Raphaël Pirenne

some/thing

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En 1965 paraissait le premier numéro de la revue some/thing éditée par David Antin et Jerome Rothenberg. À raison de deux livraisons par an, cinq numéros de la revue furent publiés, dont le dernier numéro, double, en 1968. La revue était éditée par la structure d’édition indépendante Hawks Well Press, fondée en 1959 par Diane et Jerome Rothenberg.

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L’existence de some/thing est redevable d’un contexte culturel et historique précis, celui de l’émergence de la contre-culture et du New York des années 1960. some/thing apparaît toutefois, a posteriori, comme un objet singulier, atypique par rapport au standard des publications académiques de poésie, mais également, dans une certaine mesure, par rapport aux autres revues alternatives new-yorkaises consacrées à la poésie. Une des particularités de some/thing était de confier pour chacune de ses livraisons la couverture à un artiste. Outre Amy Mendelsohn qui intervint pour le premier numéro, Robert Morris reproduisit pour le second l’image d’une de ses sculptures. Et alors que pour le numéro 4/5, Georges Maciunas intégra trois photographies, Andy Warhol réalisa pour le numéro 3 (paru à l’hiver 1966 et consacré à la guerre du Vietnam), une couverture sérigraphiée sur une feuille en papier gomme pré-perforée où sur chacun des timbres était reprise en lettres capitales, sur fond d’un bouton jaune, la mention «BOMB HANOI».
Cette livraison singulière, notamment quant au système qui se développe tout le long du numéro où les textes de nature poétique alternent avec des extraits de la presse quotidienne, de rapports officiels, ou de documents relatifs directement ou indirectement au conflit vietnamien, atteste que l’intérêt d’Antin et de Rothenberg ne se portait pas uniquement sur une question d’extension et de redéfinition des limites de la poésie. Il atteste également des enjeux politiques qui de manière corollaire animaient les intentions de la revue: en se faisant non seulement le relais d’un conflit où les États-Unis venait de s’engager, mais en s’ouvrant également aux littératures dites mineures et extra-occidentales.

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Rothenberg et Antin inscrivaient de la sorte une politique de la différence au cœur même du projet de some/thing; une politique mise en évidence par leurs deux textes respectifs faisant office d’éditorial du premier numéro, disposés respectivement au début et à la fin de la revue, enserrant physiquement, métaphoriquement et conceptuellement celle-ci. Rothenberg introduisait en effet dans un court texte la reprise d’une série de définitions aztèques extraites du livre 11 du Codex Florentin (1540-1585) du moine franciscain Bernardino de Sahagun. L’ensemble de ces définitions furent oralement transmises en langue nahuatl par les survivants aztèques de la conquête espagnole au moine franciscain afin de consigner autant que de lui expliquer leur système de pensée et d’organisation du réel. Ces définitions indiquent que ce système est étroitement déterminé par un travail de verbalisation des sensations et des expériences, radicalement étranger au régime de pensée occidental, alors considéré comme plus rationnel. Comme l’indiquait Rothenberg, au contact de ces définitions la poésie se révèle moins en tant que littérature que comme un «processus de pensée et de sensations»: «Les conditions que ces définitions rencontrent», concluait-il, «sont les conditions de la poésie.»1 Antin, pour sa part, dans le texte intitulé «Silence/Noise», développait une compréhension du langage en termes de «communauté linguistique». Toute langue ne pouvant se développer selon lui qu’à l’intérieur même d’une communauté de «locuteurs», les différences de langage ne peuvent être assimilable qu’à des différences d’organisation de la réalité propre à chacun de ceux-ci2. Dans un geste pouvant être assimilé tant à une opération de reconnaissance que de déplacement de l’esthétique cagéenne, il en renversait l’argument central que le silence n’existe pas3. «Tout discours», écrivait Antin, «est une tentative de créer, de retrouver ou de découvrir et transmettre de l’ordre alors que tout discours génère du bruit.»4 Et il concluait son texte comme suit : «Le sentiment de ne pas avoir de prise sur quelque chose [some/thing] qui se situe à l’extérieur est le sentiment d’une inadéquation par rapport à l’ordre existant. Ce qui exige un ordre différent.»5

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En outre, autant le titre que l’emblème et l’intervention visuelle d’Amy Mendelsohn pour la couverture du premier numéro jouaient un rôle essentiel quant à la mise en place de la ligne éditoriale. some/thing est en effet un titre visuellement et sémantiquement singulier oscillant par la présence d’une barre oblique médiane, entre définition et indétermination de l’objet d’interrogation. some/thing, c’est «quelque chose», mais ce «quelque chose» a été rendu indéterminé par cette opération de division soulignée par l’intervention de Mendelsohn en première de couverture où un triangle bleu était divisé, et par là inquiété, par une barre verticale orange. Ce titre était lui-même relayé par un emblème, présent sur chacune des quatrièmes de couverture et annoncé dans le premier numéro en tête du premier texte de Rothenberg : la représentation graphique d’un labyrinthe caractéristique des sociétés primitives si ce n’est qu’elle était précédée d’un portique (la reprochant dès lors davantage de certaines civilisations amérindiennes que du néolithique). Ce dessin était accompagné, dans un effet de delay, par un texte en apparence énigmatique intégré à la dernière page, précédant la liste de l’ensemble des contributeurs de ce premier numéro: «emblem: a pima drawing: of the pathways: searchings: stoppingplaces: where-the-god-has-stopped: a wave lenght: energy: cessation: strife: emergence into: something»6. Plus qu’une définition, la consécution de ces termes, se renvoyant les uns aux autres comme autant de courbes concentriques et multi-directionnelles d’un labyrinthe, déploie de manière dynamique autant un champ lexicographique, que visuel, culturel et symbolique, contribuant à définir la multiplicité des champs du langage investi par la revue—soit son «jeu de langage» pour reprendre la terminologie de Wittgenstein qu’Antin lisait à cette époque—produisant tant un effet de désorientation que de défamiliarisation de la poésie, sinon par elle-même du moins par le langage lui-même.


  1. Jerome Rothenberg, «Aztec Definitions: Found Poems from the Florentine Codex», some/thing, №1, printemps 1965, p. 2. 

  2. David Antin, «Silence/Noise», some/thing, №1, printemps 1965, p. 60; 62.  

  3. Ibid., p. 61.  

  4. Ibid., p. 62. 

  5. Ibid., p. 63.  

  6. Voir some/thing, №1, printemps 1965, p. 64. 

Published on <o> future <o>, June 5, 2014.

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