu’il est inquiet. Ici, il a un jeune premier, une vedette—bon, je veux dire, un pantin, une marionnette, un crétin, quelqu’un qui ferait tout ce qu’on lui demande… pour l’argent, pour la gloire, ou n’importe quelle raison, et grâce à de savantes manœuvres il l’a converti en une offre à un million de dollars. Et le manager sent qu’à partir de maintenant l’acteur ne sera plus aussi maniable qu’avant, si jamais maniable il est.
Et il y a la pauvre fille. Ici, l’étudiant en art américain, innocent et naïf, qu’elle aime, est soudain devenu le héros de ses rêves, la figure de ses fantasmes les plus intimes, et on peut imaginer que dans les faits l’acteur n’est pas du tout ce qu’elle avait imaginé.
Bon, ils descendent au café, ils s’assoient, et un serveur prend les commandes, mais quand il en vient à l’«homme» il dit, «Je maitre suare—un Pernod!*» Puis il ajoute, «Aaaah… donnez moi une bière.»
«Mais monsieur», dit le serveur, puis il ajoute avec hésitation «Monsieur… Que voulez-vous?»
«Il veut une bière», dit la jeune fille.
«Il a commandé un Pernod», dit le manager de l’acteur.
Le serveur se tourne vers l’homme et dit, «Mais monsieur, vous devez décidez. Que voulez-vous boire?»
Je ne peux m’empêcher de remarquer qu’il y a deux façons de résoudre ce léger problème de commande. Il y a en fait deux façons de résoudre les plus grands problèmes que cet «homme» aura à rencontrer. Il y a, en réalité, deux fins possibles à cette histoire.
Par exemple: ils peuvent regarder le menu et trouver une boisson qu’ils aiment tous les deux. Ils peuvent arriver à un compromis. Le Français peut apprendre l’anglais, et l’Américain peut apprendre le français. Ils peuvent parvenir à s’entraider, apprendre à tolérer leurs préjugés respectifs. Ils peuvent devenir amis. Jusqu’à ce qu’à la fin, bien que cela prendra inévitablement du temps, ils puissent devenir une seule personne à nouveau, et peut-être une personne plus complète que ce qu’ils avaient chacun été jusqu’à maintenant.
Mais il y a une autre façon de conclure cette histoire: ils peuvent chacun s’obstiner. Ils peuvent chacun insister pour agir de leur propre manière. Ils peuvent commencer à se contrarier l’un l’autre, et s’énerver. Ils peuvent se gêner l’un l’autre, et se jouer de mauvais tours, jusqu’à ce qu’ils finissent par se haïr. Et quand deux personnes se haïssent dans cette situation—avec tant de haine—inévitablement—Oh! J’ai fait une erreur… pardonnez-moi, mon Lecteur, mais j’ai tort. J’ai dit précédemment qu’il y avait deux fins possibles à cette histoire, mais j’ai tort… c’est impossible, quelle que soit l’histoire…
Il ne peut y avoir qu’une seule conclusion.
* En français dans le texte original.
Published on <o> future <o>, June 10, 2014.
- Translation
- Camille Pageard
- License
- © 1976 Spencer Holst
Traduction par Camille Pageard de «Doubletalk French» de Spencer Holst, texte publié dans Stories, New York, Horizon Press, 1976, pages 38 à 45.