Paul Morley, Words and Music, «Première partie: le voyage commence», p. 1-10.
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I am sitting in a room.
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I can’t get you out of my head.
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Je pense qu’en ce moment mes deux pièces musicales préférées sont I am sitting in a room d’Alvin Lucier et «Can’t Get You Out of My Head» de Kylie Minogue.
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La première a été écrite et interprétée par Alvin Lucier en 1969. C’est une œuvre expérimentale qui utilise la voix humaine et certaines manipulations électroniques simples, soumises à l’influence acoustique de la pièce dans laquelle elle a été enregistrée, pour créer une longue pièce musicale amorphe et cependant hautement maîtrisée. Bien que son interprétation repose exclusivement sur le son de la voix humaine, l’enregistrement et la manipulation des mots transforment cette voix en une aventure musicale en millefeuille impliquant un savant mélange de tonalités, de mélodies, d’harmonies et de rythmes.
C’est de la musique—on ne saurait songer l’appeler autrement—mais ce n’est pas de la musique dans l’acception courante du terme. C’est-à-dire que c’est musical, proche de ce que nous identifions comme étant de la musique, c’est une série abstraite de matières sonores et de formes de bruits capables de nous communiquer quelque chose de spécifique sans recourir à des mots—bien que, paradoxalement, cette pièce débute avec des mots—des mots basiques, descriptifs et relativement ennuyeux qui finissent par disparaître en eux-mêmes, comme bouillis, passant de l’état solide à l’état liquide, précipités en une forme musicale sensuelle et captivante qui rappelle comment toute musique trouve son origine dans la voix humaine. Le son de la voix humaine imitant les sons qui nous entourent; les sons de la nature, des animaux, et même le son du silence. Le son de la voix humaine copiant la voix de Dieu.
Mais, cette musique n’est pas faite à l’aide d’instruments. Il n’y a pas de notes et il n’existe aucune partition pour cette pièce. À la place, vous trouveriez une liste d’instructions indiquant comment obtenir ces sons, mais vous seriez incapable de vous asseoir au piano pour les suivre comme vous liriez une partition musicale. C’est un exemple relevant d’un art de la création musicale, d’un intérêt théorique pour le son en tant que tel, pour la musique qui se cache dans le son et le silence mêmes, prête à être libérée, qui engendra la musique la plus importante et la plus influente de ces cent dernières années—une musique abstraite brouillant les frontières qui séparent l’art, la musique, la parole et la performance.
Elle représente cette partie de moi qui adore la manière qu’a la musique d’être une source intarissable de surprises, de transformer ce qui est, de suivre le temps qui passe, de créer un espace en elle-même, de réfuter le passé et d’inventer de nouvelles façons de dire peut-être la même chose. Ce qu’est réellement cette «même chose» et pourquoi celle-ci s’avère constamment stimulante dans sa variété fait de l’écoute musicale une notion aussi exigeante que la création musicale—susceptible d’apparenter l’écoute en tant que telle à un acte musical, de telle sorte que l’auditeur peut d’une certaine façon être assimilé à un musicien prenant part à la création de la musique.
Sans auditeur, il n’y a pas de musique. L’auditeur complète le circuit musical et, bien que je n’en sois pas un, j’ai l’impression d’être une sorte de musicien lorsque j’écoute une pièce comme I am sitting in a room et j’estime, en entendant, en réagissant à cette pièce à travers mes réflexions sur ce qu’elle est et ce qu’elle fait—sa signification—que je contribue en réalité à la parachever. En tant qu’auditeur, j’incarne l’étape finale de la création musicale. J’ai rendu la musique utile. Je l’ai mise en contexte: le contexte de ma propre vie et de ma propre perception de ce qu’est la musique et ce pourquoi elle existe.
«Can’t Get You Out of My Head» est une toute autre chose mais n’est pas si différente. Tout comme I am sitting in a room, «Can’t Get You Out of My Head» possède un titre qui décrit instantanément ce qui se passe. Et ce qui se passe est exactement ce qui se passe. D’une certaine façon, elle est aussi éloignée d’une conception antique de la musique comme composition et arrangement d’émotions assujettis à certaines lois qu’I am sitting in a room. Elle est, en dépit de sa quête de réconfort et de séduction, aussi abstraite qu’I am sitting in a room, aussi conceptuelle. Devant l’attirail commercial et le vernis solide de douce persuasion dont se pare «Can’t Get You Out of My Head», on est tenté d’y voir une chanson pop périssable, ni meilleure ni pire que d’autres fabrications toutes aussi superficielles et clinquantes.
Mais, quelque chose est arrivé durant la production de cette chanson, ce processus qui d’une idée en a fait une chose, quelque chose qui en a fait davantage qu’une simple chanson, une pièce musicale bien plus importante que la somme de ses parties—son charme limpide et abstrait a en fait devancé les espoirs éphémères placés sur son charme commercial parce qu’elle n’est pas devenue la représentation calculée d’une grande chanson pop, mais une grande chanson pop tout court.
La manière dont cela s’est produit est fondamentalement impossible à décrire en détail ou à résumer, sauf peut-être en inscrivant cette chanson dans le contexte d’une histoire de la musique, de l’art et du divertissement toute entière qui nous permettrait d’établir sa vraie valeur, sa véritable espérance de vie. Pourquoi est-elle meilleure que d’autres chansons pop de masse et de densité apparemment équivalentes? Pourquoi agit-elle de façon rigoureusement identique à ce sur quoi elle agit? Et tant que nous y sommes, pourquoi I am sitting in a room fonctionne-t-elle comme une pièce musicale alors qu’il ne s’agit en réalité que d’une simple théorie sonore pouvant très aisément passer pour l’enregistrement d'une personne se parlant à elle-même jusqu’à ce que le son devienne atrocement voilé? Peut-on écrire sur les raisons qu’il y a derrière tout cela? Ou ces choses se contentent-elles de survenir d’elles-mêmes, dans leurs propres espaces, laissant les autres, les non-musiciens, les non-artistes, les simples écrivains, absolument perplexes devant la manière dont ces choses surviennent, réduits à tenter d’expliquer la magie qui opère en dévoilant les ficelles, voire même en expliquant la vraie magie à l’œuvre sous la magie apparente?
Toutes deux sont des sons qui semblent naître de rêves—celle de Lucier est un rêve de parole, celle de Minogue un rêve de chant. Elles opèrent toutes les deux au sein d’espaces—une pièce, une tête—qui offrent davantage de liberté et de possibilités d’aventure qu’il n’y paraît à première vue. Lucier ne fait que parler, et nous mène vers des surprises mélodiques mutantes. Minogue ne fait que flirter, et nous mène vers une envolée rythmique. I am sitting in a room est une sculpture sonore naturelle. «Can’t Get You Out of My Head» est une œuvre pop art synthétiquement élaborée.
La chanson de Kylie, adorable petite histoire d’amour et de perte, captivante observation d’une obsession, est à coup sûr un morceau pop, mais relève aussi de l’art. Elle peut s’avérer aussi intellectuellement satisfaisante que la pièce de Lucier, aussi séduisante et mystérieuse malgré son vernis commercial agressif voire cynique. La pièce de Lucier, qui n’est pas une chanson, est chargée d’intentions artistiques mais parle elle aussi, à sa façon, d’amour, de perte, d’obsession, et s’avère aussi satisfaisante physiquement que la chanson de Kylie. Elle est aussi sexy, dans la manière qu’elle a de combiner tension et soulagement, répétition et surprise, lubrifiant l’imagination par de légers rebondissements, ouvrant des possibles émotionnels au moyen de subtiles chutes de température et de discrètes hausses de pression. Au sein de l’espace contenu dans leur propre espace, ces deux pièces instaurent une conscience spatiale qui paraît refléter l’étendue de l’espace tout en vous protégeant de celle-ci en ayant recours au son pour que vous vous sentiez relié à autrui, pour vous rappeler que vous pouvez vous sentir seul mais que vous n’êtes pas seul. Ces deux pièces ont été créées à l’aide de micros, et vous utiliserez des écouteurs ou des haut-parleurs pour les écouter. Elles sont une même chose et deux choses très différentes.
Elles sont peut-être reliées par un tunnel, un trou creusé dans le sol dans lequel vous tombez, vous vous engouffrez et tombez encore, changeant de dimension, d’orientation et de contexte au fil de votre chute. Ou peut-être sont-elles reliées par une route, une voie rapide, une autobahn. Une ligne droite entre une certaine façon de faire de la musique et—assez curieusement—une autre. Une ligne n’est bien sûr jamais tout à fait droite. Les lignes droites renferment toutes des défauts. Tout est incurvé.
Au bout du compte, afin de satisfaire nos objectifs immédiats—aller d’ici à là où nous allons—, ce qui relie les deux pièces est la page d’un livre. La route se déploie le long de la page. Elle nous mène de page en page. Le tunnel nous conduit lui aussi d’une page à l’autre. Le tunnel relie du son. Lequel se précipite, fond, s’écoule du tunnel à notre oreille. Le tunnel relie notre oreille à notre cerveau. C’est là, dans notre cerveau, où nous sommes gigantesques et minuscules, faibles et forts, pétris de certitudes et de doutes, bruyants et silencieux, que débute réellement l’histoire que je suis sur le point de raconter.
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La route, le tunnel ou les deux à la fois nous emmènent entre mes deux pièces musicales préférées. Inévitablement, parce que la vie est parfois ainsi faite, et vu que les voyages s’achèvent rarement comme vous l’aviez prévu, cela pourrait changer très facilement. Dans un autre livre, écrit dans un autre univers où d’autres moments se succèdent à une cadence infinie et où un autre tunnel se dessine, cela débuterait différemment. Par exemple, à un autre moment, dans un autre univers, le long d’une autre autoroute, cela parlerait de…
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I feel love.
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I feel like I’m fixin’ to die.
Le début de ce livre pourrait parler de Donna Summer et de Country Joe & the Fish. Quel drôle d’univers—mais ne le sont-ils pas tous? Au hasard, je dirais que ce livre parlerait d’amour et de mort. D’autres pourraient s’ouvrir sur Olivier Messiaen et Digable Planets—un livre sur le désordre et l’humidité—ou George Crumb et les Kinks—déchetteries et traits d’esprit—ou Herbaliser et le Dave Clark Five—un album beat en relief—ou Björk et Harry Partch—le corps inhumain—ou Matching Mole et Madonna—un roman sur les mathématiques et le rythme—ou Arvo Pärt et Spike Jones and his City Slickers—prière contre chute sur le derrière.
En fait, nous pourrions débuter tel que nous souhaitions continuer, avec une liste chargée de suggestions. Une liste chargée de listes pures et simples. Une liste incarnant ce qu’elle énumère. Une liste de, disons, quarante tandems musicaux remplissant quarante livres existant dans quarante univers parallèles. Vous pouvez utiliser cette liste comme un simple divertissement en soi, trouver vos repères en fonction de la musique qui sera mentionnée dans ce livre, ou imaginer le genre d’ouvrages que l’on pourrait écrire s’ils débutaient avec les couples qui vont suivre (peut-être s’avèreraient-ils tous identiques à ce livre, tant qu’ils sont produits par d’autres moi), et aussi vous assurer que vous avez ouvert le bon livre. Après tout, jusqu’à preuve du contraire, une photo de Kylie Minogue figurera peut-être en couverture de ce livre. Il se peut que vous le lisiez en tant que fan de Kylie, pensant y découvrir quels sont sa crème hydratante et son parfum préférés, et c’est pourquoi je me dois de vous avertir dès maintenant que si Kylie jouera un grand rôle dans cette histoire—pas vraiment en tant qu’objet amoureux, mais pas non plus décrite comme une fille de joie, figurez-vous, et ce n’est pas la méchante de l’histoire—, ce livre ne lui est pas consacré. Je dirais que dans l’histoire qui va suivre, elle se situe, dans quelque endroit mécanique et humain, entre une artiste de divertissement et un rêve, en espérant ne pas trop en révéler. Il se peut qu’elle n’incarne qu’une conductrice. (À tous ceux que je vois relever brusquement la tête, alléchés par un érotisme automobile torride voire même sanguinolent: il n’y aura pas d’accident de voiture. Kylie conduit très prudemment. Et hélas, du moins dans cet ouvrage, elle ne rencontrera pas J.G. Ballard. Une fois encore, nous n’en sommes qu’au préambule et tout peut arriver; les esprits évoluent, y compris le mien, celui de Kylie et celui de Ballard. Kylie victime d’un accident de voiture, voilà qui constituerait un événem ent très commercial, sans compter que dans un livre qui s’attardera longuement sur l’histoire de la musique abstraite, née au lointain commencement et finissant sa course dans une distorsion obscure au vingtième siècle, une énigme impliquant Kylie peut à de nombreux égards se révéler très utile.) Qui qu’elle soit, quoi qu’elle soit, Kylie figure dans ce livre. Gardez bien en tête que ses répliques ne sont jamais vraiment les siennes. Les répliques d’Alvin Lucier sont toujours les siennes. Mais à nouveau, à nouveau, cet aspect peut très bien se révéler parfaitement inutile et pas si véridique que ça.
Si elle figure sur la couverture—eh bien je ne pense pas devoir expliquer pourquoi elle devrait y figurer au lieu d’Alvin Lucier. Même si Lucier n’était pas un homme d’âge moyen lorsqu’il produisit I am sitting in a room, paré de tous les signes extérieurs, plutôt moustachus et chapeautés, trahissant un homme d’âge moyen avec un léger penchant excentrique, vous vous attendriez quand même à voir Kylie en couverture de ce livre. Dès qu’on a remarqué qu’il serait question de Kylie, la couverture de ce livre a été envisagée par des instances qui m’échappent, moi qui ne suis que le modeste auteur de cet ouvrage simplement frappé par un sursaut d’inspiration fortuit.
Je suis sûr que dans l’univers où ce livre s’ouvre sur Donna Summer et Country Joe & the Fish, c’est Donna et non Joe qui en orne la couverture. Bien que l’écrivain—bonjour, c'est moi que vous cherchez ?—n’en soit pas totalement certain. Il n’a aucune certitude, sauf sur ce qui va suivre, et même cela demeure au bout du compte entre les mains des dieux, qui seuls décident de la forme et de la longueur du tunnel dans lequel il s’engouffre.
Dans la liste suivante, une partie du jeu consistera à deviner qui pour chaque tandem figurera sur la couverture du livre au début duquel ces artistes apparaissent, quelle que soit l’histoire dans laquelle ils se retrouvent. Aussi, si vous connaissez au moins vingt pour cent des artistes cités dans la liste suivante, alors ce livre est fait pour vous. Si vous en connaissez moins de vingt pour cent, je vous conseille quand même de continuer à lire—parce qu’à la fin de l’ouvrage, vous connaitrez bien plus que vingt pour cent de cette liste, et vous pourrez reprendre à la première page, fort d’une meilleure compréhension de l’échelle de toute chose. Si vous n’êtes venu que pour Kylie, eh bien restez dans le coin si vous êtes autant intéressé par le contenu que par la forme de Kylie. Si vous êtes amoureux de Kylie, que vous ne recherchez qu’une dose rapide et palpitante d’images et de galbe et que la musique en général voire même la sienne en particulier ne vous intéresse pas vraiment, alors non, ce livre n’est pas fait pour vous, et je crains qu’il faille à présent nous quitter. La première pièce musicale de la liste suivante constituerait la bande sonore parfaite de cette séparation.
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«Hallo Gallo» de Neu! et «Goodbye to Love» des Carpenters
«Golden Age» des Legendary Pink Dots et «Route 66» de Nelson Riddle
70 Minutes of Madness de Coldcut et «It’s Too Late» de Carole King
«Friendly as a Hand Grenade» de Tackhead et «I Honestly Love You» d’Olivia Newton John
«By the Time I Get to Arizona» de Public Enemy et «Midnight Train to Georgia» de Gladys Knight & the Pips
Feed Me Weird Things de Squarepusher et «Downtown» de Petula Clark
«A Man Under the Influence» d’Alejandro Escovedo et «Funky Town» de Lipps Inc
«Out-bloody-rageous» de Soft Machine et «Happy Together» des Turtles
«Repeat» de This Heat et «Oops Oh My» de Tweet
Free Jazz d’Ornette Coleman et «Fuck the Pain Away» de Peaches
«Gravity» de Fred Frith et «Ain’t No Mountain High Enough» de Diana Ross
They Wash Their Ambassadors in Citrus and Fennel de Jon Christopher Nelson et «Crazy» de Patsy Cline
Stormcock de Roy Harper et Janet de Janet Jackson
Zaireeka des Flaming Lips et «All Through the Night» de Cyndi Lauper
The Tony Bennett Bill Evans Album et Naked City Live at the Knitting Factory, 1989
Charlie Parker with Strings: The Master Takes et «Love Grows where My Rosemary Goes» d’Edison Lighthouse
Y du Pop Group et «Love and Affection» de Joan Armatrading
Filtered Through Friends de Spunk et «Be My Baby» des Ronnettes
Phallus Dei d’Amon Düül II et «Have You Ever Seen the Rain» de Creedence Clearwater Revival
Chiastic Slide d’Autechre et «9 to 5» de Dolly Parton
cLOUDEAD de cLOUDEAD et «Help Me Make It Through the Night» de Kris Kristofferson
Alfred Schnittke Complete String Quartets de Kronos et «Heart of Gold» de Neil Young
The Pavilion of Dreams d’Harold Budd et «Proud Mary» d’Ike & Tina Turner
Emperor Tomato Ketchup de Stereolab et «Stoned Out of My Mind» des Chi-Lites
The Hangman’s Beautiful Daughter du Incredible String Band et «A Foggy Day in London Town» d’Ella Fitzgerald
The Raincoats des Raincoats et Spice des Spice Girls
On Land de Brian Eno et «Crazy Horses» des Osmonds
«Alles ist Gut» de DAF et «If I Had Possession Over Judgement Day» de Robert Johnson
Dread in a Babylon de U Roy et «Sugar Sugar» des Archies
La bande originale de Forbidden Planet par Louis et Bebe Barron et «A Song from Under the Floorboards» de Magazine
The Gilded Palace of Sin des Flying Burrito Brothers et Music in a Doll’s House de Family
La bande originale de Fitzcarraldo et «The First Time I Ever Saw Your Face» de Roberta Flack
Playing with a Different Sex des Au Pairs et «Feeling Good» de Nina Simone
Fly de Yoko Ono et «Do You Remember Rock’n’Roll Radio ?» des Ramones
Oui de Sea and Cake et «How High the Moon» de Billie Holiday
«Right Now» de Pussy Galore et «Love in an Elevator» d’Aerosmith
I Am the True Vine d’Arvo Pärt et «Get Ur Freak On» de Missy Elliott
Oh Yeah de Charles Mingus et «I Wanna Be Adored» des Stone Roses
Paris 1919 de John Cale et «Tainted Love» de Gloria Jones
Intellectuals Are the Shoeshine Boys of the Ruling Elite de Killdozer et «Wordy Rappinghood» de Tom Tom Club
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Cependant, dans ce livre, dans ce monde, à ce moment précis, un moment auquel nous devons nous tenir afin de pouvoir progresser dans une histoire, mes deux pièces musicales préférées sont signées Alvin Lucier et Kylie Minogue. De plus, il s’agit dans une certaine mesure d’un livre sur la musique, comme si on pouvait l’expliquer méticuleusement—du troisième siècle av. J.-C. à 2003, de avant jadis à après maintenant, des futuristes italiens à «File under Futurism», de la voix humaine aux traitements du vocoder, des 78 tr/min au MP3, du juke-box à l’iPod, de la chaleur moderniste à l’aube du XXe siècle au chill-out utilitariste à l’aube du XXIe siècle, de la seconde de «All» des Descendents aux vingt-neuf minutes d’«In-A-Gadda-Da-Vida» d’Iron Butterfly, des Moody Blues enregistrant un orchestre complet sur un magnétophone quatre pistes en 1967 à Nine Inch Nails mixant leur album sur un ordinateur portable dans une chambre d’hôtel en 1990, de l’époque précédant celle où la pop fut compilée dans des collections d’albums classées selon une centaine de genres différents à celle où elle ne devint rien d’autre qu’une compilation. De la hanche d’Elvis Presley aux lèvres d’Eminem.
Les pièces de Kylie et d’Alvin sont, conventionnellement parlant, aussi éloignées l’une de l’autre que vous pouvez l’imaginer dans un univers que nous nous efforçons de rendre aussi familier que possible afin de ne pas paniquer à en mourir. Cependant, elles s’avèrent bien plus proches qu’on ne l’imagine, en ce sens qu’elles émergent toutes les deux de l’esprit, des mains, doigts, rêves, machines, émotions, instincts d’êtres humains qui ne sont pas si éloignés l’un de l’autre dans l’espace et le temps de cette planète ou quel que soit le nom que vous donnez à cet endroit. Comme j’ai un plan, ainsi qu’une vague intuition de la tournure que va prendre cette histoire, c’est une heureuse coïncidence que mes pièces musicales favorites du moment soient signées Minogue et Lucier, car cela me permet précisément de raconter cette histoire:
Sans trop inventer.
En m’en tenant à la plupart des faits saillants tout en relevant des connexions surprenantes et satisfaisantes.
En conservant suffisamment d’histoires établies de la musique pour ne pas avoir l’air de ne pas savoir de quoi je parle.
En m’en tenant librement mais courageusement à une structure quasiment musicale en ce sens qu’elle comporte un début, un milieu et une fin.
En révélant des choses que vous êtes susceptibles d’ignorer et qui sont aussi bien réelles qu’imaginaires.
En introduisant très tôt deux personnages que vous apprendrez à connaître et peut-être même à aimer, ou du moins à admirer, quoique pas au point d’être totalement effondré lorsqu’ils disparaitront de l’histoire. Ce n’est pas que je révèle quoi que ce soit au sujet de l’histoire en disant qu’à un moment dans le livre, Alvin et Kylie s’évanouiront. En effet, l’un d’entre eux sera peut-être assassiné—et la liste des suspects comprendra Madonna, Harry Partch, Kid 606, Audioslave et, c’est une vraie révélation, Robert Fripp. Les Beastie Boys auront eux aussi besoin d’un meilleur alibi.
Paul Morley, Words and Music, «Deuxième partie: le voyage continue», p.125-134.
Comme Kylie demeure sans expression—curieusement, c’est l’une des choses que je préfère chez elle, ce vide, cette façon qu’elle a de disparaître derrière son apparence—j’y vois un signe que je commence à l’intéresser. (Elle vous ignore mais semble susceptible d’accorder une attention absolue à vos besoins. Elle se retire pour vaquer à ses pensées, laissant derrière elle un espace vide, une toile blanche sur laquelle vous pouvez projeter tout ce qui vous chante. Elle s’éclipse et reste exactement là où elle est. Elle est sa propre doublure, ce qui explique à mon sens l’extrême minutie de son interrogatoire. Elle sait exactement ce qu’elle veut. Les fantômes n’ont aucun secret pour elle. C’est certainement la compétence primordiale des artistes de grande classe—ils sont tellement sûrs de ce qu’ils veulent qu’ils se font l’écho des désirs du public. Toutes les pièces coïncident. Le perfectionnement d’une image qui séduira un large public sans rien laisser transparaître d’autre que le pouvoir de séduction d’une image. Kylie n’est que surface. Impossible de regarder autour, au-delà ou à l’intérieur. Elle n’est que surface plane, une série de surfaces planes propulsées dans l’éternité de la célébrité. Elle ne révèle absolument rien sur elle tout en donnant l’impression qu’elle se donne entièrement. Mais nous ne sommes pas à l’abri, elle n’est pas à l’abri d’un dérapage, c’est une chose qui arrive aux célébrités, on le sait, et elle pourrait un jour laisser échapper quelque chose, une preuve fugace de sa propre réalité, une réalité possible, un sens du réel qui doit bien exister quelque part, et tout deviendra incontrôlable, tout lui échappera; elle se retrouvera tenaillée entre les deux réalités simultanées de sa célébrité, la réalité du dehors et sa réalité intérieure. Mais pour l’instant, elle est vide, plus que vide, pleine de vide, son expression, son être sont vides, et au sein de tous ces puits, miroirs et images de vide nous pouvons pré tendre qu’elle est ce qu’elle désire: la chanteuse, l’interprète, le fantasme, la star. Elle vit en tant que star, son existence n’est que le prolongement de sa célébrité. Elle respire la célébrité; c’est la seule chose que vous trouverez. Elle est parfaitement vide. Il n’y a rien à y voir à part ce que le spectateur, l’auditeur, pense y voir. Si elle est peut-être bien vivante, Kylie est parvenue à se faire remplacer par une Kylie qui n’a eu aucune vie, aucun passé, juste un présent—l’instant. Elle n’est qu’un instant au visage lisse, à la peau douce et au corps ferme: un vaste néant englobant l’instant dans l’espace duquel elle prend vie à travers un écran, un haut-parleur, une paire d’écouteurs… Un néant plein de vie survenant l’espace d’un instant, et une série d’instants qui se heurtent dans le temps pour créer cette illusion de permanence.)
Mais je pense trop vite. Je suis déjà en train d’écrire ce livre, son livre, consacré au vide de sa présence, débordant d’histoires, et il me reste encore à impressionner Kylie et décrocher le contrat. Je suis sur le point de changer de sujet, d’évoquer ma propre splendeur ridée, rugueuse et débraillée, lorsque Kylie aperçoit une voiture qui nous devance de peu. «Comme c’est drôle, songe-t-elle, j’ai beau rouler le plus vite possible, elle semble toujours devant moi.» Si elle pense, c’est parce que je pense à sa place, parce que je compte l’impressionner grâce à cette habileté, cette technique qui me permet de penser à sa place, dans son livre, le livre qu’elle va me demander d’écrire parce que je vais lui souffler cette idée, je vais la pousser à me le demander en l’écrivant; je penserai en son nom que je suis le candidat parfait pour inventer ses pensées, je penserai, à sa place: «C’est le candidat parfait, il me connaît et peut me connaître davantage…» À présent, cependant, elle pense: «Je peux jurer que j’ai déjà dépassé cette voiture à un certain moment et qu’elle ne m’a pas dépassé depuis, et pourtant la voilà devant moi.» C’est une voiture supersonique et brillante, tout en courbes et en matériaux, une voiture en avance de deux futurs, bleu glace, vert pensée, rouge infini, faiblement argentée, un mélange de matière et de fantasme, entre le jouet et la machine à remonter le temps. Vision inattendue qui, semble-t-il, a surgi de nulle part et du néant.
À son bord, quatre silhouettes. Peut-être des hommes. Peut-être des machines. Peut-être des fantômes dans une machine. Ils sont vêtus d’une chemise d’un rouge lumineux et d’un pantalon d’un noir immaculé. Ils se nomment Kraftwerk.
Dans la voiture sans pilote, ils sont aussi sereins que le temps et connaissent toutes choses. Leur véhicule produit un son, le son de la route, un son aussi rectiligne qu’un mouvement, un son qui sourit faiblement à l’espace et qui prend le rythme effectivement très au sérieux.
Ils se nomment Kraftwerk. Ils entendent plus, entendent moins, changent de vitesse d’un simple clic, voyagent dans le temps, what you hear is what you get, ils devancent la voiture emplie de l’interprétation visuelle du mouvement par Kylie, devancent la voiture poussée par le souffle à couper le souffle de Four Tet, devancent la voiture agitée par les cut-ups luisants de temps et d’espace de Thomas Brickmann, devancent la voiture remplie jusqu’à ras bord du fracas martelé de câbles, de feu, de fumée, de beats, de corps et de basse de DJ Hell, devancent la voiture remplie d’Air, devancent la voiture des gommeux nihilistes de Radiohead, devancent le terrifiant maître des snares Dr Dre, devancent les bubble-garde / avant-gum des Neptunes, devancent Missy Elliott, devancent Moby, devancent LFI, devancent la voiture qui s’avère être un morceau house à moteur, devancent la Ford Trance, la Mercedes Techno, la Toyota Ambient, devancent Derrick May, devancent Kevin Sanderson, devancent Joey Beltram, devancent Cybotron, devancent 808 State, devancent Depeche Mode, devancent les Pet Shop Boys, devancent Human League, devancent Madonna, devancent Art of Noise, devancent Front 242, devancent Einstürzende Neubauten, devancent New Order, devancent DAF, devancent Silicon Teens, devancent Cabaret Voltaire, devancent David Bowie, devancent Throbbing Gristle, devancent Roxy Music, devancent Giorgio Moroder, devancent Cluster, devancent une histoire de l’atmosphère dans laquelle Can, Lee Perry, George Clinton et Laurie Anderson se mêlent en libre flottaison… Ils dépassent des panneaux d’affichage vantant les mérites de boîtes à rythmes de fabrication japonaise disposés à intervalles réguliers sur le bas-côté de l’autoroute… Roland 101, 202, 303, 404, 505, 606, 707, 808, 909, les nombres magiques, la séquence parfaite… Ils circulent dans un monde où l’électricité est l’élément basique essentiel… Ils parcourent un paysage hyper-humain merveilleusement synth étique tandis que Wendy Carlos est adoubé(e) pionni(è)r(e) du Moog… Les Kraftwerk glissent sans bruit devant une voiture aussi nette que la destinée filant devant la voiture qui les devance, remplie d’espace liquide, lieu littéral (mental et physique) où l’innovation peut s’épanouir… Devant la voiture précédant celle qui les devance, dans laquelle Iggy Pop est un passager, James Brown un astronaute et Brian Eno un extraterrestre… Devant la voiture en route pour la côte des rêves, décorée de Beach Boys miniatures qui remuent la tête sous le rétroviseur… Devant la voiture devançant celle qui se phase et se déphase, qui se phase et se déphase, se phase et se déphase, phase, déphase, phase, déphase eeeetttt pilotée avec une simplicité si sévère et sensuelle par Reich, Riley et Young… Devant la voiture devant celle qui, tout là-bas, traverse l’espace intergalactique, au-delà de la grâce humaine, avec Sun Ra au volant… Devançant la voiture qui devance la voiture lancée sur une lune en forme de pomme d’argent… Devant la voiture devant celle dans laquelle un bébé écoute «Soothing Sounds for Baby» de Raymond Scott… Devant la voiture électrique au-delà de la voiture électrique qui devance la voiture de devant, bricolée par Stockhausen, Varèse, Xenakis… Qui occupe un espace simultané avec une voiture qui, insiste Cage, est faite de vitesse variable, de hasard, de pots de fleurs et de champignons… Et Cage dit à Duchamp que son esprit est un instrument à percussion, à Russolo que son corps est la chair des bruits, à Satie d’ôter ses pattes des meubles, à Schoenberg de compter au-delà de douze, et Busoni se dresse seul dans le ciel, proclamant que les collines sont vivantes et animées par les sons de l’abstraction… Et Debussy jette les chaînes hors de sa voiture tandis que l’harmonie fond à travers ses doigts tendus… Et les Kraftwerk sont à bord de la voiture devant celle de devant et reviennent en arrière et encore en arrière tandis qu’ils avancent et reviennent en arrière et encore en arrière, vers le temps où les humains se servaient de cailloux comme des instruments à percussion et de leur corps, de leur voix et de leurs mains pour faire de la musique, découvrant une manière de faire du bruit qui leur permettait de jouer, de créer, d’exprimer… Reviennent en arrière et repartent au fond des cœurs et des âmes de l’humanité… Là où le cœur palpite et l’esprit vagabonde… Du commencement de tout au commencement de la temporalité de Kraftwerk, lorsqu’ils découvrirent la sophistication abstraite de la simplicité et l’habileté précise à raconter des histoires musicales sur la technologie et la communication, lorsqu’ils commencèrent à produire une musique qui constituait une réponse immédiate à tout ce qu’ils devançaient, à tout ce qui les devançait, à tout ce qu’ils devançaient qui les devançait. À l’époque où ils jouaient sur des machines dans une pièce qu’ils avaient transformée en machine, parlant d’un monde devenu machine, peuplé d’humains adorant et haïssant les machines tout comme ils s’aimaient et se haïssaient mutuellement.
Ils se nomment Kraftwerk et sans eux, la pop music serait privée du rythme du souffle, privée de pouls, de sentiment, de câbles, d’art, de sources, d’histoire, d’étrangeté, dépourvue du fabuleux ingrédient qui, mélangé à tant de singularité, créait tant de nouveauté. Aussi éblouissante et énergétique ou historiquement pertinente soit-elle, la pop du XXe siècle qui n’a pas été touchée par Kraftwerk est condamnée à rester à la traîne, décalée, nostalgique, banale. Vous pouvez remonter le temps et vous inspirer de Love, des Ramones, des Stooges, de Sabbath, des Stones, des Kinks, de Wire, Gang of Four et Public Image, vous n’obtiendrez que de jolis pastiches, des vaguelettes d’énergie bienvenues dans ce monde neutralisé, mais artistiquement—ce qui n’est pas dénué d’importance—, vous serez à côté de la plaque, comme si vous faisiez du jazz aujourd’hui en ignorant l’existence de Miles Davis.
Les Kraftwerk dépassent de vastes panneaux d’affichages lumineux à la bordure de cette ville fabuleuse dont ils sont les rois, et qui raconte leur histoire en dix parties modernes. Des parties modernes comme autant d’édifices de métal et de verre érigés sur la bordure liquide de cette ville après-guerre, post-rêve, post-réalité, des édifices admirablement conçus qui se fondent dans la ville, qui relient tous ses quartiers via des tunnels souterrains, des interférences radio, des fils et des câbles. Voici l’entrée de cette ville où le temps est perdu et retrouvé simultanément, le temps qu’il faut à Kraftwerk pour programmer un son de batterie et s’emparer de l’instant, qui est l’instant précédant le suivant, et nous nous trouvons nez à nez avec une ville à couper le souffle, qui s’empare de l’espace physique et lui substitue un espace mental, rempli d’immeubles et de sons bâtis pour rire mais avec une intention, par un groupe dont la musique s’adresse entièrement à la ville, la ville de son, et à l’expérience ultime.
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Premièrement, les Kraftwerk n’avaient rien à voir avec le bois. S’il n’y avait pas de bouton, ça ne valait pas la peine d’appuyer. Les instruments en bois, leurs cordages rudimentaires et leur manque flagrant de boutons et d’interrupteurs n’ont que brièvement joué un rôle dans la démarche musicale de Kraftwerk. Pour être franc, la musique faite avec du bois, des cordes et du cuivre était incapable de rivaliser avec le niveau de spiritualité que recherchaient Kraftwerk, sans parler du niveau de précision. Désireux de saisir les particularités et les aspects de l’âge technologique moderne, ils recouraient aux synthétiseurs pour obtenir une musique qui: a) intégrerait leur compréhension de l’âge technologique moderne; b) créerait la bande sonore la plus appropriée à l’âge technologique moderne; c) influencerait l’âge technologique lui-même; d) prédirait comment l’âge technologique moderne nous entourerait de machines contrôlant progressivement nos vies et dominant notre environnement immédiat; e) relèverait d’une électricité extrême, tout le reste s’avérant bien trop rustique et parfaitement inapte à communiquer les éléments adéquats relatifs à la beauté et aux ruines du monde actuel.
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Deuxièmement, les Kraftwerk étaient tristes. Tristes de certaines choses, tristes d’autres choses. Tristes de l’existence, tristes de savoir que cette vie insensée nous mène bien plus souvent nulle part que quelque part. Tristes de savoir qu’il faut s’efforcer d’aller quelque part tout en sachant que nous sommes toujours nulle part au bout du compte. Tristes d’agir en sachant que cela ne mène à rien. Tristes de voir l’excitation de l’expérience se dissoudre dans une éternité au-delà de l’expérience.
Ils cliquetaient et craquaient de tristesse. La musique de Kraftwerk dégageait une stricte mélancolie. Cela provenait de la façon qu’avait leur musique de s’articuler autour de la nostalgie poignante et vaine d’une nouvelle version d’un passé qui n’aurait jamais été violenté par les nazis, d’un passé tourné vers un avenir utopique qu’il tentait de faire devenir réalité, d’un passé s’avérant parfaitement à mi-chemin entre une histoire consacrée au progrès humain et social et un futur acceptant cette histoire avec une élégance intelligente et réfléchie. Les Kraftwerk étaient tristes, aussi, parce qu’ils croyaient en ce futur utopique tout en sachant qu’il ne se réaliserait jamais, sabordé par la pression historique, la corruption politique et l’échec des rêves à devenir ne serait-ce qu’un tant soit peu réalité. Leur musique se faisait l’écho d’un passé virginal et l’ombre d’un avenir rêvé—un écho et une ombre disposés si délibérément et courageusement entre le rythme de batterie mélancolique d’un présent qui a disparu l’instant où l’on frappa le premier coup de batterie synthétique. Leur musique se perdait dans les espaces situés entre le passé, le présent et le futur, comme autant de preuves que nous allons à la dérive, que nous ne sommes pas immobiles, que nous sommes constamment déracinés, jamais sédentaires. Nous flottons à travers l’espace. Les Kraftwerk fixaient cette flottaison et cet espace à un rythme d’une fragilité terriblement fracturée, un rythme qui représentait résolument un désir lancinant et muet de vérité, de stabilité et de certitude. Grâce aux machines, ils délimitaient l’espace et le temps au sein du prodigieux chaos; à l’aide de sonorités électroniques étranges et emphatiques, ils cartographiaient le territoire humain au sein du monstrueux théâtre de l’univers. Ces bruits électroniques symbolisaient les pulsions chimiques qui font de nous des êtres humains.
Les Kraftwerk étaient tristes parce que nous ne restons jamais innocents bien longtemps. Ils étaient tristes, enfin, parce que leur musique, aussi active, composée et définie soit-elle, manquait de quelque chose. Une absence. Quelque chose de semblable aux réponses à toutes les questions que nous nous posons au sujet de la vie, de l’amour, de la mort et du présent. Les Kraftwerk ont créé une forme de perfection qui, d’une manière extravagante, laissait entrevoir qu’il existait des réponses aux plus difficiles de toutes les questions, et que nous les découvririons un jour, compte tenu de la relation de l’homme et de la machine, mais en réalité, nous ignorons ce qu’elles sont, nous ne savons pas exactement; elles se dérobent à notre raisonnement et à nos sensations, juste au-delà. La tristesse de leur musique naissait de la façon qu’ils avaient de tout réduire à une combinaison de battements de cœur et d’absence, de signification et de spectre de signification, d’appartenance et de non-appartenance.
Il y avait également la façon dont ils se servaient de la voix humaine—des voix semblables à des messages laissés sur un répondeur par de récents disparus, des voix qui nous rappelaient à quel point il était de plus en plus étrange de communiquer à travers l’espace, par téléphones ou écrans interposés, à une distance électrique. Non content de paraître fabuleux, au-delà de nos rêves les plus fous, le nouveau monde sonnait fabuleusement bien, humain mais fantomatique, dissocié de nos habitudes naturelles. Les voix qu’ils utilisaient sonnaient à mi-chemin entre notre façon de parler et notre façon de penser.
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Troisièmement, ils étaient des artistes, avant tout le reste. Artistes en premier lieu, musiciens en second, peut-être en troisième voire même en quatrième lieu. Ils avaient suivi une formation classique, étaient rompus à la composition et à la théorie, mais ils ont développé leur musique en se glissant derrière cette formation, en exploitant ces enseignements comme un atout, certes, mais pas comme un facteur totalement essentiel. Leur technique musicale leur avait procuré une compréhension suffisante de la structure et de la mélodie nécessaires pour atteindre un certain niveau musical, même lorsqu’ils rendaient le son abstrait et manipulaient les bruits; leur éducation musicale signifiait que leur sensibilité avant-gardiste était à la fois modérée et libérée par un instinct sensualiste, portée par un besoin de plaire aux sens alors qu’ils exploraient les limites du son. Ils ont débuté comme artistes et non comme musiciens de rock; comme expérimentateurs et non comme entertainers. Ils ont débuté avec la ferme intention de recréer la réalité, recréer l’histoire, produire des mythes d’un genre nouveau au sujet de leur pays, leur environnement, leurs sentiments. Bâtir de nouveaux mythes sur la musique, sur son origine, et sur l’orientation qu’elle prenait dans l’ère technologique.
Ils traitaient le son comme partie intégrante de leur matériau artistique—l’art était pour eux une manière de mobiliser leur vision de l’histoire, du progrès, ainsi que du rapport de l’individu à l’histoire et au progrès. Le son était la toile sur laquelle ils posaient leurs images; le son était la surface sur laquelle ils disposaient le son et eux-mêmes; leur image était la substance qu’ils manipulaient à travers des sonorités communiquant leur intérêt pour la communication; et le son leur permettait de signifier à quel point l’existence était étonnante, en partie parce que le son s’avérait un meilleur médium pour transmettre l’étonnement que les mots, les images ou les formes. Les Kraftwerk rassemblaient tout—son, image, mot, forme—pour produire leur art, un art qui sonnait absolument comme l’art si ce dernier émettait un son, animé d’une clarté mystérieuse.
Ils ont débuté avec une expression très sérieuse sur le visage, le sérieux de l’intention artistique, et ne se sont jamais totalement débarrassés de cette expression, cette impénétrabilité. S’ils souriaient, ils le faisaient en privé, cachés derrière des masques arborant une expression sérieuse ou utilisaient des robots pour montrer leur expression sérieuse au monde. Ils ont fini par devenir probablement les Allemands les plus drôles de tous les temps, des comédiens, des satiristes. Quelquefois, spécialement lorsque leur musique s’apparentait si irrésistiblement à une combinaison de réserve, d’efficacité, de tempo et de temps faibles qu’elle lorgnait joyeusement les hit-parades pop, le groupe prenait des allures de cabaret. Curieusement, on les accusait parfois d’être des one-hit wonders—mais d’une certaine façon, cela coïncidait avec la nature de leur art, dédié à la représentation du fonctionnement du monde moderne dans toute sa fugacité et sa nouveauté désespérée. Ils avaient besoin d’impliquer l’immédiateté et la dimension délibérée de la pop music dans leur pratique, la pop music étant la représentation sonore de leur obsession pour une vie moderne définie par les autoroutes, les communications radio, la télévision, les téléphones, les ordinateurs. La pop music était la vie moderne, et leurs maquettes de pop music comme composantes de leur vision de la vie moderne s’avéraient si adroites qu’elles devenaient de temps à autre de véritables morceaux pop. Ils investissaient la réalité alternative des hit-parades, tels des bips éphémères dans le paysage pop contemporain, des communiqués sur le caractère transitoire et surnaturel de la vie moderne devenant eux-mêmes une partie de cette culture. Les Kraftwerk la commentaient tout en se confondant avec elle, ce qui est un autre aspect de leur perfection. Ils étaient autant objets que sujets.
De temps à autre, leur obsession du rythme de l’image et de l’image du rythme, de la manière dont le rythme articule tous les paramètres de la musique, leur fascination pour la mythification et le marketing de masse, les faisait coïncider accidentellement avec des mouvements à la mode—ils ont débuté comme une formation fortuitement progressive, bordée de psychédélisme, brisant le mur du son, à la Floyd; un groupe krautrock, des timbrés cosmiques explorant les confins de l’espace sonore en défiant la gravité musicale, à la Can; recelaient un soupçon de glam, théâtral, SF; construite et artificielle, leur vie se confondait avec leur performance, à la Bowie; vaguement punks, farouchement indépendants, DIY à la Wire; aussi tranchants que le post-punk, sans compromis et inclassables, à la Front 242; situationnistes comiques, servis dans un emballage visuel et auditif énigmatique, à la Devo; électronico-électropop, synthétisés et scannés, à la Human League; aussi rêveurs que les nouveaux romantiques, sévèrement flamboyants, à la Soft Cell; acid-dance anonymes, fascinés par les mouvements du cerveau et du corps, à la 808 State; post-rock, à leur propre rythme empreint de lenteur, à la Tortoise; pourvoyeurs d’intelligent dance music, inconnus cartographiés et logarithmiques, à la Thomas Brinkmann—mais n’ont jamais été rattachés à un genre précis. Il était toujours possible de déclarer qu’ils appartenaient à une autre sphère, qu’ils étaient inclassables, parce qu’une grande partie du vocabulaire de la pop découle de leur musique; une bonne partie de la new pop et de la dance music abstraite fut créée à leur image, et leur intérêt artistique envers leur apparence a trouvé un écho dans le besoin de la pop music d’être toujours à la pointe de la mode. On retrouvait leurs traces partout; ainsi, ils ne paraissaient jamais aussi loin que Neu!, aussi forcés que Faust, aussi barrés que Tangerine Dream. Cependant, ils glissaient sur les genres, rampaie nt autour d’eux, échappaient aux classifications. Apatrides, ils désiraient se sentir chez eux, habiter leur propre espace; ils ne se sont jamais intégrés aux mouvements contemporains. Même leurs vêtements étaient différents—ils paraissaient venir du passé ouvert ou du futur clos, tels des professeurs excentriques qui n’avaient jamais l’air de se soucier de leur apparence mais qui, en réalité, s’en souciaient énormément. S’ils étaient un fardeau, les vêtements n’en restaient pas moins importants, et il ne fait aucun doute que les Kraftwerk prenaient un soin méticuleux à paraître aussi éloignés des modes de l’époque.
Ils se tenaient tellement en dehors du monde de la pop et du rock, par la manière qu’ils avaient de suivre leur propre histoire, leur propre ensemble de références, que lorsqu’ils rendaient visite au monde du mainstream, ils avaient réellement l’air d’extraterrestres. Des extraterrestres charmants, presque enfantins, dissimulant savamment tout dessein subversif à l’œuvre. Ils n’étaient jamais (directement) effrayants. Ils étaient toujours amicaux, bien qu’un peu austères. Ils ne semblaient jamais chercher à enlever quiconque. Ils nous rendaient visite puis ils repartaient. Ils altéraient subtilement l’ADN de la musique populaire à ces occasions, mais sans jamais se lancer dans des opérations chirurgicales complexes et sanguinolentes. Leur influence s’exerçait par osmose, par une forme de perception extrasensorielle. Ils planaient au-dessus de la surface de la planète pop, avec une apparence un peu étrange, légèrement bizarre, laissaient de doux et stimulants messages dans une langue étrangère à la pop mais partiellement pop, et ils repartaient sans faire d’histoires, aussi modestement et discrètement qu’ils étaient arrivés. Ils étaient sympathiques, assez mignons même, mais distants. La pop changeait, souvent par leur entremise, de telle sorte qu’à chacune de leurs visites, ils pouvaient sembler quelque peu familiers, mais demeuraient essentiellement hors de ce monde, des outsiders, peut-être le groupe le plus avant-gardiste, la formation la plus expérimentale à avoir décroché des tubes, comme si Marcel Duchamp créait une bande sonore pour sa roue de bicyclette et dominait un Hit Parade désuet, comme si La Monte Young compressait toute sa monotonie éternelle dans une brièveté pop pour faire exploser les charts. Artistes, ils utilisaient le son d’une manière tellement simple et intelligente que leur son devint de la pop music commerciale. Artistes, ils s’intéressaient à faire des chansons qui reflétaient le progrès et à la manière dont ce progrès qu’elles reflétaient entraînait lui-même du progrès, et ils décrivaient le progrès d’une façon si sublime qu’il lui arrivait de sonner—pouvait être identifié—comme de la merveilleuse pop music. Les Kraftwerk faisaient de la pop lorsqu’elle se définit comme une tension distincte entre la représentation momentanée d’une sensation de progrès et le maintient constant—à travers une répétition hautement organisée—de niveaux de confort simples. Ou faisaient de la pop lorsqu’elle se définit comme la collision du son et du rythme, du passé et du progrès, du mental et du physique, du sentimental et du métaphysique, de cet instant et du suivant—qui est, pour l’instant, le reste du temps. Ou faisaient de la pop si elle se définit comme la production d’une chose éphémère, mais qui à son meilleur finit par atteindre une sorte de permanence. (La pop de Kraftwerk est la plus permanente de toutes—si un jour vient l’heure de se tourner sur les cinquante dernières années depuis une vraie distance, quelque part durant le XXXIe siècle, ce sera la musique de Kraftwerk qui symbolisera le mieux comment la musique de la fin du XXe siècle brisa l’expérience en mille morceaux pour démontrer comment l’expérience elle-même commençait à se briser en mille morceaux.)
Paul Morley, Words and Music, «Deuxième partie: le voyage continue», p. 134-141.
Les Kraftwerk ont découvert une zone musicale dans laquelle le mélange et l’ordonnancement du prévisible et de l’imprévisible tutoyaient des sommets d’étrangeté et d’émotion. Ils étaient en dehors de tout et, simultanément, à l’intérieur de toute chose. Il gardaient leurs distances, à un million d’années-lumière de l’esprit commercial, et se trouvaient juste sous nos yeux et nos oreilles.
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Quatrièmement, si vous leur infligiez une coupure, les Kraftwerk se mettaient à saigner relativement sereinement les mots La musique est l’attention scrupuleuse accordée à l’expérience continue.
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Cinquièmement, avec le sérieux de leur apparence et leur détermination artistique, leur approche documentaire et leur présence d’esprit, ils se soustrayaient à la pression rock-et-blues anglo-américaine qui, à la fin des années soixante, dominait le son de la nouvelle musique non classique. Décidés à reprendre la culture allemande là où les nazis l’avaient brutalement amputée dans les années trente, résolus à découvrir une nouvelle identité allemande dans un pays qui récupérait à peine des massacres et de la culpabilité de la Seconde Guerre mondiale, ils se tournaient vers la pureté et la beauté du mouvement allemand du Bauhaus, et vers la curiosité et le pouvoir technologique, extrêmes et rigoureux, du compositeur allemand d’avant-garde Stockhausen. Dans le Bauhaus, ils ont puisé la philosophie selon laquelle le travail des artistes ne saurait se contenter de refléter la créativité individuelle, mais devait ne faire qu’un avec la technologie et la communauté qui l’entourent. Ils ont perpétué le travail de Stockhausen en développant les approches technologiques en vue de produire une musique électronique et une sensibilité permettant d’incorporer à la musique les sonorités de ce nouvel environnement. En s’appropriant des sources germaniques des années trente et cinquante, ils formulaient des commentaires à propos de chaque bords des années quarante et du rôle diabolisé des Allemands à cette époque.
Dès lors, leur pop ne prenait pas sa source dans le blues, la soul, l’Amérique, le beat, le sexe, l’amour, le cliché—mais dans l’art, les bruits, la technologie, les concepts. Leur musique fondait un modèle absolument nouveau, qui reposait sur la manière dont la pop music sonnerait si elle n’était pas née du blues, du bois, de la colère, de la débauche, de la frénésie sexuelle, du dénuement. Et si elle provenait de l’avant-garde, du métal, de la célébration, de l’art abstrait, de la sidération universelle, du confort moderne émaillé d’angoisse psychologique?
N’évoluant pas dans le vide, étant incapables de totalement se soustraire aux événements autours d’eux, peu enclins à la nostalgie de bas étage et ne souhaitant pas être obscurs, les Kraftwerk combinaient leurs pulsions artistiques visionnaires avec une forme d’appréciation universitaire des manifestations survenant dans d’autres secteurs du rock et de la musique en général. Dans le rock, ils s’intéressaient aux côtés de leurs contemporains allemands Can et Tangerine Dream à la manière dont Pink Floyd des débuts distendait le rock, brisait le corset de la structure conventionnelle des chansons, exploitant des idées venues du free-jazz pour mêler les mesures et la texture. Comme s’ils estimaient un ancien et énigmatique artefact, ils considéraient les Beach Boys comme un objet éminemment exotique. À leurs yeux, les histoires des Beach Boys n’étaient pas aussi intéressantes que la manière dont ces histoires étaient racontées, la précision des structures et le caractère compact et complexe des rythmiques. Ils admiraient comment les Beach Boys parvenaient à concentrer un maximum d’idées fondamentales dans une chanson pop de trois minutes, et saisir une telle richesse locale, atmosphérique et émotionnelle. Ils étaient stupéfiés par leur intelligence et leur façon d’intégrer cette intelligence de la réalité américaine à leurs chansons. Les Beach Boys condensaient l’expérience américaine dans leur musique de telle sorte qu’ils devinrent eux-mêmes une partie de cette expérience américaine. Kraftwerk souhaitaient accomplir la même chose en tant que groupe allemand: produire une musique ethnique propre à leur pays en usant des outils, de la culture, de l’expérience et des influences qui leur semblaient pertinents à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix. En ce sens, leur musique s’apparentait à du blues, de la country et de la pop indigènes allemands, influencée par l’absurde de Dada, la générosité de Schubert, les chocs él ectriques de Stockhausen et l’activisme philosophique de Joseph Beuys. Les Kraftwerk mêlaient la grammaire de la pop et la sensibilité sonique des Beach Boys à la foi antique et moderne en la fusion spirituelle de la forme et de la fonction professée par le Bauhaus.
Quand ils commencèrent à façonner leurs rythmes à l’aide de machines, par souci pratique et pour des raisons économiques et esthétiques, les Kraftwerk recherchaient des formes épurées. En Allemagne, leurs contemporains déviaient de la tradition anglo-américaine en recourant à des machines afin de se libérer de la forme ou de l’allonger, de distendre les chansons, de briser les choses, de les renverser. Les Kraftwerk, quant à eux, s’appliquaient à produire une musique électronique abstraite dont l’attrait était bien plus conventionnel, en imitant et en recréant artificiellement la régularité de la rythmique pop, raccordant le tout à des signaux rythmiques empruntés à l’impitoyable élégance de Satie, aux clappements hallucinés de Reich et aux tambourinages métaphysiques de Riley. Alors que des groupes comme Can, Faust et Tangerine Dream poursuivaient leur énergie dans les espaces intérieurs et cosmiques, les Kraftwerk s’aventuraient en solitaire sur une autoroute totalement nouvelle et différente, en direction de la terre, là où leur musique était elle-même le son de l’autoroute. Elle saisissait les rythmes du monde moderne, un monde dans lequel le nouveau et l’ancien s’entremêlaient extatiquement, et elle gardait la foi, par son recours au rythme régulier, en la pulsation du voyage, de la parole, de la télécommunication, en le son de la pop, qui est le son d’aujourd’hui. Comme les sources étaient si différentes de l’autre pop music, si singulières, et comme elle était créée d’une manière si radicalement inédite, fabriquée grâce à des machines, filtrée, manipulée, traitée, trafiquée, elle était dénuée de cliché, aussi fraîche et bouleversante que les plus grandes œuvres d’art, et pourtant, perversement, elle entretenait avec la pop et le rock une forme de relation typiquement XXe siècle. Elle avait plutôt émergé en dehors de toute influence noire ordinaire sur le rock et la pop—les influences africaines et asiatiques de Ca ge, Reich et Riley touchèrent Kraftwerk bien après leur époque originelle—, mais l’une des grandes ironies d’un groupe dont les machines semblaient par moments alimentées à l’ironie fut que l’influence de Kraftwerk nourrit la musique noire, lui offrant les influences de la musique d’avant-garde, bien après son époque originelle, mais d’une manière qui suffit à revitaliser de fond en comble la musique populaire noire américaine qui, curieusement, n’avait pas suivi les traces de l’aventure noire du free jazz. L’application non blues de la répétition en musique pratiquée par les Kraftwerk, leur esquive toute germanique des conditions d’engagement habituelles de la musique noire, la sophistication de leur connexion de la forme et du contenu, leur amour du son pour le son, leur foi en l’électricité du futur, réveillèrent les instincts des Noirs américains modernes qui voyaient dans le blues une forme trop archaïque, rustique et ravagée.
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Sixièmement, les musiciens noirs replacèrent à leur tour la luxure, le chaos, le droit de vote bafoué et la colère, certainement le sexe et l’intoxication, au sein du modèle de classe moyenne et profondément, adroitement étrange que proposait Kraftwerk, et firent bien comprendre que l’accomplissement des Kraftwerk, qui mêlaient art et technologie, simplicité et mécanique, traits d’esprit et gravité, âme et précision, tristesse et joie, froid et chaleur, fête et logistique, calme et action, esprit et intellect, était d’avoir créé une dance music miraculeuse, une musique du corps pour l’esprit, une musique de l’esprit pour le corps.
Contrairement au rock blanc ordinaire, les Kraftwerk n’ont rien volé à la musique noire—du moins pas grossièrement, pas directement—et lui ont rendu énormément en retour. La majeure partie du rock et de la pop anglo-américains n’était quasiment d’aucune utilité aux nouveaux musiciens noirs en termes d’influence, parce qu’elle se contentait d’abâtardir la musique noire. Kraftwerk offrit un univers entièrement nouveau et vierge d’opportunités sonores et rythmiques.
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Septièmement, si un membre de Kraftwerk était amené à apparaître à côté de Kylie dans la voiture—chose peu probable si l’on est réaliste, étant donné que les Kraftwerk ne quittent que rarement leur propre voiture, car ils aiment y garder leurs secrets, mais… Si, mettons, l’un des membres originels de Kraftwerk—disons Ralf Hütter—se retrouvait soudainement dans la voiture avec Kylie, et qu’il prenait la parole, ce qui repousse vraiment les limites de la plausibilité, mais admettons simplement, dans l’intérêt de cette fable, que Ralf apparaisse dans la voiture de Kylie pour l’escorter dans la ville qui se trouve désormais devant nous, imaginons qu’il ait envoyé un robot à sa place, alors l’avatar robotique de Ralf pourrait dire à Kylie, et pourtant pas vraiment à elle, plutôt à lui-même, d’une voix qu’on jurerait très réelle:
Sur scène, nous actionnons des panneaux de contrôle électroniques, des commutateurs et des claviers. Et nous manipulons des boutons, des interrupteurs, des régulateurs et des filtres sonores. Je possède des doigts qui chantent, qui parlent, qui communiquent par le biais de la technique. Cela s’accompagne de cette technique des plus sensibles qu’on ne peut déployer qu’avec une mobilité réduite à son minimum. Il faut visualiser les choses comme le capitaine d’un vaisseau spatial. On ne se déplace que de quelques millimètres, et le son a déjà disparu.
Kylie ne trouve rien à répondre à cela et se contente donc de conduire. Ralf continue de parler, et sa bouche esquisse ce qu’on jurerait être un sourire:
Sans amplificateur, personne ne ferait l’expérience de Kraftwerk. On ne peut jouer notre musique au piano. Cela ne fonctionne pas. Les notes ne sont d’aucune valeur pour notre musique. Un piano n’est qu’une antiquité. Nous nous sommes depuis longtemps détournés de cet instrument de musique archaïque.
Kylie ignore parfaitement ce qu’est un piano. Elle enjoint Ralf de lui décrire sa musique—cela pourrait l’aider, se dit-elle, à décrire sa propre musique. Le visage de Ralf demeure sans sourire, sans la moindre expression, tandis qu’il répond:
L’univers mécanique de Kraftwerk a été cloné ou copié à Detroit, Bruxelles, Milan, Manchester et même psychédélisé par la frénésie de la house. Définissez-le comme vous le souhaitez—musique SF, techno disco, rock cybernétique—mais mon terme préféré est celui de pop robotique. Cela coïncide avec un objectif qui consiste à œuvrer sans répit à la construction du single pop parfait pour les tribus du village global.
Kylie esquisse à son tour un quasi-sourire en se disant qu’elle, la superstar de la pop robotique, a peut-être construit le single pop parfait.
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Huitièmement, lorsque vous écoutez Autobahn en conduisant, vous vous rendez compte à quel point votre voiture est un instrument de musique. À l’extérieur, le paysage, qui change et qui reste le même, qui se change en lui-même, bordé par les vitres de la voiture, est une œuvre d’art perpétuelle. «Tout est de l’art!» s’exclama Duchamp, machine-mythe, tout en activant son laptop et se connectant à lui-même.
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Neuvièmement, lors d’une fête parisienne organisée par Iggy Pop et David Bowie en 1977, Kraftwerk reçurent une standing ovation de cinq minutes à leur arrivée dans la salle. Je vais suggérer, au nom des chiffres, et de la liste présente dans cette section du livre, liste semblable à une adresse située à la périphérie de la ville que Kylie à intelligemment atteinte, qu’il s’agissait en réalité d’une ovation de neuf minutes.
Il y un certain nombre de choses que je veux savoir concernant cette anecdote, mais avant tout: À quoi Bowie et Iggy pensaient-ils lorsqu’ils applaudissaient? À quoi les membres de Kraftwerk pensaient-ils lorsqu’on les applaudissait? Si seulement il existait un enregistrement de l’ovation sur bande—ce serait un merveilleux souvenir pour un événement qui mérite un nom de rue ou une plaque commémorative.
Je pense qu’Iggy se disait que rêver de machines signifiait en réalité rêver d’organes génitaux. Il pensait aux organes génitaux, aux câbles et au bruit et au sexe. Il pensait—clap clap clap, sourir sourir sourir—que la répétition des machines était la répétition de nos actes sexuels et leur duplication des ovules, du sperme et du sang. Les processus neuronaux imités par les machines sont nos désirs et nos obsessions méticuleuses les plus profonds. Il se disait: «J’ai envie d’un verre, d’une partie de baise, d’une tape sur le dos, d’un coup de couteau, d’un rêve à rêver, de la bouffe, de la drogue, give me danger, donne-moi la force Dieu est une pute pour Dieu», et pour une raison ou une autre dans sa tête son esprit son corps sa place dans l’univers il s’est retrouvé dans un bolide piloté par une jeune Australienne aux cheveux blonds et sexy et un regard en ligne impeccable mais chatoyant, comme s’il avait passé sa vie plongée dans un rêve électrique, et les roues de la voiture produisent un rythme circulaire provocant, et il lui dit: «I am a passenger», et elle lui répond: «Boy, it’s more than I dare to think about», et il lui dit: «And I ride and I ride and I ride», et elle lui répond: «La la la, la la…»
David Bowie arborait le plus étrange des sourires, comme s’il était sur le point de disparaître dans une plume de fumée couleur citron, tel le fantôme d’un avenir défunt venu hanter un présent moribond, et pas un seul de ses muscles ne remuait tandis qu’il applaudissait sans relâche, qu’il applaudissait les êtres de Kraftwerk, simplement parce qu’ils se trouvaient à Paris, simplement parce qu’ils étaient une incarnation artistique de leurs propres idées. Il se disait: «Les Kraftwerk perçoivent les événements du quotidien et les transforment en des situations théâtrales. Tout comme les poètes et les écrivains jouent avec les mots et les phrases, les peintres avec les couleurs et la perspective, et les sculpteurs avec les figures et les formes, les Kraftwerk jouent avec les sons et les rythmes. Les qualités qu’on attribue à l’art sont tout autant attribuables à leur musique, formée, articulée, teintée, modelée, mixée et modifiée en une expérience homogène. Fondamentalement, la musique n’est qu’une esquisse qui fournit un cadre abstrait, qui laisse en grande partie au lecteur le soin d’en remplir le récit et le sens, le cadre et la temporalité. Avec une musique aussi indistincte et éthérée, les Kraftwerk excellent dans la transformation des sons de la vie quotidienne en une expérience vibrante et spirituelle. Ils voient tout mais ne participent à rien.»
Il applaudit de plus belle, et son sourire atteignit le pays des âmes perdues et de la fumée jaune commença à l’envelopper.
Les Kraftwerk entrèrent dans la salle et repérèrent Iggy Pop assis, avec une très jeune fille presque transparente sur ses genoux impatients, et David Bowie, luisant au milieu d’une espèce de fumée dorée, faisant mine de savoir où il était. Leurs lèvres se soulevèrent d’un millimètre à leurs commissures, dessinant une sorte de sourire. S’ils souriaient trop, ils allaient devoir s’en excuser. Ils pensaient précisément:
Ralf: «Nous dansons aussi, d’une certaine façon, lorsque nous jouons. Cela ne signifie pas que nous bougeons, il s’agit plutôt de prendre conscience de tout son corps. On a l’impression d’être un danseur.»
Florian: «Ton cerveau se met à danser. L’électronique danse tout autour du haut-parleur.»
Ralf: «Cette idée nous suit depuis longtemps mais ce n’est que l’année dernière que nous avons été capables de créer ce que nous tenons pour un orchestre de haut-parleurs. Voilà ce qu’est Kraftwerk pour nous. Un orchestre à haut-parleurs non acoustique et électronique. L’ensemble ne fait qu’un seul et même instrument. Nous jouons sur des mixeurs, des bandes, des modulateurs de phase, nous jouons tout l’appareillage de Kraftwerk. L’instrument, c’est ça. Et il inclut les lumières et l’ambiance.»
Florian: «Il m’arrive de goûter les sons que j’entends. Ce qu’on ressent dépasse la seule sensation auditive. Le corps tout entier peut ressentir les sons.»
Ralf: «Il te faut regarder les choses en face pour arriver à un point où tu réfléchis vraiment à ce que tu veux faire. Afin de ne pas se cacher derrière un trop grand nombre de notes ou derrière…»
Florian : «… les caissons des haut-parleurs…»
Ralf: «Pour libérer les sons les plus simples…»
Florian: «Nous n’apprécions pas les sons emphatiques. Nous préférons les sons plus raffinés.»
Toute la salle se leva et les acclama. Iggy semblait plein d’énergie, vous comprenez? Bowie n’avait pas l’air de savoir disparaître finalement. Kylie reprit la route aussi vite qu’elle le put, dénichant le futur d’un rapide coup de langue sur ses lèvres pleinement fonctionnelles, sans être certaine qu’elle comprenait totalement ce qui venait de se passer.
«Nous sommes les robots» dirent les Kraftwerk et les applaudissements étaient suffisamment nourris pour réveiller un dadaïste mort rêvant qu’il était assis dans une pièce, une pièce qui n’est pas la même que celle dans laquelle vous êtes assis.
10
Dixièmement, l’image reflète d’abord la réalité. Puis la dissimule. Puis elle dissimule l’absence. Et puis, comme par magie, elle n’entretien plus la moindre relation avec la réalité.
Pendant ce temps, les véritables Kraftwerk, masqués, absents, roulent devant la délicieusement photogénique Kylie, lui ouvrant la voie et l’ouvrant à quiconque s’intéresse au futur; et, juste avant de pénétrer dans la temporalité de la ville, elle sort de sa voiture et se met à danser. Un halo de lumière blanche pétille faiblement autour de son corps lissé par l’image, et elle se meut dans le temps qui se meut en elle, et le temps semble ralentir et accélérer, s’arrêter et repartir, s’arrêter et repartir, repartir dans l’espace, l’espace de la musique sur laquelle elle danse.
Elle s’offre en sacrifice, s’engage pour la cause, propose sa version de la standing ovation d’Iggy/Bowie. Ses applaudissements reflètent ses mouvements, et la façon dont son morceau s’interrompt et reprend, s’interrompt et reprend et la la la, et la façon dont le mouvement du corps et de l’esprit sur la surface de la machinerie rend hommage aux possibilités infinies du son et de l’image numériquement manipulés. Ses yeux se plissent de ravissement, son corps ondule de gratitude, ses amis automatiques la rejoignent automatiquement, ils défilent à l’unisson, ils dansent en harmonie, leurs corps se touchent, ils offrent leur corps aux lèvres d’un écran de télévision, l’écran les dévore, les adore, leurs cerveaux s’enlacent, leur cœur palpite à l’unisson, la la la, leurs câbles se connectent, ils entrent dans l’église de Kraftwerk, des machines dans une machine dans un rêve mécanique d’extase humaine, une machine enveloppée dans une machine enveloppée dans l’énigme de l’humanité. Kylie brille dans le noir parce que les Kraftwerk ont bâti une autobahn vers le futur, parce qu’ils ont planifié le futur.
Ils roulent sur l’autobahn dans la lumière du jour et la solitude de la nuit. Le temps change de forme, l’espace se rafraîchit, le paysage reflète leur génie de néon. Les chiffres sur l’horloge électrique dressée au dessus et au-delà de la ville mécanique nous disent sans détour que nous sommes au centre de l’univers, l’univers qui est une ville, qui est introuvable mais technologiquement ubiquiste.
Nous sommes au centre de tout, parce qu’ils sont Kraftwerk, et ils nous connectent d’ici à là-bas et partout ailleurs.
Published on <o> future <o>, June 2, 2014.
- License
- © 2003 Paul Morley
Traduction par Jean-François Caro des pages 1 à 10, 125 à 134 et 134 à 141 de Paul Morley, Words and Music: A History of Pop in the Shape of a City, Londres, Bloomsbury, 2003. © Paul Morley, 2003.