
Générique de l'émission Public Access Poetry, 20 avril 1977
Dans son essai sur l’image télévisuelle du tennisman Roger Federer, David Foster Wallace précise abruptement après quelques lignes d’introduction que «le tennis retransmis à la télévision est au tennis ce qu’une vidéo porno est à l’amour»1. L’écrivain souligne alors que les dispositifs visuels déployés lors de la retransmission d’un match (point de vue surplombant le court, ralentis, détails, graphiques, perte de la tridimensionnalité et de la vitesse, spectacularisation), font perdre la beauté non seulement du match, mais du joueur lui-même, ou plus précisément de l’ensemble du cinétisme de son jeu: «Ça n’a rien à voir avec le sexe ou les normes culturelles. Ce qui semble vraiment à l’œuvre, c’est la réconciliation des êtres humains avec le fait d’avoir un corps.» L’argument de dépréciation peut paraître des plus banals mais, soutenu par la force des descriptions et des analyses de Wallace, il permet de trouver en Federer une énergie corporelle mystérieuse et métaphysique entièrement tournée vers le mouvement et ses possibles perceptions et représentations. Depuis les gradins, dans l’enceinte du court, le joueur et ses prouesses accèdent à un statut lié à l’expérience visuelle que la retransmission audiovisuelle ne communique au mieux que sous une forme amoindrie, et ce malgré le discernement d’une certaine «intelligence du jeu» permise par le désengagement et la distanciation d’une perception directe.
Lors de notre expérience du monde contemporain, fréquemment vécue à travers une seule et quasi identique transmission médiatisée par les moyens audiovisuels, on retrouve cette même dichotomie au sein d’une multitude de contextes allant du discours politique à la compétition culinaire en passant par les échanges musclés sur tel ou tel sujet de société. Si pour certaines de ces représentations filmées des solutions visuelles ou scénographiques semblent avoir été trouvées de manière à rendre spectaculaire tel discours ou telle préparation de poisson, celle qui nous intéresse ici, la performance poétique, ou plus précisément la lecture publique de poésie, semble à première vue n’avoir été que peu exposée aux caméras. Diffusée sous forme d’enregistrement sonore dès l’invention du magnétophone, sa communication télévisée a été et reste principalement l’objet de discussions entre spécialistes entrecoupées de lectures emphatiques neutralisées par les dispositifs des plateaux audiovisuels. Le fait que le poète ait un corps y semble absent, tout autant que la représentation du discours et de la vie poétique se résume souvent à l’intelligence d’une voix singularisée par sa seule énonciation.
Permettre d’envisager le contrepoint de telles propositions est sans aucun doute la spécificité de Public Access Poetry (PAP), émission de télévision diffusée plus ou moins régulièrement une fois par semaine entre 1977 et 1978 sur le câble new-yorkais (Public Access Cable Television of New York). Celle-ci prend en effet en charge la transmission de lectures de poètes dont la représentation rend bien compte d’une atmosphère qui peut être autant qualifiée de littéraire et de communautaire que de performative. Pendant deux saisons, louant un studio à la demi-heure (de fait la durée du programme)2, d’abord munis d’une caméra puis de deux, les producteurs et les réalisateurs de l’émission (Greg Masters, Gary Lenhart, David et Shelley Kraut)3 enregistraient les lectures d’un grand nombre de poètes de l’époque (Ted Berrigan, Eileen Myles, Bob Rosenthal, Alice Notley, Jim Brodey, John Yau, etc.), new-yorkais ou de passage dans la ville, confirmés ou non, d’obédiences et d’horizons très divers, avec la plupart du temps comme seule médiation de courtes introductions biographiques et bibliographiques aussi factuelles que construites avec humour4.
Par ces croisements générationnels et stylistiques sans hiérarchisation ou mise en scène particulière instaurant quelque autorité de l’un ou l’autre des poètes (le dispositif est sensiblement le même pour chacune des émissions, un pupitre avec un micro ou un à deux fauteuils), le programme dresse le portrait d’une communauté aux contours flous, typique du Lower East Side new-yorkais des années 1970, constituée non seulement de poètes, mais également d’artistes et de musiciens5. PAP, et ceci tient sans doute plus à sa nouvelle accessibilité numérique6, est ainsi un ensemble de documents qui a donné et redonne aujourd’hui corps à des performances littéraires perdues dans les enregistrements sonores difficilement accessibles ou dans la lecture silencieuse des revues et des recueils publiés à l’époque7.

Charles Bernstein, 29 décembre 1977

Ron Padgett, 16 février 1978

Bernadette Mayer, 26 avril 1978

Steven Hall, Peter Orlovsky et Arthur Russell, 26 septembre 1978
POLITIQUE DE L’ENREGISTREMENT
Au moment de la diffusion de PAP, des enregistrements sonores de lectures de poésie sont réalisés sur bande magnétique depuis déjà quelques années. L’apparition de cette technique, sa démocratisation au cours des années 1940-1950, son appropriation et l’exploitation de ses caractéristiques ont en effet déjà été explorées à différentes reprises dans différents champs artistiques, ainsi que l’ont clairement énoncé, entre autres auteurs, N. Katherine Hayles et Michael Davidson8. Pour ne citer que quelques applications significatives, il est possible de revenir autant sur les effets de désynchronisation dans le Krapp’s Last Tape de Samuel Beckett de 19589, les créations littéraires à partir de scripts d’enregistrements dans Visions of Cody de Jack Kerouac en 196010 ou The Fall of America d’Allen Ginsberg de 197311, les expériences sonores d’Alvin Lucier à la fin des années 1960 et en particulier son I Am Sitting in a Room de 196912, les différentes pièces de Robert Morris comme Box with the Sound of its Own Making (1961), 21.3 (1964) ou Hearing (1972)13, le rôle du magnétophone dans la théorisation d’un changement de mode de performance poétique basée sur l’enregistrement de discours improvisés par David Antin autour de 1972, ou encore les possibilités induites par l’enregistrement pour la réalisation d’un dialogue avec soi-même à travers la machine comme dans la performance As: If de Laurie Anderson en 1974.
Parmi ces propositions, certaines utilisent la technique de l’enregistrement comme médium de production sonore permettant en premier lieu de travailler la supposée synchronie de la voix et de son émission. Elles jouent ainsi sur des formes de perturbations temporelles et phénoménologiques induisant autant de rapprochements que de distanciations avec le performeur émettant le message oral. Si nous percevons là certaines des caractéristiques esthétiques et performatives d’un large pan des pratiques artistiques des années 1960 et 1970 cherchant par l’utilisation d’un médium technique à refonder les subjectivités des performeurs, dans plusieurs des expériences précitées se trouve d’abord simplement la possibilité d’un enregistrement d’un événement présent voué à être communiqué ultérieurement, modifié, consciemment ou non.
Outre les exemples de la Beat Generation et des pratiques conceptuelles, cette capacité du médium d’enregistrement de la poésie contemporaine de PAP et donc sa possibilité d’archiver instantanément fonde une part de la pratique poétique de plusieurs poètes. Paul Blackburn emportait par exemple son magnétophone lors des lectures aux cafés new-yorkais Le Metro, Les Deux Mégots, Dr. Generosity et à la Saint Mark’s Church, ou allumait son enregistreur au gré de discussions informelles et lors d’événements historiques (atterrissage sur la lune, assassinat de Kennedy, etc.), puis réalisait des collages sonores avec l’ensemble de ses captations14. On notera aussi les expériences multimédia et time-based de Bernadette Mayer qui lors de son exposition Memory, diffuse une bande sonore de 8 heures correspondant à son journal du mois de juillet 1971 accompagnée de 1116 diapositives (36 images prises chaque jour)15. Blackburn et Mayer, bien qu’en suivant deux orientations très différentes, utilisaient le magnétophone comme outil de captation d’un flux poétique prenant alors la forme de discours oraux, spontanés et quotidiens16.

Margin Pacitti, 1er décembre 1977
La question de l’enregistrement sonore agite ainsi dans les années 1960 et 1970 le monde de l’art, et ceci en parallèle du mouvement d’appropriation d’un autre médium technique par les artistes: la vidéo. Sans en refaire l’historique, il faut d’emblée différencier l’utilisation du médium filmique, celle de la vidéo portable et celle de la télévision. Cette dernière relève de problématiques quelque peu différentes des deux premiers. Si elle s’inscrit dans le champ d’un média déjà omniprésent et commercial, elle a permis certaines réalisations aussi contre-culturelles qu’expérimentales. La dialectique à l’œuvre dans cette utilisation fait tout l’intérêt d’un projet comme PAP utilisant pour son enregistrement et sa diffusion les réseaux de la télévision câblée de New York.
Comme le rappelle Laura R. Linder17, les sources de ce qu’on nomme aujourd’hui la Public Access Television sont mises en place après 1967 avec la création du Public Broadcasting Laboratory dans le but de rendre effectif un service public d’enregistrement et de diffusion. Affranchis des obligations mercantiles de leurs pendants mainstream, les programmes sont principalement liés à la contre-culture américaine, aux mouvements free speech, pacifistes ou antiracistes. Comme l’indique l’auteure, ce financement et ce soutien technique à l’initiative de l’État généraient «une tension naturelle entre le désir de certains des producteurs de PBS [Public Broadcasting Service] de créer des programmes exigeants et provocateurs d’un côté et de bénéficier du soutien direct du gouvernement de l’autre»18. Au début des années 1970, lorsque Nixon et la Maison Blanche cherchent à affirmer leur influence et à contrôler plus précisément le réseau, ceci conduit à la diminution de l’innovation et de l’expérimentation d’un grand nombre de programmes. Les plus libres d’entre eux quittent ainsi les ondes au milieu de la décennie, et il faudra un détour par le Canada avant que la Public Access Television se réinvente aux États-Unis par l’intermédiaire, entre autres, de l’Alternate Media Center à New York University, fondé dès 1971. Ce dernier devient alors «la plaque tournante du mouvement des réseaux télévisés publics aux États-Unis, faisant office d’organe de règlement pour l’information, et produisant des programmes destinés au réseau câblé public»19. C’est le point de départ du développement d’un nouveau réseau à l’échelle nationale, grâce au soutien d’organisations telles que Raindance, Videofreex, People’s Communication Network, Video Free America, Ant Farm, Global Village, the May Day Collective ou People’s Video Theater. Déjà placée au croisement d’actions gouvernementales, d’entreprises commerciales et d’activismes techniques à l’image du Guerrilla Television de Michael Shamberg20, la Public Access Television prend une nouvelle ampleur à la fin des années 1970, lorsque les compagnies de câble cherchent à démontrer leurs capacités à fournir un important service public et soutiennent le réseau câblé public pour se réclamer producteurs d’un médium socialement responsable.

John Yau, 21 juillet 1977
Lorsqu’apparaît PAP en 1977, le programme s’inscrit donc de fait au sein d’un mouvement historique, technique et critique dans lequel les questions politiques d’une contre-culture se trouvent déjà en voie de normalisation diffuse. Si la question de la contre-culture est évidemment présente au sein de PAP, elle n’est pas liée à une revendication en tant que telle. L’objet de l’émission n’est ainsi pas la critique mais la diffusion à un plus large public d’une pratique littéraire peu visible, si ce n’est au sein d’un réseau de revues et de maisons d’édition telle que Dodgems, Roof, 432 Review, Out There, Angel Hair, Jim Brodey Books, Vehicle Editions, etc.21 Les enjeux de la critique sociale ou de l’élaboration d’une nouvelle pensée esthétique technique sont donc absents de PAP, du moins dans sa mise en place. C’est plus précisément dans les textes eux-mêmes qu’ils peuvent être repérés, ou encore dans certaines propositions illustrant le changement critique et politique de la fin des années 1970. Chose quasi inédite dans une histoire littéraire jusqu’alors presque exclusivement dominée par les hommes, l’émission se fait ainsi par exemple le relais d’une poésie féminine et féministe, manifestation d’une libération de la parole poétique, sexuelle et politique, dont certaines poètes sont aujourd’hui des figures incontournables de la poésie américaine contemporaine: Alice Notley, Eileen Myles ou Bernadette Mayer.

Eileen Myles, Didi Dubelyew et Alice Notley, 16 juin 1977
Quant à la question de l’archive qui chez Paul Blackburn est liée à celle d’un attachement au montage inscrit dans les pratiques d’avant-garde et néo avant-garde, elle semble ici de nouveau réalisée sans préoccupation critique. Ce qui ressort de l’ensemble du programme ressemble plus à l’affirmation d’un sentiment communautaire, non strictement théorisé et défini, si ce n’est par leur seule inscription sur un territoire. Plus que d’une critique politique des médias, l’enjeu de PAP semble seulement ressortir de la possibilité d’une archive anthologique audiovisuelle et spontanée liée à un réseau aussi littéraire qu’amical. La construction de l’émission peut ainsi être comprise comme fonctionnant sur des affinités littéraires liées autant à des rencontres qu’à un certain entre soi hétérogène et stimulant où les présentations biographiques et les rencontres entre poètes sont le signe d’une connivence générationnelle cherchant sa place dans l’histoire littéraire. Ce dernier point est par exemple particulièrement exemplaire dans l’émission du 14 juillet 1977, lorsque Eileen Myles présente Gary Lenhart par une série de jeux de transpositions alphabétiques et historiques: «Au bout du compte, qui est Gary Lenhart? C’est un poète régional de plus, venu d’Albany, New York, la capitale de l’État. Et Gary est un poète capital, tout comme A pour Allen Ginsberg, T pour Ted Berrigan, F.T. pour F.T. Prince. Auparavant, on disait G pour Gary Snyder, mais à présent, c’est G pour Gary Lenhart.»
PERFORMANCE EN CIRCUIT FERMÉ
Aujourd’hui archivées, numérisées et mises en ligne par le Poetry Project, les bobines de PAP forment donc le portrait capté sur vidéo d’une véritable communauté dont les interactions à l’écran peuvent être considérées comme le signe d’une politique de l’amitié. Ici, l’espace de représentation des lectures a quitté les cafés, les galeries et les appartements pour investir un studio d’enregistrement. Comme une rémanence filmée des lectures publiques, les vidéos de PAP témoignent d’une atmosphère hilare et enfumée dans laquelle les invités se livrent à des jeux, des plaisanteries, et proposent toutes sortes d’expérimentations, aussi bien devant que derrière les caméras.
Trois exemples permettent de préciser les configurations: le premier, classique, fait intervenir dans l’émission du 16 juin 1977 Eileen Myles et Alice Notley tour à tour derrière un pupitre—Myles lit une série de poèmes à la fin de laquelle Notley prend le relais; le deuxième, lors de l’enregistrement du 21 juillet 1977, moins conventionnel et cherchant à faire interagir les protagonistes invités, présente Jeff Wright et John Yau, lisant l’un après l’autre des poèmes tout le long de l’émission—le poème de l’un, de par son style ou son sujet, amène le second à chercher dans les poèmes qu’il avait l’intention de lire celui qui y répondra le mieux, à l’image d’un concours d’éloquence décontracté aussi précis que drôle ou décalé; le troisième, celui de l’émission du 9 juin 1977, trouve quant à lui Bob Rosenthal et Paul Violi décider subitement d’entamer un bras de fer avec 50 dollars à la clé à la fin de leur lecture respective.

Bob Rosenthal et Paul Violi, 9 juin 1977
L’atmosphère de ces trois numéros du programme est aussi informelle que conditionnée par le cadre usuel des lectures de poésie. Sans doute est-ce là l’une des impressions les plus durables de l’émission: l’amateurisme ambiant est alimenté par l’ensemble de poètes se livrant pour la première fois à l’exercice incongru de reproduire une lecture dans des conditions de studio, devant une caméra et un public a priori restreint formé principalement de connaissances. À ceci s’ajoute l’idée sous-jacente et présente tout au long des deux ans de diffusion que, de toute façon, seul l’auditoire réduit présent lors de l’enregistrement verra la performance, les présentateurs demandant continuellement aux téléspectateurs de leur écrire, sans jamais obtenir de retour. Ainsi, le 13 octobre 1977, rappelant que PAP est diffusé sur la chaîne D, Didi Dubelyew demande à ce qu’on leur envoie des commentaires, tandis que le programme s’achève par un fondu au noir sur un cri perdu dans le réseau câblé: «Nous voulons vraiment savoir si vous regardez l’émission!» La poète prenant régulièrement le rôle de speakerine réitère sa demande lors d’autres émissions, et provoque l’hilarité générale lorsque, face à la caméra, elle lance le 25 août 1977: «Ça serait vraiment stupide de continuer si personne ne regarde.» À l’époque de l’émission, le réseau câblé n’était que partiel à Manhattan, l’Upper West Side étant selon Greg Masters le seul quartier à en bénéficier, admettant du même coup que les producteurs se figuraient «un public fantasmé»22. Si seuls quelques uns des poètes présents avaient alors suffisamment d’argent pour s’offrir le luxe d’une télévision, la plupart d’entre eux vivaient dans le Lower East Side. Lorsque Greg Masters apparente l’initiative de Public Access Poetry à une volonté de promotion de ses amis poètes, on devine une dimension quelque peu paradoxale dans cette émission, quelque chose de l’ordre d’une communauté littéraire ouverte dans les approches poétiques et dans sa volonté de diffusion des expériences, mais terriblement peu vue ou écoutée.

25 août 1977
Appuyant cet absurde sentiment, certaines interventions de poètes se font plus incisives. Au détour de la discussion de l’émission du 19 mai 1977, on peut ainsi entendre Steve Levine demander à Susie Timmons: «Trouves-tu que les lectures de poésie sont une forme satisfaisante pour faire connaître ton travail auprès du grand public, ou dois-tu compter sur la télévision câblée?» Bien que le ton soit ironique, la question révèle une interrogation fondamentale de diffusion. Le poète émet ainsi l’idée d’une possible création de public sans passer par l’intermédiaire d’une médiation télévisuelle, positionnement qui finit par poser la question de ce que la télévision apporterait de plus à un réseau de lectures et de poètes déjà bien établi à New York23. Il s’agit là de l’affirmation d’une forme de pouvoir propre à la lecture de poésie qui comprend la performance comme une des instances de la longue biographie du poème, «biographie» qui, selon Peter Middleton, serait à même de créer une communauté au sein d’un «réseau public»24.
Cependant l’ambiguïté de la situation prend plus régulièrement des tournures cocasses, comme lorsque Robert Meyers qui demande de l’eau et prend finalement un soda, réagit comme s’il se trouvait sur un plateau de télévision de grande écoute: «—J’imagine qu’on ne peut pas montrer ça à la télévision» «—Non, c’est bon, c’est le câble» «—Ah bon?» L’indéfinition de l’endroit où se trouvent les poètes et d’où ils parlent est constante et produit de réels moments d’interactions entre les différents collaborateurs de l’émission. Tout agit comme si la conscience de l’échec dans la tentative d’atteindre un large public avait permis une forme d’expérimentation lâche, où le seul fait de se trouver entre soi permettait autant d’inviter tel ou tel groupe pour un public privilégié que de parvenir, toujours avec la même crédulité, à quelques trouvailles télévisuelles. «On se croirait dans un film amateur!», s’exclame Didi Dubelyew en commentant les mouvements de caméra peu orthodoxes des opérateurs alternant les plans entre les différents protagonistes. Chose plus symptomatique, l’émission parvient parfois à ne pas combler les lectures des seuls habituels plans sur la bouche, les mains ou les feuilles dactylographiées, mais fournit, en s’attardant sur les décors ou en ne maîtrisant pas entièrement les mouvements de caméra, de vraies abstractions visuelles sur lesquelles vient s’inscrire l’énonciation poétique. On peut alors envisager que l’environnement du discours poétique dans PAP relève potentiellement de la performance et de la vie même de la lecture ou plus généralement de l’oralité. Comme l’écrit Erving Goffman à propos de «l’analyse des cadres» du discours au sein d’une série d’ouvrages publiés dans les années 1960 et 197025: «Un système de communication peut être conçu comme une structure composée de plusieurs couches: électronique, physique, biologique, etc., si bien que la communication efficace est exposée à des bruits provenant de diverses couches du système qui la soutient.»26 La caméra zoomant sur le pied de Jim Brodey battant la mesure durant sa lecture de «Comrades in Bed», le silence et le sourire gênés de Tim Dlugos lorsque, à la fin de son passage, l’équipe de PAP peine à enchaîner sur la lecture suivante, les rires dans le studio, les interjections du public, les effets vidéos hasardeux ou les problèmes techniques, tous ces exemples, qu’ils soient conscients ou non, ou en tout cas leur indétermination ou leur hésitation, peuvent donc être considérés en tant que «bruits» du dispositif de transmission. Loin d’être des parasites à la compréhension du message poétique, ils participent à la lecture de la performance du poème puisque ils sont liés à son système de représentation télévisuelle. Pour le spectateur comme pour le performeur, ces «bruits» sont autant de «voix» par le prisme desquelles sont appréhendées les œuvres présentées.

9 juin 1977

Greg Masters, 13 octobre 1977
Si l’ensemble de ces exemples sont aussi touchants par leur naïveté que déroutants par leur manque de préparation, ils montrent que l’émission fonctionne comme un circuit fermé symbolique, pour reprendre des termes cybernétiques dont leurs prédécesseurs militants s’étaient emparés. Toutefois, ici, pas de recherche sur une possible redéfinition de l’image de soi par l’intermédiaire de la vidéo, seulement une absence de public externe qui produit une forme de self-performativity, un retournement de la possible performativité poétique et télévisuelle contre elle-même et au sein d’elle-même27. Le fait que les membres du public soient nommés en fin d’émission comme lors de celle du 1er décembre 1977, alors même que quelques secondes auparavant l’opératrice se trouvait elle-même filmée, donc intégrée à l’émission, finit de marquer ce cercle où auteurs, producteurs, techniciens et public ne sont finalement que les membres interchangeables d’un dispositif télévisuel servant de structure à un va-et-vient entre public et performeurs, producteurs et poètes, etc.

1er décembre 1977

Tom Johnson et David Herz, 9 février 1978
La curieuse et fascinante singularité de l’émission, son indécision entre ce qui est de l’ordre privé ou public au-delà de la seule anthologie de lectures, s’inscrit donc autant dans l’histoire des expérimentations vidéo que dans celle des lectures poétiques et des réunions amicales. Toutefois le programme dans son entièreté donne aussi à voir un ensemble de genres télévisuels qui illustrent chacun, de manière caricaturale, critique ou simplement mimétique, un certain type d’émissions d’entertainment artistique, poétique et culturel de l’époque. Qu’il s’agisse des lectures en elles-mêmes, de la performance vidéo-musicale de Tom Johnson28, des sketchs burlesques d’Ed Friedman et Robert Kushner29 ou encore du faux journal télévisé de David Herz et Rebecca Klinger30, par la souplesse de sa ligne éditoriale, PAP travaille les frontières d’un ensemble de propositions télévisuelles ayant à voir avec l’énonciation orale et sa performance. En ce sens, elle est à la fois tributaire du cadre des émissions de stand up des années 1950-1960, du contexte historique qui a vu naître une série d’émissions underground telles que TV Party (1978-1982), If I Can’t Dance You Can Keep Your Revolution (1977-1995) ou les productions de Paper Tiger TV (1981-), et annonciatrice de l’émergence de clips poétiques dans les années 1980. Si TV Party et If I Can’t Dance… se référeraient plus directement à des formats médiatiques existants, notamment celui du talk show, les lectures en direct de Paper Tiger TV proposaient quant à elles à des artistes, poètes ou théoriciens de disséquer sous l’angle de la critique des médias la presse nationale américaine (on citera par exemple les émissions «Tuli Kupferberg Reads Rolling Stone», 1981; «Martha Rosler Reads Vogue», 1982; «Herb Schiller Reads The New York Times», 1981, etc.). Alors que ce type de programme développe un nouveau régime performatif de la lecture, se basant comme PAP sur des sources éditoriales mais en y incorporant la distance du discours critique, au tournant des années 1980, le champ poétique devient pour sa part le lieu d’une reconfiguration des formats intégrant notamment des éléments de mise en scène et de production proches du clip musical. La performance et l’expérimentation semblent s’atténuer au profit d’une énonciation récitée et calibrée alimentée d’images illustratives et parfois surproduites. Ainsi, en 1982, «Uh Oh Plutonium» voit Anne Waldman déclamer en musique le poème éponyme en s’appropriant, le temps d’une vidéo, l’univers clinquant de MTV, née un an plus tôt. De même que de 1987 à 1995, Bob Holman poursuit une logique de promotion similaire à l’initiative de PAP et produit plus de cinquante numéros de Poetry Spots31. Par cet usage plus explicite de l’outil et du réseau de diffusion, la poésie n’est ici plus seulement présente par sa lecture et sa performance filmée, mais par son intégration au sein d’une économie visuelle de la brièveté et du morcellement. Le tout semblant toutefois garder le souci d’une recherche d’intégration à un médium de diffusion qui ne semble pas lui être directement destiné.
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David Foster Wallace, «Federer as Religious Experience», The New York Times, 20 août 2006, p. 647. ↩
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Les deux saisons verront ainsi près de quatre-vingts poètes invités dans les studios de l’émission qui initialement investit un local prêté par la Warner aux alentours de la 23e rue et de Lexington Avenue, avant de déménager au cœur du Lower East Side. Cf. interview de Greg Masters, WKCR, Columbia University, 17 novembre 2012: http://www.studentaffairs.columbia.edu/wkcr/archives/Arts%20Archive/artist/Greg%20Masters. ↩
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Cf. entretiens inédits de Ben Olin avec Gary Lenhart le 4 décembre 2011 et Greg Masters le 4 janvier 2012. Avec l’aimable autorisation de l’auteur. Ces entretiens ont été réalisés dans le cadre de recherches pour sa thèse de doctorat Underground Networks: Artists’ Television in New York City 1974-1986 (Department of Cinema Studies, NYU, prévue en 2014). Le chapitre trois sera consacré à PAP. ↩
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PAP a aussi ceci de particulier qu’elle met en évidence une génération de poètes d’une vingtaine d’années qui, même si elle est actuellement reconnue, reste au niveau historique et historiographique souvent engoncée entre la Beat Generation, la première New York School, la L=A= N=G=U=A=G=E Poetry ou le mouvement littéraire punk du début des années 1980. ↩
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Citons, entre autres, parmi les participants à l’émission, l’artiste Rene Ricard, artiste proche d’Andy Warhol et que l’on aperçoit dans ses films Kitchen et Chelsea Girls, le musicien Arthur Russell, figure emblématique de la scène new-yorkaise des années 1970-1980, ou encore le compositeur Tom Johnson, ancien étudiant de Morton Feldman et rédacteur de la rubrique de musique contemporaine dans The Village Voice entre 1972 et 1982. ↩
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Un programme de restauration à l’initiative du Poetry Project et d’Anthology Film Archives a permis le transfert des bandes vidéo sur support numérique et leur accessibilité sur Internet. L’ensemble des vidéos sont aussi disponibles sur le site http://www.writing.upenn.edu/pennsound. ↩
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Voir par exemple: Andrei Codrescu (éd.), Up Late, American Poetry since 1970, New York, Four Walls Eight Windows, 1987; Anne Waldman (éd.), Out of this World. The Poetry Project at the St. Mark’s Church-in-the-Bowery, an Anthology 1966-1991, New York, Crown Publishers, 1991; Michael Lally (éd.), None of the Above—New Poets of the USA, Trumansburg, The Crossing Press, 1976. ↩
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Voir N. Katherine Hayles, «Voices out of Bodies, Bodies out of Voices» et Michael Davidson, «Technologies of Presence», in Adalaide Morris (éd.), Sound States, Innovative Poetics and Acoustical Technologies, Chapel Hill—Londres, University of North Carolina Press, 1997, p. 74-96 et p. 97-125. ↩
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Samuel Beckett, Krapp’s Last Tape, Londres, Faber & Faber, 1959. Première publication dans Evergreen Review, vol. 2, №5, été 1958 et joué la première fois d’octobre à novembre 1958 au Royal Court Theater de Londres. ↩
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Jack Kerouac, Visons of Cody, New York, New Directions, 1960. ↩
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Allen Ginsberg, The Fall of America, Poems of these States—1965-1971, San Francisco, City Lights, 1973. ↩
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Premier enregistrement réalisé à l’Electronic Music Studio à Brandeis University en 1969. ↩
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Pour une transcription complète des bandes et une analyse de l’œuvre, voir Gregor Stemmrich (éd.), Robert Morris, Hearing, Leipzig, Spector Books, 2012. ↩
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Écouter les enregistrements disponibles à http://www.writing.upenn.edu/pennsound/x/Blackburn.php et en particulier la discussion de Robert Kelly à propos de Paul Blackburn et de son magnétophone. ↩
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Bernadette Mayer, Memory, New York, North Atlantic Books, 1975 (exposition à la Holly Solomon Gallery, 98 Greene Street, New York, en 1972). Voir aussi son livre Midwinter Day (Berkeley, Turtle Island, 1982) composé à partir de notes, d’enregistrements et de photographies réalisés dans la seule journée du 22 décembre 1978. ↩
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Sur Bernadette Mayer en particulier et la coïncidence du flux poétique avec le développement des nouvelles technologies, voir: Daniel Kane, «Bernadette Mayer and ‹Language› in the Poetry Project», in All Poets Welcome: The Lower East Side Poetry Scene in the 1960s, Berkeley—Los Angeles, University of California Press, 2003, p. 187-201, et Peggie Nelson, Women, The New York School, and Other True Abstractions, Iowa City, University of Iowa Press, 2007, p. 103. ↩
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Laura R. Linder, Public Access Television: America’s Electronic Soapbox, Westport, Greenwood Publishing Group, 1999. ↩
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Ibid., p. 2. On remarquera qu’un même constat est fait par Allen Ginsberg lorsqu’il revient sur l’histoire des lectures de la St. Mark’s Church et les lectures de cafés dans l’introduction à l’anthologie consacrée à ce lieu dans son avant-propos à Anne Waldman (éd.), op. cit., p. XXIV-XXX. ↩
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Laura R. Linder, op. cit., p. 5. ↩
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Michael Shamberg, Guerrilla Television, New York, Holt, Rinehart & Winston, 1971. Voir aussi Deirdre Boyle, Subject to Change. Guerrilla Television Revisited, New York—Oxford, Oxford Universtiy Press, 1997. ↩
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Sur la question des réseaux de poètes et des structures éditoriales, voir par exemple, Daniel Kane, «‹Angel Hair› Magazine, the Second-Generation New York School, and the Poetics of Sociability», Contemporay Literature, vol. 45, №2, été 2004, p. 331-367. ↩
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Entretien inédit de Ben Olin avec Greg Masters le 4 décembre 2011, art. cit. ↩
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Allen Ginsberg, «Foreword», in Anne Waldman (éd.), Out of this World, op. cit. ↩
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Sans cesse réactivés, les poèmes prendraient vie au moment de l’ensemble des contextes de manifestations de leur présence: par le lecteur silencieux, l’auditoire d’une lecture publique, du café à la page imprimée en passant par le studio d’enregistrement et le magnétophone, jusqu’au simple souvenir. Peter Middleton, «The Contemporary Poetry Reading», in Charles Bernstein (éd.), Close Listening. Poetry and the Performed Word, New York—Oxford, Oxford University Press, 1998, p. 293. ↩
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Voir entre autres: Erving Goffman, Interaction Ritual: Essays on Face-to-Face Behavior, New York, Anchor Books, 1967; Relations in Public: Microstudies of the Public Order, New York, Basic Books, 1971 et Forms of Talk, Philadelphie, University of Pennsylvannia Press, 1981. ↩
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Erving Goffman, «La conférence» (1981), in Façons de parler, Paris, Minuit, 1987, p. 189-190. ↩
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Si nombre de textes ont été écrits sur la performativité et le médium vidéo, le terme self performativity tel qu’il est utilisé ici s’inscrit à la suite de la signification du terme donnée par Steve Rushton dans «Feedback and Self-Performance» (in Master of Reality, Rotterdam, Piet Zwart Institute; Berlin, Sternberg Press, 2012, p. 83-103), étude qui relie les notions cybernétiques, les réalisations de Richard Serra et Carlotta Fay Schoolman (Television Delivers People, 1973), Ant Farm, Shamberg et la télé-réalité. ↩
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Le compositeur Tom Johnson propose lors de cette émission une nouvelle pièce de sa série Risk. Titrée Risk Eight for an Unrehearsed Cameraman (Greg Masters), elle consiste en une pièce musicale interprétée au piano et en une série d’indications orales données à un caméraman non professionnel (ici Greg Masters, poète et producteur de l’émission) qui imposent un rythme et un ensemble de cadrages au caméraman et au spectateur. ↩
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Public Access Poetry, 15 septembre 1977. ↩
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Public Access Poetry, non daté. ↩
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L’émission consistait en de courtes séquences filmées, parfois à la frontière du clip vidéo, diffusées sur la chaîne câblée new-yorkaise WNYE-TV, avec, entre autres, des lectures d’Eileen Myles, d’Allen Ginsberg et de Barbara Barg. Le programme sera récompensé par trois Emmy Awards. ↩
Published on <o> future <o>, June 8, 2014.
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