François Aubart

Naviguer la mer immense

Emmanuel Hoog, l’actuel président de l’Agence France-Presse, était président-directeur général de l’Institut National de l’Audiovisuel lorsqu’en 2009 il publiait Mémoire année zéro1. Depuis son arrivée en 2001, il avait instauré un important programme de numérisation d’émissions de télévision et de radio mis en ligne sur le site de l’INA. Il était donc bien placé pour entreprendre un ouvrage sur la mémoire ou, plus précisément, sur la façon dont une histoire est conservée par différentes institutions afin de construire ce qu’il considère comme une identité nationale. Son livre porte en effet plus particulièrement sur les effets, dévastateurs selon lui, que produit le développement d’Internet et d’autres outils de stockage numérique sur l’écriture d’une histoire commune. Il explique que si la mémoire et ce qu’il nomme «le roman national» sont en panne, c’est parce qu’aujourd’hui tout est conservé par tout le monde, sans tri. Submergée par un flot torrentiel de données de toutes sortes, l’identité nationale se noie dans un océan de signes tous sauvegardés de la même façon sans qu’il ne semble possible d’oublier quoi que ce soit. Car, si tout un chacun peut conserver autant de données qu’un musée, l’histoire universelle et les récits personnels se confondent. Emmanuel Hoog envisage donc d’endiguer Internet qui, archivant et conservant tout de façon similaire, sécrète ce qu’il qualifie de «mémoire saturée» et empêche le développement d’une histoire commune. L’auteur en appelle à une «civilisation» de la mémoire numérique qui consisterait à faire le tri entre ce qui doit être conservé et oublié.

Si les rengaines catastrophistes sur la fin de l’Histoire et la surexposition à un aveuglant flux d’informations sont devenues des thèmes répandus, une proposition visant un média, considéré comme une mémoire commune qu’il s’agirait de réguler, est moins classique. Car un tel projet implique d’établir une instance et un programme aptes à identifier ce qui peut intégrer notre disque dur partagé pour éviter que n’importe qui ne le sature de ses propres histoires. Pour contrer le mal que représente selon lui Internet, Emmanuel Hoog ne nous propose rien d’autre que d’opposer un média à un autre car, explique-t-il, «à la différence d’Internet, qui communautarise et singularise, la télévision unit et rassemble»2. Entendons-le en sous-texte, elle a aussi la qualité d’être une voix unique et maîtrisable. Et c’est finalement une culture contre l’autre qu’il oppose dans la façon de rendre accessibles certains contenus audiovisuels: «face au clip du lycéen qui ‹baffe› son professeur, les conférences de presse du général de Gaulle; face aux contenus piratés, les ‹Apostrophes› de Bernard Pivot; face aux sites négationnistes, les entretiens des rescapés de la Shoah; face à la chute de skate du vidéaste amateur, l’émission ‹la tête et les jambes›»3. Si l’on peut douter de l’issue de cet étrange face-à-face, on remarque que les repères dont l’auteur regrette la disparition sont surtout les siens. Il oppose en effet deux types de contenus: d’un côté, ceux qu’il répudie et qui ont fait leur apparition lorsque leur circulation était possible, c’est-à-dire avec des plateformes de partage de vidéos telles que YouTube et Dailymotion; de l’autre ceux qu’il veut préserver et qu’il a connus parce qu’ils ont été diffusés par la télévision. Sa mise en opposition entre différents types de contenus se base donc sur des critères d’outils de diffusion liés à certaines générations. Il affirme d’ailleurs «nous sommes des enfants de la télé»4 pour se demander un peu plus loin ce que sera «l’univers culturel et historique des enfants d’Internet»5.

Le problème des mises en opposition que propose Emmanuel Hoog est qu’elles oublient de prendre en compte la façon dont ces contenus se diffusent. En effet, le face-à-face invoqué par Emmanuel Hoog aura de toute façon lieu sur Internet. En déplaçant les contenus qui lui paraissent indispensables de sauvegarder sur la toile, il les soumet de fait aux conditions d’accès propres à ce média. En fait, les vidéos qu’il veut promouvoir ne remplaceront pas celles qu’il tente de bannir. Elles se retrouveront bien plus les unes à côté des autres que face-à-face. Pour le dire autrement, elles seront au même niveau d’accessibilité et de lecture. De plus, les vidéos du général de Gaulle ou de Bernard Pivot ne seront de toute façon plus reçues comme elles l’étaient lors de leur première diffusion. Les flux d’informations n’étant ni gérés ni reçus de la même manière sur chacun de ces deux médias, les vidéos en question ne seront ni diffusées, ni regardées de la même façon sur Internet qu’elles l’étaient lors de leurs transmissions originales à la télévision.


Avec leur projet Art Since 1960 (According to the Internet) l’artiste Cory Arcangel et la commissaire d’exposition Hanne Mugaas ont tenté d’identifier la façon dont les plateformes de partage de vidéos construisent une histoire caractéristique de ce média. Il s’agit d’une conférence donnée en 2007 durant laquelle ils recherchent et diffusent des vidéos liées à l’art contemporain accessibles sur Internet et principalement sur YouTube. Pour chaque mot-clé les réponses mêlent des reportages et des interviews d’artistes avec des vidéos personnelles de visites d’expositions, des publicités et des clips. A priori, Cory Arcangel et Hanne Mugaas partent du même constat qu’Emmanuel Hoog lorsqu’ils expliquent que «le système de contrôle qui gouverne habituellement l’organisation de l’histoire de l’art est démantelé par la recherche par algorithmes et la fantaisie des utilisateurs»6. Les vidéos qu’ils montrent ne respectent aucune des règles de contextualisation et de hiérarchisation qui guident la discipline de l’histoire de l’art et les institutions chargées de son écriture. Selon eux, «l’histoire de l’art uploadée sur Internet est une histoire de l’art alternative»7. Sur la page Internet qui recense les vidéos montrées lors de cette conférence on croise en effet, entre autres, Andy Warhol expliquant que Jasper Johns est fantastique pour la simple raison qu’il prépare de très bons buffets ou l’emblématique Shoot de Chris Burden rejoué par des jeunes gens dont on cerne difficilement les intentions. Tous ces éléments se côtoient et s’enchaînent avec comme seule relation des mots-clés qui permettent de passer directement de l’artiste Richard Prince à l’histoire de Prince Ricard racontée par une fillette de cinq ans. Le récepteur est laissé libre d’interpréter comme il l’entend ces vidéos sans qu’aucune instance ne lui explique l’intérêt ou la pertinence de ce qu’il consulte. Les commentaires sont tous au même niveau, qu’il s’agisse d’un argumentaire construit ou du simple «voici l’exposition de mon artiste préféré» qui accompagne une vidéo amateur tournée caméra à la main lors d’un vernissage de Frank Stella à la Danese Gallery, les conditions et les qualités de la prise de vue en faisant un document inaudible et à peine regardable. De plus, contrairement à l’histoire de l’art construite par les musées et les bibliothèques, celle d’Internet s’efface. Certaines vidéos référencées par Cory Arcangel et Hanne Mugaas ayant déjà disparu, les liens nous renvoient vers l’habituelle formule «Cette vidéo n’est plus disponible, car l’utilisateur qui l’a mise en ligne a fermé son compte YouTube.»

Ce que Cory Arcangel et Hanne Mugaas appellent «une histoire de l’art alternative» et ce qu'Emmanuel Hoog appelle «une mémoire saturée» découlent du même constat. Bien qu’ils ne s’expriment évidemment pas dans les mêmes termes et qu’ils ne portent pas le même regard sur ce phénomène, chacun constate qu’au prisme d’Internet l’histoire se construit d’une façon inédite. Car désormais se côtoient des documents qui jusqu’à présent étaient considérés comme n’appartenant pas aux mêmes registres, parce que leur contexte d’apparition est le même pour tous et parce qu’il peut être alimenté par n’importe qui. En fait, il semble que le point névralgique de leurs interrogations n’est autre qu’une question de classement.


Si des lieux de dépôt et de conservation du savoir ont été bâtis dès l’Antiquité, ils connaissent une activité de plus en plus intense avec l’invention de Gutenberg. En effet, l’apparition de l’imprimerie provoqua la multiplication des productions de livres dans un élan d’enthousiasme qui ne fut pas sans inquiéter les bibliographes. Face à la masse exponentielle de documents, ils ne mirent pas longtemps à éprouver l’ampleur du travail de recensement. À cela s’ajoutaient plusieurs changements considérables dans la circulation et la réception des textes. En effet, la multiplication des tirages augmentait leurs chances de survie puisque la disparition d’un ouvrage ne signifiait plus l’anéantissement du texte en question. L’imprimerie étendait ainsi dès le XVIe siècle les limites des bibliothèques à celles du monde et faisait apparaître la possibilité que certaines informations restent toujours accessibles. L’oubli déjà se raréfiait. À cela s’ajoutait, contrecoup de la massification, le constat que ce qui se présentait comme une vague de savoir sans précédent était composé de beaucoup d’informations erronées et de simplifications. Car les nouvelles productions avaient tendance à éclipser les précédentes même si elles s’avéraient moins précises. En somme, au XVIIe siècle, face à cette multiplication d’informations sans contrôle, «la production imprimée apparut aux hommes du temps comme un ‹torrent›, un ‹déluge›, un ‹océan›, quand ce n’est pas un ‹chaos› ou un ‹labyrinthe›, autant de métaphores qui ressortissent d’une impression de confusion voire de désarroi»8. Pour ne pas s’y perdre, les plus courageux s’armèrent de répertoires bibliographiques, certains espérant même pouvoir ainsi cartographier toute la production, «ce fut, par exemple, l’ambition de Raffaello Savonarola avec son Orbis literarius universus (1695) et, au siècle suivant, de Francesco Marucelli qui entreprit un catalogue au titre aussi fascinant que désespérant le Mare Magnum»9.

Dès lors la navigation sur cette mer tumultueuse devient la quête primordiale de toute tentative de rassemblement. Et, le flot grandissant au fil des siècles, les modalités d’accès que sont les registres et autres référencements se sont imposées comme des outils qui ne se contentaient pas simplement d’enregistrer les ouvrages mais s’imposaient comme de véritables moyens de formuler le savoir que contiennent les publications. À ce sujet, deux exemples, rapportés par Sven Spieker dans The Big Archive, sont particulièrement éloquents quant aux enjeux que soulèvent les instruments d’orientation que sont le classement et le répertoire10. L’auteur nous apprend qu’en 1881 la Privy State Archive de Berlin se soumet au Provenienzprinzip ou «Principe de provenance» qui préconise que les documents soient classés selon leurs origines, c'est-à-dire selon la façon dont ils ont été trouvés, en respectant l'ordonnance et les rapprochements qui leurs étaient imposés avant d’être incorporés dans l'archive. Leur intégration et leur classement se basent ainsi sur les conditions de leur apparition: selon les affaires auxquelles ils sont liés ou leurs techniques de production. Ce sont ces conditions, plus que leurs significations ou leurs histoires qui conditionnent leur organisation. Cette conception administrative du classement implique une pratique de l'archive que Sven Spieker nomme «topologique», car elle considère le document selon son lieu d'apparition et l'organise dans des espaces étanches. La personne qui consulte un document doit, pour en faire une lecture pertinente, prendre en compte son emplacement dans l'archive et son contexte d'émergence. La signification d'un document ne se lit pas ici de façon autonome, il doit être analysé depuis l'ensemble auquel il appartient. Le contexte de prélèvement formule ainsi une orientation et l’emplacement apparaît comme une façon de préciser l'interprétation.

Sven Spieker explique ensuite qu’en 1921 parut le livre d’un certain Friedrich Kuntze dont le titre Die Technik der geistigen Arbeit peut être traduit par «la technique du travail intellectuel». L’auteur tente d’y dépasser le Principe de provenance. Car il considère, lui aussi, qu’il est devenu impossible aux intellectuels de maîtriser l’accrois­sement constant du nombre d’informations disponibles. Il faut donc, pour ne pas être submergés, qu’ils organisent de façon systématique le fruit de leurs travaux et de leurs lectures. Kuntze propose de construire ce qu’il nomme «une machine intellectuelle» faite d’un index de cartes. Sur chacune, le chercheur peut inscrire des notes, des extraits ou des citations de livres et les classer selon leur importance et leur relation avec les cartes précédemment complétées afin de répondre aux enjeux de son travail. Il peut ainsi remodeler, selon son bon vouloir et l’avancée de ses recherches, les éléments qui lui sont utiles. Kuntze pensait qu’à la longue son système pourrait être perfectionné au point que toutes les phrases ou les thèses d’un livre pourraient être indexées sur des cartes assignées à des places correspondantes à leurs sujets. Il entendait ainsi révolutionner le travail intellectuel qui se réduirait à une sorte d’organisation de phrases ayant exclu toute nécessité de composition.

Avec cette organisation constamment modifiable, Kuntze s’oppose à la stabilité du Principe de provenance et à l’appréhension de l’archive comme ensemble topologique. Elle n’est plus divisée en lieux distants les uns des autres mais est considérée comme un ensemble duquel peut être extrait n’importe quel élément pour lui faire jouer un rôle dans une nouvelle organisation, au détriment de son contexte d’apparition. Par la mise en opposition de ces deux systèmes, Sven Spieker montre que toute classification impose une modalité de lecture, ou tout du moins formule un contexte influant sur ce qu’il contient. Pour le dire avec les mots de l’auteur, «l’archive ne donne pas accès à l’histoire: elle est, ou tente d’être, les conditions de l’histoire elle-même»11. En ce sens, il ne fait aucun doute que la machine de Kuntze présente quelques particularités quant à l’accès au savoir qu’elle propose. La façon dont elle envisage le démembrement de ce qu’elle conserve s’oppose aux volontés de rationalisation du Principe de provenance. De plus, elle ne considère pas son contenu comme un ensemble d’éléments autonomes et inaltérables mais les examine un à un pour leurs potentialités à être remontés et assemblés avec d’autres d’une façon inédite. De fait ce démembrement remet en cause les notions de provenance, puisque tout extrait peut intervenir à la suite de n’importe quel autre, sans considération pour son contexte d’apparition original. De cela il construit une machine. Ce qu’il faut entendre dans cette terminologie symptomatique d’une période qui voit l’avènement de l’industrialisation c’est surtout, semble-t-il, qu’une technique ou une technologie est, ou en tout cas implique, une méthode qui lui est intrinsèque. De fait, par la manipulation que ses cartes proposent, la machine de Kuntze renouvelle les principes de chronologie historique, puisque l’histoire peut y être fragmentée et recomposée. Appréhendée avec cet outillage fait de cartes que l’on peut repositionner inlassablement, l’histoire se présente comme un jeu de composition dont on comprend d’autant mieux le fonctionnement qu’on peut en disloquer les parties et en renverser l’assemblage.


Revenant sur la deuxième version de l’article «L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée», Miriam Bratu Hansen souligne la façon dont, pour Walter Benjamin, le cinéma ouvre ce qu’il nomme «l’espace du jeu» [Spielraum]12. Elle fait remonter son intérêt pour le jeu à une chronique écrite en 1928 à propos d’une exposition et d’un catalogue sur les jeux d’enfant. Mais elle note la polysémie du terme que Benjamin applique également, dans d’autres contextes, au jeu d’acteur, au pari et à la technique. Dans tous ces champs d’étude le jeu se présente comme une sorte d’échappatoire à l’asservissement grâce aux potentiels qu’ouvrent la répétition et la reconfiguration d’un ensemble d’éléments qui sont pourtant toujours les mêmes. Ainsi Miriam Bratu Hansen affirme que «si [Benjamin] comprend le jeu (de l’enfant) comme ‹le critère d’un travail qui n’a plus sa source dans l’exploitation› cette notion est moins redevable à Lénine qu’aux (premiers) Marx et Fourier. La notion de celui-ci d’un ‹travail inspiré par le jeu›, affirme Benjamin, ne cherche pas la ‹production de valeur› mais a un but plus radical: ‹l’amélioration de la nature›.»13 Lorsque le jeu trouve une place dans un système, les règles et asservissements sautent parce que les modalités d’utilisation sont requalifiées.

On trouve également cette importance du jeu chez Benjamin sous la plume de Georges Didi-Huberman. Mais c’est précisément dans le travail de l’historien qu’on en voit l’application. Selon Georges Didi-Huberman, la façon dont jouent les enfants, en démontant pour mieux connaître, a été importante pour Benjamin sur le chemin de la définition de l’«image dialectique» car, dit-il, «tout dans le jouet, se joue aussi entre un temps de la chose démontée et un temps de la connaissance par montage»14. Avec cette notion le philosophe allemand s’oppose à l’idée de positivisme en histoire. Selon lui le passé doit être lu depuis le présent, le regard historique ne devant pas se tourner vers l’arrière mais aller de l’avant. Les traces de l’«Autrefois» doivent ainsi être éclairées par le «Maintenant de sa connaissance». Comme dans les autres champs d’application de ce terme, le jeu offre la possibilité d’aborder la pratique sous un jour nouveau, dégagée, grâce au montage, de l’asservissement à la continuité linéaire de l’histoire.

Pour mettre cela en œuvre dans ses propres recherches, Benjamin utilisa une technique proche de la machine de Kuntze dans son projet resté inachevé, Le Livre des passages, auquel il travailla de 1927 jusqu’à sa mort en 1940. Dans celui-ci il affirme que: «Ce travail [de l’historien] doit développer à son plus haut degré l’art de citer sans guillemets.»15 Plus loin il précise: «Les événements qui entourent l’historien et auxquels il prend part vont être à la base de sa présentation, comme un texte écrit à l’encre sympathique. L’histoire qu’il soumet au lecteur constitue pour ainsi dire les citations qui sont insérées dans ce texte et ce sont uniquement les citations qui sont écrites d’une manière lisible par tous. Écrire l’histoire signifie donc citer l’histoire. Mais le concept de citation implique que l’objet historique, quel qu’il puisse être soit arraché au contexte qui est le sien.»16

Cette conception de l’histoire, Benjamin la développe dans la lignée de ses réflexions sur le pouvoir d’actualisation de la photographie et des possibilités de ré-agencement fournies par les principes du montage. Objet de réflexion théorique qui devient une véritable méthode de travail appliquée dans Le Livre des passages. Cet ouvrage qui avait pour ambition d’explorer la modernité du XIXe siècle se compose de citations et de notes brèves classées en différentes sections. Avant d’être réunies et imprimées à titre posthume dans un recueil de plus de 900 pages, chaque section était un cahier différent dans lequel Benjamin notait des extraits au fur et à mesure de ses lectures. La forme originelle du Livre des passages, celle qui correspond à son état d’outil de recherche, est donc assez proche de la machine de Kuntze et de son objectif de faire de la recherche une seule compilation de sources disparates.

Si Le Livre des passages est l’exemple le plus explicite quant à la façon de construire un discours sur une armature de citations, Benjamin semble avoir porté une attention toute particulière aux outils qu’il utilisait pour cela. Dans le catalogue de l’exposition de ses archives, on le découvre scrupuleux et systématique dans le choix des papiers et autres fournitures qu’il utilise. Ursula Marx explique ainsi que pour lui «les contenants—classeurs, serviettes, enveloppes de lettres, boîtes et cartons—se trouvent désignés avec précision par la marque (Sönneken), la couleur, la dimension, la provenance (‹couverture cartonnée des Démons›) ainsi que par leur singularité matérielle (‹avec écusson›, ‹extensible›) ou les défectuosités (‹déchiré en deux›). Ce sont des aides pour systématiser les matériaux.»17

On comprend en effet que cette obsession systématique est le ressort d’une méthode en soi, mnémotechnique sûrement puisqu’elle permet d’organiser précisément les prélèvements, mais surtout technique, ou pour reprendre la terminologie de Kuntze, mécanique. En effet, il s’agit bien là d’une prise en considération des spécificités pratiques qui caractérisent l’environnement de travail de Benjamin. Lui-même explique dans un passage de Sens unique que le livre tel qu’on le connaît «approche de sa fin»18. Les découvertes de Mallarmé qui, selon lui, ont porté l’écriture hors des livres, s’additionnent aux bruits de la rue et de la publicité, à la lecture verticale des journaux et du cinéma, pour que les lettres existent désormais comme un tourbillon rapide et sauvage bien éloigné de la lecture silencieuse. Pour produire, dans ce monde marqué par la collision d’informations hétérogènes, une analyse de son temps, Benjamin s’en remet aux cartes et autres classements: «Le fichier permet la conquête de l’écriture à trois dimensions, contrepoint surprenant de la tridimensionnalité de l’écriture à son origine, quand elle était runes ou nœuds. (Et aujourd’hui déjà le livre, comme le montre le mode de production scientifique actuel, est un intermédiaire vieilli entre deux systèmes différents de fichier. Car l’essentiel est tout entier contenu dans la boîte à fiches du chercheur qui a composé le livre, et le savant qui travaille sur lui l’incorpore à son propre fichier.)»19

Ainsi la carte, en tant que guide pour arpenter les rangées de plus en plus longues des bibliothèques mais aussi en tant que technique ou machine de prise de notes et de fragmentation/recomposition d’informations, a émietté le livre, comme le sont les lettres dans le monde qui voit son apparition. Le livre ne se lit plus en tant que tel mais se lie à d’autres, par montage. Le savoir est ainsi contenu dans des fiches qui l’exploitent selon une technique nouvelle de fragmentation et de manipulation.


Si l’on constate une similarité entre la machine de Kuntze et les fiches de Benjamin, on peut aussi y lire une relation entre un outil de classement et l’analyse du matériau qu’il propose. Évidemment les raisons pour lesquelles l’un et l’autre créent un même type de classement qui permet de réorganiser des notes ne sont pas les mêmes. Pour Kuntze, cette technique répond à une question de classement, pour Benjamin elle est la manifestation d’un projet théorique. Cependant, on notera que l’un ne va pas sans l’autre et que tous deux offrent une nouvelle appréhension du savoir enregistré, tous deux font entrevoir l’idée selon laquelle une nouvelle technique de classement et d’accès aux connaissances implique de reconsidérer la façon dont on les aborde. C’est donc, là encore, un outil qui est à l’origine d’un type de formulation.

Or, celui auquel se confrontent Emmanuel Hoog comme Cory Arcangel et Hanne Mugaas, Internet, se présente comme un outil au pouvoir de démembrement encore plus puissant, et surtout beaucoup plus facilement manipulable et accessible, que ceux de Kuntze et Benjamin. Néanmoins, tous ces outils partagent un point commun: ils ont été développés pour traiter des données.

Leurs différences résident dans l’accessibilité et la quantité. En effet, Internet peut se réduire à l’utilisation d’une commande presque exclusive: rechercher. Au moins potentiellement, tout y existe et y est accessible. On a vu que les bibliophiles depuis le XVIe siècle étaient persuadés de la même chose. Seulement, leur conception de ce tout n’incluait que des livres alors qu’Internet et les outils numériques rendent accessibles sous la même forme un large ensemble de productions culturelles: textes, images, vidéos.

Comme l’explique Lev Manovich, «contrairement aux images fort répandues selon lesquelles les médias informatiques fusionneraient toute la culture humaine en une seule immense bibliothèque (ce qui implique l’existence d’un système d’ordonnancement) ou en un seul livre gigantesque (ce qui implique une narration progressive), il est plus exact de considérer la culture des nouveaux médias comme une surface plane à l’infini, où les textes individuels sont disposés sans ordre particulier»20.

Ainsi, le territoire continue son expansion. Il englobe tout. Il est présent partout. La mer est devenue un océan, plus étendu et plus profond, mais sa navigation, même assistée électroniquement, repose toujours sur des principes similaires. D’ailleurs Manovich nous apprend aussi que cette nouvelle étendue de données, le cyber­espace, fut ainsi nommée par le mathématicien Norbert Wiener dans son livre Cybernetics. «Il tira le terme ‹cybernétique› du grec kybernetikos ayant trait à l’art de barrer un bateau et que l’on pourrait traduire par ‹bon timonier›. On trouve donc l’idée d’un espace navigable à l’origine même de l’ère de l’informatique.»21


Il ne s’agit donc pas ici de considérer la navigation sur Internet comme une conduite radicalement nouvelle mais d’affirmer que d’une part, l’organisation des sources sur laquelle elle s’appuie a toujours été active sous une forme ou une autre depuis que des contenus peuvent être recherchés et associés et, d’autre part, d’envisager comment cette modalité d’appréhension impose une forme particulière au matériau qu’elle exploite. En effet, nous l’avons vu, les efforts que déploie Friedrich Kuntze pour «mécaniser» la recherche entretiennent avec la navigation sur Internet—et, bien sûr, avec de nombreuses autres méthodes—une affinité par leurs capacités à s’affranchir de la consultation intégrale et linéaire d’un livre, lui préférant, par exemple, la mise en relation d’extraits ou de parties. Depuis qu’il est en jeu, le classement est considéré pour les effets qu’il a sur le matériau exploité. Celui-ci est altérable parce que sa lecture change selon le chemin par lequel on y accède. Les histoires, textes et images qui le composent ne sont que des passages. Ils ne connaissent pas de formes stables et, pour cela aussi, offrent des cheminements diversifiés. Une diversification qui s’accentue au fur et à mesure que se développent des outils de production de plus en plus accessibles et des possibilités de manipuler cette production. Ainsi, depuis que l’histoire s’écrit elle invoque l’archivage qui lui-même dépend du classement et engendre la navigation.

C’est justement de la puissance croissante de la navigation dont rend compte Jean-François Lyotard dans La Condition postmoderne22. Dans cette étude de l’incidence des technologies informatiques sur la façon dont se construit le langage, il explique qu’avec celles-ci la mémoire perd de son importance. Car si tout est potentiellement accessible, trouver telle ou telle information n’a rien d’exceptionnel. Tout est déjà là. C’est bien plus l’agencement qui fait la pertinence. Lyotard l’explique en ces mots:

Tant que le jeu est à information incomplète, l’avantage revient à celui qui sait et peut obtenir un supplément d’information. Tel est le cas, par définition, d’un étudiant en situation d’apprendre. Mais dans les jeux à information complète, la meilleure performativité ne peut pas consister, par hypothèse, dans l’acquisition d’un tel supplément. Elle résulte d’un nouvel arrangement des données, qui constituent proprement un «coup». Ce nouvel arrangement s’obtient le plus souvent par la mise en connexion de séries de données tenues jusqu’alors pour indépendantes. […] Or il est permis de se représenter le monde du savoir postmoderne comme régi par un jeu à information complète, en ce sens que toutes les données y sont en principe accessibles à tous les experts: il n’y a pas de secret scientifique. Le surcroît de performativité, à compétence égale, dans la production du savoir, et non plus de son acquisition, dépend donc finalement de cette «imagination», qui permet soit d’accomplir un nouveau coup, soit de changer les règles du jeu.23

L’imagination que Lyotard considère indispensable à la navigation dans une archive «complète» entretien semble-t-il quelques liens avec le jeu que convoque Benjamin pour utiliser ses cartes. Tous deux entendent soumettre les données stockées dans les machines à un point de vue renouvelé, subjectif, inédit. Mais la navigation proposée par Internet présente une autre particularité, celle de confier la barre à quiconque. Si Internet peut être considéré comme une radicalisation de la machine de Kuntze ou des notes de Benjamin dans leurs volontés de créer des liens inédits entre différentes sources, pour utiliser cet outil il n’est plus nécessaire d’arpenter les bibliothèques. Tout est accessible et sélectionnable derrière un écran d’ordinateur connecté. Il n’est plus besoin non plus de posséder une carte d’accès aux fonds d’archives ni de porter le titre de chercheur. C’est d’ailleurs le constat de cette nouvelle accessibilité par tous des outils des chercheurs et des historiens qui réunit Emmanuel Hoog avec Cory Arcangel et Hanne Mugaas. Tous trois perçoivent le fait que ce qui fondait la position de l’historien—la capacité à accéder aux sources autant que celle de désigner ce qui en est une—n’a plus rien d’exclusif.

On peut apprécier les effets de cette démocratisation des outils de construction de l’histoire dans le développement de narrations à ranger pêle-mêle—et sans volonté de jugement—du côté des théories du complot, dans l’intérêt croissant pour les formes de la micro-histoire ou parmi les relectures postcoloniales dans ce qu’elles s’appuient sur l’appel d’Edward Said à hybrider le langage du spécialiste24. Il s’agit là d’approches régulièrement exploitées dans le champ de l’art où les sujets les plus divers sont convoqués et les registres les plus inattendus sont mis en relation. Cela à tel point que les artistes n’ayant pas produit au moins une œuvre traitant ou évoquant un phénomène historique sont en voie de disparition. Impossible donc de les passer en revue. Précisons d’abord qu’il ne s’agit pas ici d’affirmer que ces travaux ne font que se baser sur Internet. Néanmoins on constate qu’ils apparaissent—comme les nouveaux outils de Benjamin sont inventés au moment qui voit l’éparpillement des mots—lorsque l’histoire et sa construction échappent aux spécialistes. En cela, cette multiplication polysémique de bribes d’histoires de toutes sortes n’est pas loin de réaliser les potentialités promises par les développements technologiques de notre époque.

Ainsi, pour commencer à envisager une modalité de lecture et d’appréciation des histoires qui se construisent ici et là, il semble légitime de s’appuyer sur une conscience de l’environnement technologique qui voit leur avènement et des enjeux qu’ilsoulève. Or, il s’avère irrigué du rêve de composer de nouveaux liens et de nouvelles lectures. C’est ce que Lyotard nomme imagination. Une imagination qui a la particularité de soumettre les données qu’elle exploite à un point de vue renouvelé en produisant des «coups» qui se font par assemblages inédits. De fait, si bloquer les possibilités d’imagination offertes par un outillage s’avère aussi stupide qu’impossible, son utilisation seule ne fait pas l’innovation. Bref, la fonction «recherche» ne vaut rien si elle ne s’appuie pas sur les possibilités de démembrement et de réorganisation que prolonge ce nouvel outil. Ainsi, puisque toute la mer est cartographiée on cherche moins désormais à découvrir de nouveaux territoires que de nouvelles formes de traversées.


  1. Emmanuel Hoog, Mémoire année zéro, Paris, Seuil, 2009. 

  2. Ibid., p. 189. 

  3. Ibid., p. 157. 

  4. Idem. 

  5. Ibid., p. 158. 

  6. Texte de présentation du projet Art Since 1960 (According to the Internet), disponible sur le site Internet d’Hanne Mugaas: www.hanne-mugaas.com/my_work/1_art_since_1960_according_to/ 

  7. Idem. 

  8. Françoise Waquet, Parler comme un livre, Paris, Albin Michel, 2003, p. 241. 

  9. Ibid., p. 244. 

  10. Sven Spieker, The Big Archive, Cambridge (Mass.)—Londres, MIT Press, 2008. 

  11. Ibid., p. 174. 

  12. Miriam Bratu Hansen, «Room-for-play: Benjamin’s Gamble with Cinema», Canadian Review of Film Studies, vol. 13, №1, printemps 2004, p. 2-27. Disponible sur: www.filmstudies.ca/journal/cjfs/archives/articles/bratu-hansen-room-for-play-benjamins-gamble-with-cinema 

  13. Ibid., p. 12. 

  14. Georges Didi-Huberman, Devant le temps, Paris, Éditions de Minuit, 2000, p. 129. 

  15. Walter Benjamin, Le Livre des passages. Paris, capitale du XIXe siècle, Paris, Éditions du Cerf, 1989, p. 474. 

  16. Ibid., p. 494. 

  17. Ursula Marx, Gudrun Schwarz, Michael Schwarz, Erdmut Wizisla, Walter Benjamin Archives: Images, textes et signes, Paris, Klincksieck, 2011, p. 18. 

  18. Walter Benjamin, Sens unique, Paris, Maurice Nadeau, 1998, p. 163. 

  19. Ibid., p. 165. 

  20. Lev Manovich, Le Langage des nouveaux médias, Dijon, Les presses du réel, 2010, p. 177. 

  21. Ibid., p. 441. 

  22. Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne, Paris, Éditions de Minuit, 1979. 

  23. Ibid., p. 86. 

  24. Edward Said, «Opponents, Audiences, Constituencies and Community», in W. J. T. Mitchell (éd.), The Politics of Interpretation, Chicago, The University of Chicago Press, 1983, p. 7-32. 

Published on <o> future <o>, October 5, 2012.

License
CC BY-ND 3.0 France

Texte initialement publié dans la revue △⋔☼, №3, 10/2012, p.121-134.