Sam Lewitt

Le cri de la marmotte: quelques commentaires sur certaines images et certains textes de Jack Goldstein1

marmotte


Quiconque a déjà entendu le son produit par les marmottes est peu susceptible de l’oublier. Dire qu’il s’agit d’un sifflement ne suffit pas: c’est un son mécanique, comme alimenté à la vapeur. Et c’est pour cette raison précise qu’il est angoissant. La peur qu’éprouvent ces petits animaux depuis la nuit des temps s’est figée dans leur gorge pour se muer en une sorte de cri d’alerte; le son censé agir comme une protection a perdu son expressivité vivante. Frappées de panique, elles ont appris à imiter la mort elle-même.
T.W. Adorno2

La procédure est aussi claire qu’elle est étrange. Un élément du décor émerge à l’avant-plan. Un curieux éclat de réalité historique éclaire un élément auditif, convoqué par une distinction asynchrone et graphique. On entend l’écho du signal d’alerte automatique de la marmotte dans le compte rendu d’Adorno: allégorie de l’histoire de la domination de la rationalité «à vapeur» sur la nature. Si, en formulant ce jugement, la langue d’Adorno oppose stylistiquement un ton réflexif (presque serpentin) à une déclaration disjonctive—«Et c’est pour cette raison précise qu’il est angoissant»—, c’est la conséquence du dédoublement du sujet de la discussion: on fait retentir une sirène sur la page pour les oreilles du lecteur. Entendre l’alarmant cri de ces créatures alpestres nécessitera donc une disposition auditive spécifique, un sens de l’ouïe obliquement réceptif à ce qui est oblique. Cependant, cette disposition est potentiellement celle de «[q]uiconque a déjà entendu le son». Et, vraisemblablement, quiconque est doué du sens de l’ouïe devrait être en mesure d’éprouver le malaise relatif à ce souvenir, qui révèle la nature dans sa dimension la plus historique et vice-versa. N’importe qui—même dépourvu de la sensibilité auditive d’Adorno—devrait être en mesure d’entendre la dimension historique de ce son, et par conséquent être disposé, par le présupposé d’une habilité émergente, à percevoir une lumière biaisée qui éclaire les phénomènes et cela même contre la toile de fond la plus paisible en apparence.



Il me semble qu’aucun des artistes assimilés à la Pictures Generation des années 1970 et 1980 n’a été aussi sensible au comportement mimétique face à cet éclairage transversal des phénomènes en tant que méthode de construction d’images que Jack Goldstein. Bien qu’Adorno ne soit en aucun cas un prédécesseur, l’épigraphe ci-dessus renferme un certain nombre d’éléments qui éclairent le travail de Goldstein de leur propre lumière biaisée: l’arraisonnement de la nature externe par la technique—une relation perturbée aux choses lorsque celles-ci sont soumises à la technologie—et des corps apparaissant de telle sorte qu’ils faussent une littéralité de la représentation—habituellement accomplie à travers une disjonction au sein d’images isolées—caractérisent à la fois la citation ci-dessus et quelques-uns des traits majeurs de l’univers de Goldstein. Pardonnons celui qui s’imaginerait que la marmotte ferait une addition judicieuse au bestiaire de Goldstein. (Son cri devrait peut-être figurer sur un disque qu’il n’a jamais produit, à ranger à côté de Two Wrestling Cats.) Même le son du mot «marmotte», traduction de l’allemand Murmeltier, évoque ce mélange de précision sémantique et de singularité caractérisant le répertoire de textes, de sons et d’images de Goldstein.



Les images, selon ma définition du terme, sont le produit d’une certaine identité et d’une certaine différence entre la connaissance et l’expérience historique: on appelle entre autres cela mimesis. L’idée de mimesis n'est pas généralisable comme l'est un concept. Il s’agit plutôt d’un jeu de capitulation et de défense face à la similitude. Soulever cela dans le contexte du travail de Goldstein ne revient pas à souligner une question de l’iconicité en soi, ni même à montrer qu’«une image peut en cacher une autre», dans une sorte de superposition sémiotique et stratigraphique. Ce qui fait surface dans ces œuvres est une faille dans le sédiment d’images compactées; une différence au sein de leurs strates combinées rendant au final possibles les relations d’une image à une autre.



Les images de Goldstein se figent dans le refus d’exécuter les glissements au sein de la production de sens, devenus l’apanage de l’infini jeu de déviation du signe auquel se livre la publicité. Le temps artificiellement parenthétisé de ses performances, films et disques s’écoule au gré de glissements fluides entre les ordres de signification. Dans Time (1973), un numéro du magazine éponyme, est filmé posé contre une surface blanche et projeté à la verticale, accompagné du tic-tac d’une horloge en guise de bande sonore. Une alarme se met en marche. Ses vibrations déplacent physiquement le magazine, révélant la face d’un réveil quelque peu désuet. La sonnerie abrupte de l’alarme interrompt l’association banale qui s’immisce logiquement entre l’allusion monosyllabique du nom du magazine à l’histoire, tandis que le tic-tac délimite le temps physique. La compression sémantique du présent historique et du temps naturel et physique est transfigurée en une ponctuation mécanique du présent—le réveil est le signal de la transfiguration du temps physique dans la conscience d’un «maintenant», ne serait-ce que pour un moment d’éveil. Goldstein déclare en guise de programme: «Je veux que l’image devienne un souvenir de l’objet. Je veux transformer la pensée en quelque chose de tangible—un objet—puis à nouveau en pensée.»3 La parenthétisation technique d’une durée fermée perturbe la transition fluide et homogène d’une pensée à l’autre, d’une signification à l’autre. Ici, la pensée s’épaissit frénétiquement pour produire une image.



La technologie fait tout pour nous, de sorte que nous n’avons plus besoin de fonctionner en termes d’expérience. Nous fonctionnons en termes d’esthétique.
Jack Goldstein

À de nombreux égards, l’expérience corporelle pose problème dans l’œuvre de Goldstein. A Ballet Shoe (1975) met en scène deux mains d’homme qui défont la chaussure d’une ballerine sur pointe, activant sa descente à terre. L’orchestration précise de cette série de gestes embaume le pied de la ballerine avec le vain objectif de produire un mouvement mécanique isolé. La grandiloquence moderniste de Ballet mécanique se retrouve condensée dans le plus précis et maîtrisé des mouvements, donnant au déroulement du film qui en résulte un air de présage digne d’un hiéroglyphe indéchiffrable. Le monde d’une autorité culturelle obsolescente opère avec la précision mécanique de l’industrie: le tout se clôt sur un frémissement du pied délicat de la ballerine. Bien que le public puisse être à portée de main (comme nous le verrons plus loin, Goldstein insiste sur une projection de ses films en galerie permettant de les garder à la portée des spectateurs), on décèle une convulsion mimétique au sein de la stricte succession de mouvements effectués par les mains qui défont horizontalement le nœud de la ballerine et amorcent le déclin vertical et résolu de son pied. Notre regard suit ces axes comme les coordonnées d’une perception physique absolument déterminée par le calcul de la rationalité. L’idéologie esthétique du jeu libre et indéterminé des facultés lors d’un jugement réflexif, c’est-à-dire l’organisation d’un système raisonné à travers l’absence de raison, se sclérose en une série de fonctions instrumentales. Celles-ci se manifestent sous la forme d’une réalité corporelle semblable à un objet. La conception classique de la symétrie devient une succession ordonnée de leviers actionnant des mécanismes isolés, exécutés le temps des dix-sept secondes que dure le film.



Il ne s’agit donc pas d’une question d’images, mais de positions et de procédures. C’est une question portant sur notre positionnement, en tant que spectateurs, face à des images que nous n’avons pas d’autre choix que de supporter.



Le réflexe archaïque de la mimesis—de devenir semblable à une réalité externe menaçante—persiste dans la coda des phénomènes saisis dans le travail de Goldstein. La mimesis et le sentiment de panique sont intimement liés en une sorte de structure défensive homéopathique et primitive. Ses aphorismes sont empreints des thèmes du spectacle technologique, du danger et de la défense corporels: «Effleurer des zones dangereuses rend réel l’intervalle entre évasion et attraction.»



«L’art fait à partir des médias capture le spectacle qu’une ‹civilisation auto-destructive› donne d’elle-même.» Ces guillemets ironiques sont énigmatiques. Goldstein songeait peut-être à ce sentiment vis-à-vis de l’«accomplissement de l’art pour l’art» brandi par Marinetti dans son exaltation de la guerre vers le début du XXe siècle: «[…] L’humanité […] s’est suffisamment aliénée à elle-même pour être capable de vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de tout premier ordre.»4 Goldstein approuve: «L’art et la guerre ont recours à des raisonnements implacables pour immobiliser l’imagination.» On peut se demander s’il souriait ou non au moment d’écrire cette déclaration, bien que cela ne puisse avoir aucune répercussion sur sa validité descriptive5.



Ici, tous les traits caractéristiques du calcul de la rationalisation par la modernité industrielle sont opérants. La capacité de juger avec un point de vue biaisé est le produit déterminé d’un univers d’images qui affranchit les phénomènes de tout vestige provenant d’un contexte autochtone: qu’une telle chose soit comprise comme l’affirmation réflexive de la tentative par la raison des Lumières d’annexer un motif absolu de subjectivité souveraine, ou comme certains de ses corrélats politiques réactionnaires au sein de «la communauté organique». Ainsi, la question d’assumer une position est déjà biaisée dans un corps incapable de prendre pied dans cet univers d’images où il est exposé. Dans un autre aphorisme, Goldstein écrit: «L’art, ce n’est pas vouloir le contrôle sur sa subjectivité, l’art, c’est plutôt la futilité de prendre conscience de son corps dans un monde qui déphase le corps.»



Pour John Miller, les films que Jack Goldstein réalise à partir du milieu des années 1970 condensent des stratégies modernistes tardives qui «s’attaquent à l’histoire par le biais du film». Miller écrit:

Goldstein […] dans un souci de concilier pop et minimalisme, a déprécié la littéralité ostensible de ses sujets tandis qu’il intensifiait la théâtralité de leurs images. D’où l’importance qu’il accorde à la qualité de la production.6

La dialectique moderniste tardive de l’objet industriel verna­culaire et la prolifération du signe de la culture de masse sont cautérisées et soumises aux apparats spectaculaires de la qualité de production hollywoodienne émergente: comme un champ chronologiquement—pour ne pas dire idéologiquement—indifférencié d’opérations signifiantes et d’expériences phénoménales. Goldstein se tourne vers le critère de jugement né du développement et de la répétition de formes nouvelles de visionnage démocratique qui ont abandonné la spécificité du médium (art conceptuel, minimalisme) durant les années 1960 et le début des années 1970. Cependant, plutôt que de revenir à un médium cohérent basé sur le langage protocolaire, Goldstein emporte ces deux aspirations pour les ramener à l’impératif warholien d’éradiquer ces protocoles en faveur de la culture visuelle du capitalisme industriel. Ce faisant, il opère un déplacement corporel, semblable à celui du corps rougeoyant et rotoscopé de The Jump (1978)7, qui l’éloigne des exigences collectives de l’expérience cinématique pour le mener à l’espace auratique désormais évacué de la galerie: «Je préfère montrer mes films dans un espace de galerie, parce qu’une limite serait franchie si les images étaient trop grandes. À ce moment, elles deviendraient autre chose. Or je veux créer une distance entre le spectateur et l’image, une distance qui puisse être, d’une certaine manière, appréciable. Dans l’espace d’une galerie, les images sont encore à [votre] portée avec laquelle vous pouvez établir un rapport. Dans une galerie, ces images sont toujours accessibles.»8



La déclaration suivante nuance l’inclination de Goldstein à montrer ses films dans une galerie plutôt que dans un cinéma: «En fait, je ne suis pas très sûr d’avoir raison parce que, en même temps, j’aimerais beaucoup que mes films soient vus avant Les Dents de la mer9 Les films de Goldstein obéissent généralement aux mêmes conventions de durée que la bande-annonce. On se souvient de son célèbre aphorisme: «L’art doit être une bande-annonce du futur.» La promesse de plaisir que celle-ci fait miroiter dans la salle obscure est prescrite à l’art comme une promesse de sens pour les images dans la galerie. Un élément demeure à la fois achevé et provisoire; à venir dans le minimum de gestes qui structurent ces films10. On pourrait dire que Goldstein insuffle une curieuse fugacité à la forme provisoire de la bande-annonce elle-même, comme dans un puits sans fond: la mâchoire béante du requin. Et cette image n’est nullement arbitraire, l’univers d’images provisoires mais concrètes de Goldstein étant peuplé d’une flore et d’une faune abondantes.



Si la marmotte émet le cri d’alerte d’un simple objet mécanique, Goldstein montre du doigt une trace elliptique de contrôle que la reproduction mécanique potentialise au prix de la désagrégation de la particularité. «Les choses sur un plateau sont juste des choses, que ce soit des gens, des chaises ou des tables. Ils sont tous des mécaniques. Ils sont là pour effectuer ce que je leur demande.»[^11] La «chose» à contrôler naît à la condition de l’abrogation de la particularité—c’est la condition sine qua non de l’univers des marchandises. Pourtant, c’est l’un des effets les plus dérangeants produits par le traitement matériel de Goldstein, celui de l’isolation des images, des sons et des noms qui, dans son travail, menacent constamment de remplir des critères suffisamment génériques pour permettre la présentation de concepts qui pourraient effectivement subsumer les données filmiques et soniques qu’il enregistre. À certains égards le jugement rate sa cible dans ces œuvres. Le régime de la généralité—le domaine des concepts—tel qu’il est reflété dans l’œuvre de Goldstein devient étrange aux sujets qui respectent leurs lois de subsomption. L’image d’une chaise, dans le film The Chair de 1975, enraye la réduction analytique du langage, préoccupation d’un art conceptuel plus ancien, en négligeant la voie directe par le langage au profit d’une approche plus oblique par le signe de la marchandise. La chute de plumes colorées sur une chaise de banquier recouverte de goudron emploie des tropes de la publicité (isolation, mise en avant du produit à travers des éléments non sequitur, personnification) afin d’encoder linguistiquement une image apparemment inoffensive avec un souvenir tenace de violence raciste—plongé dans le goudron et les plumes11. Contrairement à ses prédécesseurs analytiques, le mot «chaise» n’est pas ici une simple tautologie, aussi bien en termes de définition du dictionnaire, de classification générique ou de référent déterminé. C'est une chose qui, par contingence, c'est-à-dire allégoriquement, a pris la forme d’un souvenir historique. Les bandes-annonces du futur projettent les traces de la violence du passé dans des images dénuées de particularité.



Le rire entendu des gens cultivés est un rire barbare.



C’est l’autonomie fallacieuse de la marchandise qui conduit tout droit à une projection de maîtrise. (Goldstein estime, en évoquant le chien de son film Shane [1975], que la tentative de réduire l’image de l’animal à une chose en ayant recours au maquillage et à la teinture du celluloïd signifie qu’il «peu[t] contrôler cette chose comme un objet précisément parce qu’elle est réduite au statut d’objet».) 13 Cette forme de maîtrise des objets résulte de la défamiliarisation. Ce qui prend la forme d’un objet inanimé prédétermine toujours la subjectivité qui le gouverne.



Le chien de Shane incarne un chien générique. Il effectue un bout d’essai dans lequel il joue l’étendue de sa palette expressive, de la menace à l’imploration. Le berger allemand dressé interprète sa série de ur-genres émotionnels comme un matériau destiné à l’industriellement générique: peinturluré de maquillage et paré de couleurs homogènes, comme s’il était destiné à une banque d’images de films. Goldstein estime que la teinture «rend les images encore plus séduisantes, plus émotionnelles. Cela [vous] oblige à regarder le chien aboyer sur l’écran. Cela fait de ce chien le chien. Si Shane avait été filmé tel quel, il serait resté juste un chien.»14



Pourtant, si la diffusion chromatique de Shane produit l’image d’un archétype de tous les chiens de son genre, le titre du film offre une perspective disjonctive. Shane: ce nom lui-même introduit dans l’image un élément souverain. Car la réduction visuelle des qualités particulières du chien culmine dans le surplus d’un nom propre. Shane est le nom d’une exception exemplaire à tous les chiens.



(Je ressemble à mon nom sans que celui-ci ne signifie quoi que ce soit. La comédie du nom propre est celle de la honte [shame], que Shane devra apprendre à éprouver.)



Nous avons plus d’étoiles qu’il y en a dans le ciel.
Samuel Goldwyn

Le chien symbolise obliquement un nom propre, irradié de l’aura du modèle unique de tous les chiens, libéré de toute expérience picturale sensorielle. Toutefois, si le nom propre ne peut se réclamer de la perception sensorielle, il ne peut pas non plus se réclamer de concepts généraux. Les noms propres sont toujours injustifiables15. L’éclat factice que dégage la star de cinéma sur le grand écran galvanise le culte attaché à son nom. Shane met en relief le primitivisme de la secte adorant le divertissement industriel. Il donne à voir un décalage entre les éléments qui circulent entre le noir nébuleux de l’espace abstrait de la toile de fond du film, isolant sa star générique. L’aboiement non verbal quoiqu’articulé du chien mime les liens profonds unissant l’acte de nommer et l’onomatopée. Ce cri mimétique du langage contenu dans l’aboiement dressé indique une analogie qui joint la patine de la qualité de production filmique et le titre Shane. Les noms propres sont au domaine du langage ce que le phénomène de la couleur est à l’optique—tous deux possèdent ici une certaine force issue d’une pénurie de signification conceptuelle16.



On pourrait y voir une blague tournant en dérision l’esthétisme de la première modernité au moment où elle se fait absorber par l’appareillage dominant de la culture visuelle du XXe siècle. Shane enregistre ce type de corps uniquement synchrone avec la promesse de bonheur du maître situé hors-champ. Il est un élément atomisé de l’écran qui, salivant, attend la confirmation à venir. L’existence du fétichisme de la marchandise séparée de ses conditions de production est le reflet indélébile de l’œuvre d’art singulière. Tous deux partagent la même source historique.



L’aboiement du chien—le rugissement du lion… Le célèbre film Metro-Goldwyn-Mayer de 1975 s’approprie l’image du logo de cette compagnie en modifiant son économie temporelle. Ce qui, sur grand écran, brille comme l’apparition momentanée d’une signature autorisée se mue dans le film de Goldstein en la répétition cyclique d’un contenu portant sa propre signature, une sorte de mauvais infini constitué d’une stase tournant progressivement en boucle. La modification par Goldstein de l’image source, jouée à l’endroit et à l’envers, homogénéise les deux directions au sein de la structure cyclique globale du film. La devise Ars Gratia Artis («L’Art pour l’Art») qui cercle le logo émerge dans cette situation comme une déclaration d’autosuffisance ad nauseam. En effet, ce film exacerbe la fonction esthético­-idéologique de ces mots17. Si la grammaire antique de cette maxime légitime ce «cadre devenu contenu» par le biais d'une auto­référence empreinte d’autorité, elle se voit mimétiquement littéralisée par la cyclicité du film de Goldstein. Elle sert à consolider discursivement un cycle d’images auto-imposées sorties du projecteur. Ce trait insuffle une dimension résolument pessimiste à l’aphorisme de Goldstein: «L’art doit être une bande-annonce du futur.» Dans cette pièce, nous découvrons qu’un tel futur serait constitué de plus que la même chose.



L’œuvre de Jack Goldstein, qui inclut ses aphorismes, recèle même une dimension instructive, peut-être tout particulièrement parce qu’elle s’approche du public qui vient à sa rencontre tout en refusant d’établir de nouvelles contraintes pour celui-ci. Goldstein touche ici à une définition spécifiquement sociale de la condition historique d’accès du sujet à l’expérience esthétique—une question qui pourrait même constituer un sensus communis—, et cela pour un public aussi saturé de films et de sons enregistrés qu’il l’était lui-même. Une promesse de sens qui demeure non tenue dans les traces mimétiques de danger en attente: le sens d’un surplus stocké au loin fait ici surface, retenu par la seule efficacité des images.


  1. On peut relier la forme du commentaire à celle de la bande-annonce du film et celle de la citation comme prédécesseur primitif. Cela me semble en ce sens une forme appropriée pour discuter du travail de Goldstein. Toutefois, en posant cela, je me dois alors de répondre à la lumière crue projetée par Goldstein l’aphoriste. Le mode aphoristique insuffle une singulière lueur au commentaire lorsque ces deux formes sont comprises en termes d’une relation correspondante mais indépendante sur le plan formel. La forme close de l’aphorisme, avec l’infrastructure de complétude logique et de simplicité pédagogique qui la sous-tend, semblerait aller à l’encontre de la forme de dépendance qu’implique le commentaire. Cependant, l’orientation prise par ces deux formes, tournées vers une concrétion maximale du langage comme vers un rejet de la systématisation spéculative complète, positionne la différence entre divers types de locutions dépendantes vouées à la spécification et la vigueur mnémotechnique de l’indépendance aphoristique dans une zone de médiation. Les notes de bas de page, épigraphes et citations se situent quelque part dans cette nébuleuse. 

  2. N.d.T.: «Ohne Leitbild: Parva Aesthetica», in Rolf Tiedemann (dir.), Theodor W. Adorno. Gesammelte Schriften, Francfort, Suhrkamp Verlag, 1997, p. 326. 

  3. Morgan Fisher, «Discussion avec Jack Goldstein», in Lionel Bovier, Fabrice Stroun (dir.), Jack Goldstein, Grenoble, Le Magasin, 2002, p. 17. Initialement publié dans «A Conversation with Jack Goldstein», in Daniel Buchholz, Christopher Müller (éds.), Jack Goldstein. Films, Records, Performances and Aphorisms, Cologne, Verlag der Buchhandlung Walther König, 2003, p. 27. Toutes les citations de Goldstein sont tirées de cette source.
    *Dans la suite du texte, une étoile désigne une expression en français dans le texte. 

  4. Walter Benjamin, «L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique», in Œuvres III, Paris, Gallimard, 2008, p. 316. 

  5. La capacité de sourire devant de telles choses n’induit pas nécessairement des penchants fascistes, bien que Goldstein fît preuve d’une honnêteté provocante vis-à-vis de certains éléments de son œuvre, non dénués selon lui d’un certain mythos fasciste. On peut cependant suspecter que l’acte de sourire face à l’horreur n’est pas tant le produit de la sympathie que la trace physionomique et préconceptuelle d’une posture de défense face à l’assaut d’un ordre social irrationnellement rationnel. Lorsqu’il examine l’émergence des foules industrielles au XIXe siècle depuis la perspective de la catastrophe historique de la fin des années 1930, Benjamin lit le sourire dans le contexte de la ville industrielle comme relevant d’une fonction à la fois archaïque et totalement nouvelle. Ceux qui sont assujettis à l’orchestration industrielle du sensorium humain à travers la rationalisation toujours plus poussée du travail au nom du profit et à l’explosion démographique dans les villes développent un instinct de défense primitif contre les stimuli en devenant semblables à des machines: «Par la fréquentation de la machine, les travailleurs apprennent à ‹adapter leurs mouvements au mouvement continu et uniforme de l’automate› [Karl Marx]. La formule éclaire très exactement les uniformités absurdes que Poe prête à la foule londonienne. Uniformités de vêtement et de conduite, mais uniformité aussi de mimique. [Dans L’Homme des foules de Poe, le sourire] joue le rôle d’un amortisseur mimique.»: Walter Benjamin, «Sur quelques thèmes Baudelairiens»,Charles Baudelaire, Paris, Payot, 2008, p. 180. Peut-être que la fonction défensive automatique du sourire est liée au cri d’alerte mécanique de la marmotte? 

  6. John Miller, «A Trailer for the Future», in Daniel Buchholz, Christopher Müller (éds.), Jack Goldstein. Films, Records, Performances and Aphorisms, op. cit., p. 7. 

  7. Ce film n’est peut-être pas un choix si judicieux, car c’est l’un des rares à avoir été montré dans un espace excessivement public: le gigantesque écran de Times Square, à New York, en 1984. 

  8. Morgan Fisher, «Discussion avec Jack Goldstein», art. cit., p. 17. 

  9. Idem

  10. Dans l’essai dédié à l’exposition Pictures dont il fut le curateur en 1977, Douglas Crimp décrit cela en relation avec l’effet produit par l’anticipation psycho­logique, qui supplante les contraintes internes du médium, étendant ainsi cette revendication psychologique à l’univers des images en général. En référence à The Jump, Crimp écrit: «[…] l’expérience de la temporalité du film ne repose pas sur sa durée réelle ni, bien entendu, sur quelque chose qui s’apparenterait au temps synthétique d’une narration. Son mode temporel est celui, psycho­logique, de l’anticipation
    Quelle est ici la spécificité du mode temporel de l’anticipation? Ce mode est-il différent pour les lecteurs de romans et pour les spectateurs d’images? Si ce n’est pas le cas, alors ce temps psychologique trouverait ses prémisses dans un donné anthropologique. Crimp oppose une affirmation de ce mode théâtral à l’heure du post­modernisme face au dogme moderniste tardif de la «présence» tel qu’exposé dans l’analyse de Michael Fried sur le médium dans «Art et objectité». Mais en libérant le temps psycho­logique de l’anticipation de sa relation historique à des médias spécifiques, Crimp oppose la seule immanence psycho­logique face à la description par Fried de la transcendance esthétique. Le recours aux «images» en général atténue cette imminence du psycho­logique par le biais de la médiation sémiotique. Cependant, est-il possible de décrire les effets psychologiques des images en les posant comme antérieurs à l’enregistrement de l’affect?
    Je suis tenté d’avancer que ce n’est pas la libre circulation des effets psycho­logiques dans différents médias qui permet au moment anticipatoire de se manifester dans le travail de Goldstein, mais plutôt la détermination esthétique d’images aussi représentatives des données mnémo­niques et perceptuelles qui sont fondées par l’expérience historique de tels médias. C’est-à-dire que ce n’est nullement une réalité psycho­logique qui définit l’effet anticipatoire du travail de Goldstein. Au lieu de cela, l’anticipation naît de la recherche par les facultés (pour employer un langage anachronique) de concepts pouvant présenter adéquatement les étranges échos de reconnaissance à l’œuvre dans le déploiement défamiliarisant de conventions filmiques et photo­graphiques par Goldstein. Durant l’opération, ce qui prend corps est l’intensité avec laquelle cette recherche a déjà été déterminée par l’hégémonie des médias photo­graphiques, qui traduit l’anticipation selon des cadres techniques entièrement spécifiques, telle que la durée parenthétisée du film ou du cliché. Lorsqu’elle est cadrée de la sorte, la revendication esthétique est inséparable d’une revendication historique et sociale: elle conduit nécessairement à une recherche des limites du degré de détermination de l’expérience face aux diverses pressions historiques (et certainement économiques) qui donnent forme aux images et aux réalités psychologiques, dans la mesure où toutes les deux ont internalisé les conventions de la reproduction photographique. 

  11. Morgan Fisher, «Discussion avec Jack Goldstein», art. cit., p. 18. 

  12. Il s’agit de la lecture de John Miller de cette image dans «A Trailer for the Future», art. cit., p. 11. 

  13. Morgan Fisher, «Discussion avec Jack Goldstein», art. cit., p. 27. 

  14. Idem. 

  15. … et cela même qu’ils proviennent de ces traditions culturelles qui dédient le nom propre à la mémoire des ancêtres. Que ce soit par les liens du sang ou par affinité sentimentale, personne ne sera jamais en mesure d’établir un système prédicatif pour l’identification des noms propres. 

  16. Peut-être que ce film émet aussi une certaine revendication pour la fonction défensive de la mimesis mentionnée plus tôt. L’horreur suscitée par le chien dressé pour attaquer est mimétiquement contrôlée par sa ressemblance saisie dans une performance. Le nom compacte un peu plus ce sens de contrôle. 

  17. Cette déclaration peut être similairement justifiée par la décision de Goldstein d’utiliser un rouge vif plutôt que le fond noir habituel, dont on peut encore apercevoir des traces dans les interstices de l’image source que Goldstein s’est appropriée pour son propre film. Le lion et le cartouche, ainsi dissociés de leur toile de fond noire, voient leurs éléments constitutifs atomisés par une séparation chromatique du fond et du cadre d’avec le logo flottant: désignant le statut du logo comme ayant toujours été inscrit par un ensemble concentrique de procédés de cadrage qui lui donnent sa forme même. 

Published on <o> future <o>, October 7, 2012.

Translation
Jean-François Caro
License
CC BY-ND 3.0 France

Traduction par Jean-François Caro de «The Call of the Marmot: Some Commentary on Certain Images and Texts by Jack Goldstein». Ce texte était la contribution de Sam Lewitt à l’exposition Jack Goldstein tenue à la galerie Daniel Buchholz, Cologne, mai 2009. Il y était gratuitement distribué sous la forme de polycopiés. Traduction initialement publiée dans la revue △⋔☼, №3, 10/2012, p.147-160.