Jill Gasparina

Un étrange amour

ÉPISODE 1: DÉVOTION

La sortie en novembre 2012 du dernier opus de Twilight au cinéma l’a à nouveau démontré: les représentations folklorisantes et psychologisantes des fans continuent d’abreuver les pages des journaux et les sites d’information. Le fan est forcément hystérique, monstrueux, et aliéné, et Mark Chapman en serait le représentant le plus parfait s’il était une femme. Ces stéréotypes génèrent un discours circulaire dans lequel la prétendue dénonciation de l’aliénation, ou de la pathologie mentale, vient entretenir le mépris et l’ignorance. Et ce n’est que récemment que ce qu’on appelle le fandom, une sous-culture partagée par un ensemble de fans, a commencé à intéresser des chercheurs en sciences sociales1.

Le film documentaire Our Hobby Is Depeche Mode de Jeremy Deller et Nick Abrahams n’est pas à proprement parler un essai de sociologie, ou d’anthropologie. Mais il s’inscrit néanmoins dans la tradition des études culturelles britanniques (études des arts populaires, de la culture de masse, des identités subculturelles), et il pourrait être considéré comme une étude de cas consacrée au fandom de Depeche Mode. Il est intéressant de ce point de vue de le comparer à 101 (1989), le célèbre film (de commande) de Donn Alan Pennebaker sur la tournée Music for the Masses de Depeche Mode en 1988. Le montage de 101 fait alterner des scènes consacrées aux membres de DM, et d’autres à un groupe de fans invité, à l’issue d’un concours promotionnel, à suivre plusieurs des 101 dates de la tournée. Deller et Abrahams, eux, n’ont à aucun moment rencontré les membres du groupe et ils se focalisent exclusivement sur la fan base qui du Mexique à la Californie, en passant par l’Allemagne, le Canada, l’Iran, la Roumanie, la Russie ou encore l’Angleterre, continue d’adorer le groupe avec une ferveur intense.

La grande époque de Depeche Mode appartient largement au passé. Il y a donc quelque chose de curieux dans la persistance de cet incroyable engouement globalisé, même chez des adolescents nés bien après leur période de gloire (fin des années 1980—début des années 1990). La dévotion absolue des fans constitue donc l’un des sous-textes du film, et trouve une manifestation littérale dans le comportement d’Orlando (le premier fan rencontré pendant le tournage): ce jeune californien a construit chez lui un autel à Dave Gahan, avec bougies votives et prières spécifiques (sa mère expliquant qu’il considère Gahan comme un Dieu). Au Mexique, la réception de la musique se focalise également sur la mythologie religieuse (savamment cultivée par le groupe, de «Sacred», à «Black Celebration», en passant par «Personal Jesus»). Mais ce sont les fans russes qui dans le film semblent les plus fervents, comme Albert, personnage central de la scène moscovite, qui s’est recouvert le dos d’un tatouage géant de Dave Gahan

L’une des hypothèses avancée par Deller est que la gravité de la musique de DM trouve une correspondance dans le sens du tragique qui définit—au moins en partie—la mentalité russe, et c’est aussi la théorie de l’une des fans, que l’on voit lire avec passion une traduction de l’une des chansons. Mais le film développe également une autre approche, bien plus convaincante: contrairement au rock, considéré comme décadent, la musique électronique «parle du futur, explique Deller, elle suggère une nouvelle vision du monde et c’est ce à quoi les gens derrière le Rideau de fer semblaient violemment aspirer avant l’effondrement du communisme»2. Ainsi, pour Albert comme pour d’autres fans russes qui s’expriment dans le film, cette nouvelle musique a-t-elle coïncidé avec la disparition de l’Union soviétique, une politisation qui s’est traduite par l’invention du mouvement «depechist» («comme communiste, ou comme fasciste», explique l’un d’entre eux). Loin de capitaliser sur la figure du fan transi, le film se focalise ainsi sur l’importance politique que la musique du groupe de Basildon a pu recouvrir pour la jeunesse vivant dans tout le bloc de l'Est, dès les années 1980, créant une aspiration à un monde nouveau, puis incarnant la liberté retrouvée.

Si dans ce cas, les modes de réception de la musique du groupe ont largement à voir avec l’histoire politique, les deux réalisateurs s’intéressent plus généralement à l’usage que les fans font de la musique. «Nous montrons tous les différents genres de fandom, explique Deller. Cela va de porter un t-shirt tous les jours, à simplement aimer le groupe»3: le film documente en effet une large gamme de pratiques.

C’est à Claudia et Ronny, un couple allemand dont le «hobby est Depeche Mode» que l’on doit le titre du film; ils ont appelé leur plus jeune fils Dave, ils l’habillent depuis son plus jeune âge comme Gahan, et consacrent leurs week-ends à refaire les vidéos du groupe. Toute l’histoire de leur famille, jusqu’à leur rencontre au lycée se trouve réécrite à travers le prisme de leur amour pour DM. Le film présente également un fan new-yorkais de la première heure qui dévoile les meilleurs spécimens de sa collection de tee-shirts du groupe (une collection qui ne comprend pas moins de 500 pièces), un Iranien émigré au Canada qui raconte s’être fait régulièrement battre par la police à cause de sa veste en cuir et de ses disques (interdits) du groupe, ou encore un ancien SDF londonien, qui explique avoir trouvé l’envie et la force de changer de vie et d’aller de l’avant à un concert du groupe: «Je voulais d’autres moments comme celui-ci», explique-t-il simplement.

ÉPISODE 2: PRODUCTION

«Dans les sociétés capitalistes, écrit l’historien et théoricien des medias John Fiske, la culture populaire est nécessairement produite à partir des produits du capitalisme, car c’est tout ce dont les gens disposent. La relation de la culture populaire aux industries de la culture est de ce fait complexe et fascinante, parfois conflictuelle, parfois complice ou co-opérative, mais les gens ne sont jamais à la merci des industries—ils choisissent de transformer certaines de leurs marchandises en culture populaire, mais ils en rejettent beaucoup plus qu’ils n’en adoptent. Les fans sont parmi les groupes de gens les plus critiques et sélectifs, et le capital culturel qu’ils produisent est le plus développé et visible de tous.»4

Conformément à ce que Fiske développe dans ce court extrait, le fandom est envisagé par Deller et Abrahams comme une forme possible d’appropriation de la culture de masse, et plus précisément, comme une forme d’appropriation productive. «Il y a des gens qui gardent tous les DVDs immaculés, emballés, c’est leur problème, mais nous ne les avons pas mis dans le film, car ils sont des collectionneurs, et leur passion vient de la fétichisation du produit qui est issu de la compagnie de disques, alors que nous sommes davantage intéressés pas les gens qui font des choses pour eux-mêmes, qui utilisent [DM] comme un point de départ et qui l’emmènent ailleurs»5, explique ainsi Abrahams. Our Hobby Is Depeche Mode donne en effet à voir l’éventail de productions réalisées par ces fans en réponse à la musique, ou plus exactement, si l’on suit la définition que donne Brian Eno de la pop («la pop n’a rien à voir avec le fait de faire de la musique, elle consiste à inventer des nouveaux mondes imaginaires et à inviter les gens à en faire partie»)6, en réponse à l’univers imaginaire à quoi le nom de Depeche Mode renvoie: le film examine les formes et les degrés de productivité (matérielle, sémiotique, sociale et identitaire) dans lesquels ces fans sont engagés7. À un bout du spectre, les fans imitent. Et à l’autre bout, ils inventent et s’inventent, construisant leur identité par la médiation de l’amour du groupe, comme Albert, ou comme Orlando («les paroles de Martin Gore parlent de moi», explique-t-il.

En vrac, et dans le désordre, cela donne la liste suivante: écouter la musique originale de DM, danser, imiter à la perfection la célèbre chorégraphie de Dave Gahan, ou le look des membres du groupe (à certains moments du film, des cohortes de clones de Gore, Gahan et Fletcher semblent avoir envahi les rues), faire des covers a capella, au clavier, à la guitare ou dans un brass band, chanter en play-back, organiser des soirées, y participer, s’y déshabiller, réaliser des pancartes, des affiches, des dessins, des collages, des badges, des cassettes et des disques pirates, des traductions, produire toutes les formes possibles de fanart et de fan fiction, se tatouer le dos, se rendre en pèlerinage sur les lieux importants de l’histoire du groupe8, changer d’amis, collectionner les disques et le merchandising, et tout faire pour assister aux concerts géants organisés par le groupe, de brader sa sono à devenir vendeur de canettes de soda, en passant par réussir à s’extraire d’une extrême précarité sociale. Les témoignages de fans expliquant à quel point DM a façonné ce qu’ils sont sont légion dans le film. Et s’il fallait une preuve de plus, Deller et Abrahams font appel à la figure d’autorité par excellence, Trent Reznor (de Nine Inch Nails), qui vient raconter, comme n’importe quel fan anonyme (il est sobrement désigné par son seul prénom), à quel point la musique de DM l’a aidé, plus jeune, à se construire au sein d’un monde qui n’était pas prêt à accueillir une personnalité dissonante. DM, disent les fans, est un refuge. C’est aussi un lieu imaginaire de production de soi (le comble, pour un groupe qui chante «People are basically the same»).

Ces trajectoires personnelles parfois étranges ne sont pas convoquées comme autant d’histoires anecdotiques, mais montrent que l’appropriation de la culture passe par des formes de production. Un passage émouvant laisse la parole à des fans allemands qui racontent avec un enthousiasme encore vif le concert que Depeche Mode donna à Berlin Est en mars 1988. Avant la chute du Mur, coupés de la culture occidentale et de ses produits, et n’ayant par conséquent aucun accès ni aux disques ni au merchandising, les fans étaient contraints de fabriquer leurs propres albums (cassettes bricolées à partir d’enregistrements audio), mais aussi leurs propres badges (à partir de boutons peints). Ainsi, ce que le film manifeste peut-être avec la plus grande clarté, c’est la manière dont les fans, loin de subir les assauts du marketing, savent inventer les supports de leur amour et opposer à la déferlante de produits industriels dérivés que ne manque pas de générer n’importe quel phénomène culturel de masse, des formes (auto-)produites d’une manière artisanale. Le film met ainsi en scène une forme de compétition symbolique et économique entre l’art populaire et la culture de masse, compétition qui s’exprime très visiblement dans la manière dont s’élabore la culture des fans. «L’art populaire sera toujours en compétition avec la culture pop, affirme Deller; et personne ne le pare du mot ‹art›, bien qu’il mérite cette appellation.»9

ÉPISODE 3: APPROPRIATION

Ces considérations qui relèvent de la sociologie et d’une analyse de l’économie de la culture, nous renvoient donc aussi à la triangulation entre culture de masse, culture populaire et avant-garde10 apparue à l’aube de la modernité. De ce point de vue, le film peut être envisagé comme un mode d’emploi de la technique de l’appropriation dans le champ de l’art. L’exploration visuelle de ces comportements appropriationnistes semble en effet être une manière pour Deller de réfléchir à sa méthode d’artiste.

Le film contient deux affirmations. Deller y souligne la proximité de sa position d’artiste avec celle du fan (quelqu’un qui aime profondément ce qu’il s’approprie, qui aime en s’appropriant et s’approprie parce qu’il aime)11. L’artiste britannique a d’ailleurs reconnu avoir un faible pour Depeche Mode. Par-delà la question secondaire de ses goûts musicaux, cela signifie que Deller a intégré à sa conception de l’appropriation la nécessité de considérer le matériau approprié autrement que comme une chose passive. Isabelle Graw a insisté, à propos du travail de Louise Lawler, sur la nécessité de comprendre ce qui, dans l’acte d’appropriation, est impulsé par le matériau approprié, et a préféré au terme galvaudé d’«appropriation» celui de dévouement («dedication»). «Les artistes sont attirés par leurs matériaux»12, écrit-elle, ajoutant qu’«une personne qui s’approprie un objet doit faire face à quelque chose qui émane de cet objet ou qui semble émaner de cet objet»13.

Ce rappel est d’autant plus important que la sortie du film a été particulièrement chaotique, son commanditaire Mute (le label de DM) ayant finalement décidé d’interdire à Deller et Abrahams d’utiliser la musique du groupe dans leur film, afin d’en empêcher la diffusion. Si les raisons de ce revirement de dernière minute restent obscures, le film, que personne n’avait pourtant vu, y a gagné une mauvaise réputation (il proposerait une vision ridicule et folklorique des fans)14. Et pourtant, il n’y a nulle trace de condescendance ici: le film dresse au contraire un portrait bienveillant de ce fandom, en mettant l’accent avec justesse et sensibilité sur la manière dont l’amour d’un groupe peut à la fois bouleverser et façonner des vies.

La seconde affirmation porte sur la légitimité de la méthode de Deller (consistant à documenter ou archiver des formes d’art populaire), en tant qu’elle produit quelque chose, au lieu de simplement exploiter un bon filon culturel, et fonctionner comme un parasite de ceux qu’il filme ou ce qu’il documente. «‹Appropriation› est un terme artistique, explique-t-il. J’aime ce que les gens font de leur groupe favori, qu’il s’agisse de poèmes qu’ils écrivent, de banderoles aux slogans étranges qu’ils créent, ou de fêtes qu’ils organisent. J’aime quand les gens utilisent un groupe comme un point de départ. L’objectif n’est pas simplement la consommation passive—comme acheter le programme lorsqu’on va au stade voir un concert.»15 En considérant le geste appropriationniste comme un possible «point de départ pour autre chose», Deller propose une distinction entre deux formes d’appropriation: la première consiste à simplement répéter le matériau de départ (ce qui va de chanter en playback à faire de mauvaises reprises de «The Things You Said» au clavier, déguisé en Martin Gore), la seconde à le transformer. Cette opération de production d’un capital culturel propre peut donc être plus ou moins aboutie, ce dont le film vient justement bien rendre compte.

Cette distinction est pour le coup extrêmement utile lorsque l’on se penche sur le statut dominant de la technique de l’appropriation dans l’art contemporain. Les artistes contemporains sont devenus des professionnels de l’appropriation. Mais cela ne signifie pas qu’ils arrivent plus que les fans à dépasser le stade de la fascination pour leurs sources (l’épidémie de portraits pailletés de stars du punk dans les galeries il y a une dizaines d’années, ou un peu plus récemment l’omniprésence d’installations à base de livres qui semblent n’avoir jamais été ouverts laisserait même penser le contraire), ni qu’ils parviennent à éviter les enjeux de pouvoir et les effets de distinction sociale qui sont attachés à tout acte discursif citationnel. Le terme d’«appropriation», bien trop vague, peut désormais renvoyer à des stratégies très diverses consistant, au hasard, à «augmenter son pedigree intellectuel»16 en faisant appel à des sources reconnues, légitimes, et culturellement puissantes, à travailler sur un sujet que l’on aime, à essayer de digérer une obsession, ou à tenter de se débrouiller avec sa foi.

Si une distinction est malgré tout possible entre l’appropriation à laquelle se livrent les fans et celle que pratiquent les artistes, elle réside davantage dans l’adresse des objets qu’ils produisent (d’un côté eux-mêmes et leur petite ou grande communauté, de l’autre le monde de l’art) que dans la nature des opérations effectuées, ou la qualité des productions obtenues. Pour distinguer entre une forme amateur et professionnelle d’appropriation culturelle, il faudrait ainsi faire appel à des analyses empruntées à la sociologie organisationnelle plus qu’à la sémiologie, à l’esthétique ou à la poétique. Cette distinction tiendrait à la structuration de l’économie de la culture, elle résulterait de la place subalterne occupée par les arts populaires, qui génèrent gratuitement des objets culturels non monnayables. Fiske emploie d’ailleurs le terme «d’économie parallèle» à propos du fandom: «Les fans créent une culture de fans avec son propre système de production et de distribution, qui forme ce que je pourrais appeler ‹une économie culturelle parallèle›, et qui existe en dehors de celle des industries de la culture, mais partage cependant avec elles des caractéristiques qui manquent à la culture populaire plus traditionnelle.»17 À l’inverse, l’art s’inscrit dans l’économie des industries de la culture, et offre à ses producteurs des possibilités de professionnalisation.

ÉPISODE 4: MASSIFICATION

Dans «Les vampires» (1923), Aragon raconte comment toute une génération de jeunes hommes adolescents s’est trouvée, dans une Europe en pleine Guerre mondiale, captivée par le magnétisme noir de l’actrice Musidora: «L’idée que toute une génération se fit du monde se forma au cinéma, et c’est un film qui les résume, un feuilleton. Une jeunesse tomba tout entière amoureuse de Musidora, dans ‹Les vampires›»18, écrit Aragon. Suit une évocation émue des «cartes postales où Musidora en maillot était rayée d’une grande signature brutale».

Aragon livre ici une des premières traces littéraires d’un fandom. Son texte rend manifeste la manière dont l’amour du fan est relayé par un support technologique (le succès des cartes postales étant permis par la démocratisation de la photo—et de la typogravure à partir des années 1870)19. Ceci est instructif à deux égards. D’abord en nous permettant d’envisager l’engagement du fan comme la création d’une relation sociale avec un produit technologique (d’une manière similaire, bien que plus précoce, à ces relations étranges que nous entretenons avec les objets électroniques, tels que Dunne & Raby les décrivent dans Design noir)20. On pourrait ainsi adapter les propos d’Alfred Gell à propos des œuvres d’art («l’‹autre› qui est directement en jeu dans une relation sociale n’a pas besoin d’être un ‹être humain›. L’agentivité sociale peut être exercée sur un objet mais aussi par un objet (ou aussi par un animal).»)21. Dans la relation du fan à son idole, l’autre n’a pas en effet besoin d’être un humain, il peut s’agir d’un mythe pop ou d’une constellation imaginaire; la relation est un amour à la fois médiatisé et attisé par la confrontation à différents supports technologiques (confrontation sans cesse renouvelée dans le cas d’un groupe de pop à la présence médiatique ubiquitaire).

Ceci nous amène au second point: la nature des supports évoluant avec le temps, il est logique de considérer que cette consommation amoureuse et productive a évolué à mesure que les technologies de production et diffusion de la culture se sont transformées. Et de s’interroger: dans quelle mesure la démocratisation d’Internet a-t-elle bouleversé la nature de la dévotion des fans? Deller et Abrahams ont expliqué avoir pris contact avec les fans par le biais du site officiel du groupe, par email. Et Deller a déclaré qu’il considérait les vidéos amateur sur YouTube comme «une nouvelle forme d’art populaire»22. Pour autant, le film ne porte aucune trace de l’existence des pratiques de fans de DM en ligne23.

Our Hobby porte en vérité sur une ère triomphante de la culture de masse, que les concerts titanesques de DM, et jusqu’au titre de leur célèbre album Music for the Masses, symbolisent parfaitement. Mais bien que le groupe de Basildon continue de remplir les stades (ils ont joué au stade olympique de Berlin en 2009 devant 68 000 personnes), cette ère appartient au passé, car comme l’explique Boris Groys, une forme de production artistique de masse a succédé à la consommation de masse24.

Pourtant Deller et Abrahams évitent scrupuleusement de faire appel à ces représentations des masses, qu’il s’agisse de celles qui consomment, produisent, ou les deux en même temps. Les fans de DM ne sont jamais représentés comme une masse informe dans le film, mais comme une accumulation de personnalités dont les productions individuelles sont figurées dans leur unicité. Malgré la nature mondiale de la communauté des fans de DM, rien n’est dit dans le film de la massification de cette sous-culture, massification dont on trouve des preuves évidentes dans les grosses productions des industries créatives (Lost, ou la série des films Harry Potter ont ainsi intégré dans leurs derniers épisodes des scènes d’adieu, dédiées aux fans). Le fan s’intègre désormais comme jamais à une économie de la culture pour le coup plus du tout parallèle, il possède un pouvoir économique dont les nouvelles technologies lui permettent de jouir, et il influence les politiques artistiques des groupes. Un artiste se doit d’avoir un comportement honorable à l’égard de sa fan base. Dans le cas contraire, il risque de s’attirer les foudres de hordes de fans aussi promptes à assurer leur e-défense qu’à organiser des campagnes de presse assassines. Certains fans de DM ont d’ailleurs commencé à se révolter en 2011 lors de la sortie de Remixes 2: 81-11, un album de remix reprenant sans originalité le principe du Remixes 81/04 sorti en 2004. Publiant une lettre ouverte, ils ont déploré le manque de respect à leur égard et appelé au boycott du nouveau disque25. À l’ère où des batailles enragées sont menées en ligne entre la team Edward et la team Jake26, où des armées de Beliebers et de Little Monsters27 se constituent sur Internet, et où la question de la masse des fans devient économiquement critique, la persistance du fandom analogue de DM ressemble donc presque à une anomalie.

Mais ce n’est vraisemblablement pas parce que Deller et Abrahams méconnaissent ces phénomènes. Si le film s’arrête aux portes de l’ère d’un art produit par les masses («from the masses»), dont on peut légitimement se demander comment il sera à son tour l’objet d’appropriations (à part par les artistes, qui ont déjà commencé à s’intéresser à la figure du prosumer)28, c’est peut-être simplement parce que ce sont encore et toujours les formes que prennent au fil de l’histoire l’art populaire et les sous-cultures qui intéressent Deller, et non pas la culture pop. Qu’il ait récemment choisi de produire et faire circuler Sacrilege, sa propre version gonflable de Stonehenge, un site qui a généré une sous-culture étendue et active, faite de théories et de spéculations plus ou moins sérieuses, conspirationnistes, ou mystiques, mais aussi des répliques et des versions alternatives29, ne vient que confirmer cette intuition.


  1. On peut néanmoins citer pour nuancer le brillant travail de Lisa Lewis (éd.), The Adoring Audience: Fan Culture and Popular Media, Londres, Psychology Press, 1992. 

  2. «À la mode», Guardian, 15 octobre 2006. Sauf mention contraire, toutes les traductions sont de l’auteur.  

  3. Alex Godfrey, «Depeche Mode Fans Like Depeche Mode More Than You Do», Vice UK (dernière consultation le 04/02/13). 

  4. John Fiske, «The Cultural Economy of Fandom», in Lisa Lewis, op. cit., p. 47-48. 

  5. Alex Godfrey, art. cit. 

  6. Brian Eno, cité par Michael Bracewell, in Michael Bracewell, «Close to Home», Mousse, №29, septembre 2011 (dernière consultation 12/02/13). 

  7. John Fiske, art. cit., p. 30. 

  8. Notamment le mythique Rose Bowl de Pasadena, qui a accueilli 68 000 personnes pendant le dernier show de la tournée Music for the Masses, un véritable record. 

  9. «À la mode», art. cit. 

  10. Voir Thomas Crow, «Modernisme et culture de masse dans les arts visuels», Cahiers du Mnam, №19-20, 1987, p. 47: «Le cycle d’échange que le modernisme a mis en place fonctionne toujours dans le même sens: appropriation des valeurs marginales et subversives au profit des classes supérieures, puis retour vers le bas des produits culturels dépréciés. Car lorsqu’une création revient dans la zone inférieure de la culture de masse, c’est toujours sous une forme dépouillée de sa vigueur et de son intégrité d’origine.» 

  11. Pendant la conférence donnée le 19 mars 2012 à l’ENSBA de Lyon (non éditée), Jeremy Deller a souligné à de nombreuses reprises, en réponse à des questions d’étudiants, qu’il n’était pas condescendant et encore moins ironique à propos des formes d’art populaire qu’il documente. 

  12. Isabelle Graw, «Dedication Replacing Appropriation, Fascination, Subversion, and Dispossession in Appropriation Art», in Louise Lawler and Others, Ostfildern, Hatje Cantz, 2004, p.54. 

  13. Idem. 

  14. Informations recueillies lors d’une discussion entre l’auteur et l’artiste, en mars 2012. 

  15. «À la mode», art. cit. 

  16. Dan Fox, «Lucy McKenzie», Frieze, №106, avril 2007 (dernière consultation le 04/02/13). 

  17. John Fiske, art. cit., p. 30. 

  18. Louis Aragon, «Les vampires», in Daniel Banda et José Moure (éd.), Le Cinéma: l’art d’une civilisation 1920-1960, Paris, Champs Flammarion, 2011, p. 45-47. 

  19. Pierre-Lin Renié, «De l’imprimerie photographique à la photographie imprimée. Vers une diffusion internationale des images (1850-1880)», in Études photographiques, №20, 2007, p. 18-33 (dernière consultation le 14/02/13). 

  20. Voir «Consumers as Anti-heroes: Some Cautionary Tales» in Anthony Dunne et Fiona Raby, Design Noir, The Secret Life of Electronic Objects, Londres, August ; Basel, Birkhäuser, 2005, p. 3-4. 

  21. Alfred Gell, L’Art et ses agents, Dijon, Les presses du réel, 2009, p. 22. 

  22. «À la mode», art. cit

  23. Voir par exemple: depeche-mode.com; modefan.com; depeche-mode.be; pimpfdm.com

  24. «Au tournant du XXIe siècle, l’art est entré dans une nouvelle ère—celle d’une production artistique de masse et plus seulement d’une consommation artistique de masse. Faire une vidéo et la mettre en ligne sur Internet est devenu une opération facile, accessible à presque tout le monde. La pratique de l’auto-documentation est devenue une pratique de masse et même une obsession de masse. Les moyens de communication contemporains et les réseaux sociaux comme Facebook, YouTube, Second Life et Twitter donnent à des populations globalisées la possibilité de présenter leurs photos, vidéos et textes d’une manière impossible à distinguer de la pratique de n’importe quelle œuvre post-conceptuelle, et cela inclut des œuvres ayant une forme de durée. Et cela signifie que l’art contemporain est devenu une pratique culturelle de masse»: Boris Groys, «Comrades of Time», in Going Public, e-flux journal, Berlin—New York, Sternberg Press, 2010, p. 98. 

  25. Voir http://www.chartsinfrance.net/Depeche-Mode/news-73312.html (dernière consultation le 12/02/13.) 

  26. Team Edward et team Jake font référence à deux clans opposés du fandom Twilight, l’un prenant la défense d’Edward Cullen (un vampire), l’autre de Jacob Black (un loup-garou). 

  27. Nom donné aux fans de Justin Bieber et Lady Gaga. 

  28. Voir Jakob Schillinger, «The Prosumer Version», Flash Art, №280, octobre 2011 (dernière consultation le 12/02/13). 

  29. Voir le fantastique blog Clonehenge (dernière consultation le 12/02/13), dont l’existence m’a été signalée par Nathaniel Mellors. Depuis plusieurs années, l’idée d’une version gonflable circule d’ailleurs au sein de cette sous-culture (ou de ce qu’on pourrait appeler le fandom Stonehenge), et le blog en porte les traces. 

Published on <o> future <o>, June 6, 2014.

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