David Antin

Parler aux frontières

quand j’ai accepté de venir ici à indiana barry alpert n’avait pas de titre pour ce dont j’allais parler je pense qu’il a peut-être oublié de me demander ce qui était je suppose très bien comme ça vu qu’il avait une idée je la lui avais donnée du genre de choses que je faisais à présent et j’avais aussi en tête d’aller dans des endroits pour parler à des gens je cherchais une occasion pour effectuer le genre d’intervention que je cherche à faire ce qui modifierait bien sûr le genre d’intervention que je voulais faire et le fait que je n’étais plus aussi clairement un poète un linguiste un critique d’art qui sont toutes des choses que j’avais si clairement été et que par conséquent mon travail n’était plus aussi clairement un poème une critique une investigation mais se trouvait en quelque sorte entre toutes ces choses ou sur leurs frontières et puis je l’ai trouvé sur un reçu que je devais signer pour encaisser mon chèque barry avait dû expliquer aux différentes personnes qui finançaient ma venue un département d’anglais un département d’art et une bibliothèque ce que j’allais faire afin que je sois payé ou qu’ils aient une idée de ce que j’allais faire et c’était là sur un reçu mon sujet «parler aux frontières» était-il écrit et je devais le signer et j’ai signé au mauvais endroit et ce même reçu m’a été réexpédié par la poste et je me suis dit que c’était une chance exceptionnelle de trouver mon sujet sur un reçu et d’y apposer ma signature devenant ainsi responsable cela semblait un bon titre parce qu’il était pertinent vis-à-vis de l’endroit et des raisons qui me poussent à me rendre dans des endroits pour y improviser quelque chose car en tant que poète je commençais à me lasser terriblement de ce que je considérais comme un acte de langage artificiel aller dans un cabinet pour ainsi dire s’asseoir devant une machine à écrire parce que tout est possible dans un cabinet devant une machine à écrire et rien n’est nécessaire un cabinet n’est pas un endroit où s’adresser à quelqu’un ou quelque chose et c’est si artificiel s’asseoir devant une machine à écrire que vous ne vous adressez à personne ce que vous faites c’est vous asseoir devant une machine à écrire et expédier l’attendu devant l’inattendu les gens qui peuvent être de toute sorte petits ronds bleus quoique généralement pas aussi typés étant une figure impersonnelle à laquelle vous parlez d’une façon tellement impersonnelle que vous n’avez pas besoin d’anticiper les réponses qu’ils vous donnent voyez-vous ou encore les réponses qu’elles vous donnent ça m’est venu en second voilà tout il pourrait très bien s’agir de ses réponses ou de leurs réponses ils auraient pu être nombreux c’était un grand groupe ou un petit groupe vous n’y pouvez rien vous n’avez pas l’occasion de parler en fait tout le problème ou plutôt le problème du tout et je dis cela avec l’excuse de la circonstance étant donné que nous nous trouvons dans une bibliothèque tout le problème de notre culture lettrée et littérale est dans une certaine mesure le problème de la dislocation totale de l’occasion c’est-à-dire le livre dans notre cas qui intègre un système de distribution qui nous est inconnu avec des représentants qui les traînent d’une bibliothèque à l’autre qui les vendront à des inconnus pour des raisons inconnues avec des cartes d’anniversaire et vous avez cette situation improbable que diront ces gens à duquesne si le livre dont nous parlons parvient jusqu’à duquesne si vous avez ce genre de distributeur j’ai un éditeur pour mes idées et mon éditeur d’idées m’a dit qu’il avait deux représentants dans le middle west et ça m’a fait bondir car je n’avais pas songé à quel sujet aborder à fort wayne ou comment l’aborder alors je lui demande «est-ce qu’ils vont à fort wayne?» et il me dit «non comment pourrais-je savoir s’ils vont à fort wayne?» alors je lui dis eh bien je ne me soucierai pas de fort wayne cette fois-ci mais je me suis rendu compte car je suis un jour passé par fort wayne et cela aurait été certainement différent de passer par fort wayne mais tout va bien nous sommes à bloomington et non à fort wayne et c’est à cause de ça et parce que cette intervention est financée par une bibliothèque et un département d’art et un département d’anglais nous nous trouvons sur une frontière ou à l’intersection de trois frontières de sorte qu’il n’y a pas la moindre chance que nous parlions boutique or il est vrai qu’il m’arrive de me rendre à certains endroits qui sont semblables à des revues spécialisées et mes pièces parlées ont figuré dans des revues d’art dans des revues littéraires bien qu’on ne m’ait jamais fait figurer dans une revue sur les bibliothèques toutefois on m’a fait figurer dans bon nombre de revues spécialisées et lorsque je me trouve dans l’un de ces endroits singuliers je peux faire quelque chose de singulier je peux parler boutique et parler boutique est très réconfortant car avec le parler boutique les gens avec lesquels vous parlez boutique savent quasiment tout ce que vous allez dire et sont soit déjà d’accord soit déjà en désaccord avec vous et la conversation est elliptique dans cette mesure parce qu’il vous suffit de vous confronter à leurs attentes erronées vous n’êtes pas seulement des interlocuteurs qui partagent la même langue et le même dialecte vous êtes pratiquement assis chacun sur les genoux de l’autre et ce n’est pas exactement une situation humaine raisonnable pour des adultes de passer autant de temps assis sur les genoux de quelqu’un d’autre ce qui suggère qu’il est un peu plus raisonnable d’aller là où vous ne pouvez pas parler boutique de sorte que si nous sommes à une frontière il sera absolument impossible de parler boutique mais la frontière pose un problème supposons qu’il y ait une frontière ici peut-être l’intersection de trois états il existe certains endroits aux états-unis où vous pouvez vous tenir sur les frontières de trois états et vous vous trouvez à l’intersection de trois états et ces trois états parlent des langues différentes c’est probablement le cas pour au moins deux d’entre eux maintenant supposons pour ceux d’entre vous qui ne viennent pas de l’état appelé art je veux dire par là ce qu’on appelle généralement l’art visuel ou l’art plastique ou quoi que ce soit d’autre imaginez que pile en face de vous il y a cet état qui s’appelle l’art et qu’il y a quelqu’un en train de faire quelque chose là-bas dans cet état près de la frontière et en jetant un œil vers la frontière vous le voyez assis ou debout et il peint un tableau voyez-vous vous savez qu’il peint un tableau parce que cette toile est posée sur un chevalet et que la toile est tendue sur un châssis bref il est en train de peindre et vous remarquez qu’il peint d’une curieuse manière parce qu’il a une photo apparemment la photo est placée dans un agrandisseur opaque et il projette la photo sur la surface de la toile et il peint par-dessus or vous me direz «il a une photo? pourquoi veut-il la peindre? quel genre de chose est-il en train de faire?» il a cette image qu’il a agrandie et il a tracé une grille là sur la toile et il délimite méticuleusement les zones qu’il veut peindre or vous venez de l’autre état voisin du sien et vous pouvez aller le voir ou plutôt vous allez à la limite de son territoire et vous lui dites «excusez-moi ça vous dérange si j’entre dans votre état?» et il ouvre la porte de son état-atelier et vous répond «pas du tout» vous lui parliez à travers la porte entrouverte à présent vous entrez et vous demandez «pourquoi voulez-vous peindre l’image si vous avez déjà l’image?» ce qui se passe ensuite dépend de son attitude envers les étrangers ce qu’il dit parce que vous vous trouvez dans son état et il dit «eh bien je ne peins pas une photo je peins une peinture» «c’est ce que j’ai dit pourquoi peignez-vous une image alors que vous possédez déjà cette image?» les difficultés ne tardent pas à survenir et tout dépend de la manière dont il veut se faire l’ambassadeur de son pays devant les habitants de votre pays de ce qu’il fait s’il se met à recevoir des gens cela va ressembler aux nations unies la conversation sera laborieuse et risque de s'éterniser mais vient un autre jour et vous êtes dans votre état et quelqu’un arrive de l’autre état et pour une raison peu vraisemblable d’une faible probabilité peut-être vous êtes en train de parler à voix haute et en tenant quelque chose que vous ne cessez de regarder par intermittence et de temps à autre vous tournez une page tout en parlant et il se montre très attentif cet étranger il regarde par-dessus votre épaule et remarque que vous répétez les paroles que quelqu’un a écrites sur cette feuille et il vous regarde tandis que vous continuez à parler en regardant dans le vide tandis qu’un certain nombre de personnes sont assises et vous regardent elles vous fixent mais pas de la manière dont elles fixeraient quelqu’un qui s’adresserait à elles tandis que vous continuez à répéter des paroles manifestement déjà prononcées par quelqu’un d’autre et comme il vous trouve très étrange il dit «excusez-moi je viens de l’autre état en face l’art et j’aimerais savoir pourquoi vous persistez à répéter ce que quelqu’un d’autre a déjà dit et pourquoi vous cherchez à rester si fidèle à la façon dont il l’a dit pourquoi vous tenez ces feuilles devant vous avec ce qu’il a dit pour continuer à le répéter» vous dites «attendez une minute» et finissez ce que vous êtes en train de faire chose qui soit dit en passant s’avère signifier que vous êtes en train de dire quelque chose de dingue et d’excitant et censé être très perturbant cette chose que l’autre type a déjà dite que vous redites à présent mais les gens autour de vous ne sont pas bouleversés le moins du monde je veux dire des gens meurent et des choses s’écroulent tout autour du type qui parle mais personne ne vient au secours du type qui parle parce qu’il n’est pas là parce que vous êtes le seul à parler ici et visiblement il ne vous arrive rien et il y a ce réceptacle d’énoncés révolus et peu importe que l’homme qui parlait soit mort et l’homme de l’autre état l’état de l’art ne comprend pas ce qui prend à tous ces gens absorbés par la réminiscence du discours de quelqu’un d’autre le peintre trouve que c’est dingue il trouve que c’est un pays terrifiant aux coutumes bizarres et il s’empresse de retourner dans son pays et dit «vous savez ce qu’ils font là-bas? ils prétendent qu’ils parlent mais en réalité ils ne font que répéter les paroles de quelqu’un d’autre avec les mêmes mots et leur manière de répéter ces mots les rend curieux et artificiels comme s’ils n’étaient pas totalement certains de la manière qu’il faut les prononcer ensuite les gens assis qui écoutent cette intervention applaudissent au lieu de répondre à l’homme qui parle» c’est comme peindre d’après des photographies or il ne comprend vraiment pas ce que vous faites et vous ne comprenez pas vraiment ce qu’il fait et il n’y est pas obligé et vous n’y êtes pas obligé tant que vous ne faites que passer et repasser la frontière parce qu’après tout ce sont des frontières ouvertes et vous n’êtes qu’un touriste et il n’y a pas de lourdes taxes à payer et vous pouvez traverser assez vite et vous observez constamment les coutumes du peuple indigène les aborigènes de l’autre état mais quand bien même vous pourriez évoquer leurs coutumes pittoresques à un moment vous ne pouvez vraiment pas les pénétrer à moins de faire quoi? je veux dire que pour réellement comprendre ce que font ces autres gens vous devrez vous comporter comme eux en d’autres termes vous ne pouvez pas apprendre la langue d’un autre sans la parler de sorte que si vous allez à paris vous avez le choix vous pouvez observer la manière dont les gens parlent français ou vous pouvez apprendre à parler français si vous apprenez vraiment à parler français vous parlerez tellement français que lorsque d’autres gens viendront ils diront «regarde il parle français il doit être français» et si vous ne faites pas cela vous parlez anglais en faisant des incursions aléatoires en français vous parlez une sorte de français de cuisine qu’un français doté d’une certaine connaissance de l’anglais ou des étrangers en général aura ou non la politesse de tenter de comprendre et au fond de vous-même l’idée d’apprendre trop bien le français vous paraît curieuse ce qui explique peut-être pourquoi la plupart des gens qui n’apprennent pas le français enfants n’apprennent jamais à très bien parler français ils se sentent en quelque sorte déloyaux envers l’anglais mettons comme s’ils comprenaient à leur insu ce proverbe français ou est-ce un proverbe italien traduction est trahison traduttore traditore et bien qu’il semble étrange d’affirmer catégoriquement que la traduction est une trahison vous pouvez comprendre en quoi elle peut l’être en quoi les habitants de l’état de l’art peuvent penser qu’il ne serait pas sérieux que l’un d’entre eux se rende dans l’autre état et en revienne en imitant cette curieuse imitation de la parole pendant tout ce temps il les regardait sans attendre de réponse désinvolte et insistant tandis que les habitants de ce drôle d’état parlant ne voulaient pas vraiment faire confiance à la manière dont l’homme de l’art simulait ce qu’ils faisaient comme s’il s’y prenait sans conviction tout comme les habitants de l’état de la parole simulée ne feraient pas vraiment confiance à l’un des leurs s’il se mettait à copier la photo d’un texte de journal mettons mais comme vous vivez dans des états différents cela n’est peut-être pas un problème grave si vous ne voyagez pas beaucoup mais même au sein du même état on trouve des gens qui ne peignent pas à partir de photos mais qui peignent malgré tout certains d’entre eux ne peignent même pas sur une toile ils peignent juste n’importe où sur un mur ou à même le sol et les individus qui peignent à partir de photographies sur une toile tendue sur un châssis ont beaucoup de mal à parler avec ces autres gens ils trouvent qu’ils n’ont aucunes manières il se peut même qu’ils ne les considèrent pas comme des peintres cependant les autres gens se sentent assez à l’aise en tant que peintres parce qu’en ce qui les concerne peindre signifie recouvrir quelque chose avec de la peinture et il peut même y avoir un troisième groupe de gens qui ont pour leur part une conception différente des endroits où ils peuvent peindre ils ne peignent que sur les gens bien qu’ils puissent ne pas se soucier outre mesure de ce que vous peignez sur eux or tous ces gens vivent dans le même pays mais ils parlent des dialectes différents ce qui peut compliquer voire rendre presque impossible le fait de parler entre eux parce qu’ils se méfient de leurs motivations et de leurs habitudes respectives et n’apprécient pas la manière qu’ont les autres d’employer ce qui ressemble à des mots similaires toujours est-il que vous ne pouvez pas être tout ce que vous voulez en ce monde car l’une des limites inhérentes à être tout ce que vous voulez est que cela vous empêche dès lors d’être tout le reste car si le tout ce que vous avez choisi possède peut-être une certaine étendue cela revient à regarder dans une direction donnée ce qui comme vos yeux sont uniquement à l’avant de votre visage vous empêchera de regarder derrière vous ce qui est presque aussi banal que de dire que lorsque vous vous trouvez quelque part vous ne pouvez pas vous trouver là où vous ne vous trouvez pas ce qui si vous essayez trahira l’endroit où vous vous trouviez lorsque vous essayiez de vous adapter à un autre endroit ainsi il existe cette xénophobie justifiée de la position justifiée dans la mesure où vous pouvez uniquement vous trouver là où vous êtes et ce sentiment la suspicion a conduit un peuple comme les apaches qui étaient vraiment un peuple plutôt splendide mais il n’existe pas de peuple splendide au point de ne pas avoir à payer le prix de leur splendeur par une forme ou une autre de méchanceté et cela a conduit un peuple comme les apaches ou les cheyennes à la conclusion qu’ils étaient les seuls véritables peuples et que personne d’autre à part eux n’était un peuple et la quasi-totalité des tribus indiennes détenait cette profonde sagesse de la posture en vertu de laquelle elles se considéraient comme le seul peuple et se baptisaient ainsi le peuple et tous les autres n’étaient que les autres ce qui menait parfois le peuple à commettre des actes terribles à l’encontre de ces autres peuples avec lesquels ils ne cohabitaient pas ou auxquels ils ne parlaient généralement pas de sorte que ces nobles peuples qui étaient presque aussi bons que la plupart des autres peuples étaient capables de faire subir d’atroces tortures à ces autres peuples parce qu’ils n’étaient pas des peuples et c’était là l’une des failles de la sagesse de cette grande culture indienne d’amérique elle saisissait très mal la valeur ou le droit à la vie de tout ce qui vivait en dehors du groupe constitué par son peuple et cette faille était commune à de nombreuses civilisations qui se considéraient plus généreuses et nobles il y a toujours eu des peuples qui n’ont jamais été considérés comme tels par les peuples mais même si l’on peut comprendre comment on peut arriver à penser ainsi dès que vous êtes conscients que vous pensez ainsi vous commencez à oublier comment comprendre la raison de ce sentiment je me souviens d’une mésentente et c’est un bon endroit pour se souvenir de cette mésentente car nous sommes à l’université d’indiana et l’université d’indiana est l’un des hauts lieux de la linguistique anthropologique et cette mésentente dont je me souviens les écrits d’un célèbre anthropologue un homme baptisé warner william warner qui vivait avec et apprenait à vivre avec une tribu d’aborigènes australiens il apprenait leur mode de vie et il s’est fait un ami il est devenu proche d’un australien un homme un natif c’est-à-dire qu’il vivait là-bas et warner vivait avec ces gens et nous étions dans les années trente et warner était avec eux lorsqu’une querelle a éclaté lors d’un rassemblement il y avait une sorte de grande fête où tous les groupes se réunissaient des peuples pour qui les autres étaient généralement à peine des peuples mais durant ces grandes festivités ils s’acceptaient mutuellement comme des peuples provisoirement jusqu’à ce que tout le monde se brouille et que chaque groupe pour qui les autres étaient moins un peuple finisse par tuer certains de ces autres gens qui n’étaient plus trop des peuples quand la situation a dégénéré puis vint ce qu’on appelle une guerre c’est-à-dire qu’un conseil s’est tenu voyez-vous au début les gens ne faisait que s’entretuer il n’était question que de meurtres mais une guerre est une forme institutionnelle menée uniquement par les ethnies et les nations mettons les gens ne font que s’entretuer les guerres sont formelles il faut se réunir en conseil et faire des préparatifs et tout s’effectue d’une manière différente ils ont donc tenu ce conseil et warner qui était présent à ce conseil a écouté les discussions du début à la fin et ils ont pesé les pour et les contre d’organiser une grande réunion où tous les peuples qui mutuellement se considéraient à peine comme des peuples se rassembleraient et régleraient cela par une bataille en bonne et due forme une fois pour toutes pour en quelque sorte régler cela afin que tous les meurtres qui allaient prendre place prenne place en une seule fois c’est-à-dire au lieu de tueries et de meurtres aléatoires ils allaient mener une guerre officielle qui serait une guerre pour en finir avec toutes les guerres et lorsque warner les a entendus dire cela il y a entendu un écho de quelque chose qu’il avait déjà entendu voyez-vous nous étions vers 1930 et 1917 n’était pas si loin et ça l’a rendu nerveux il était assis sur un rondin de bois parmi des aborigènes australiens et il écoutait des hommes raisonnables parler dans une langue qui n’était pas la sienne et lorsqu’il a traduit ce qu’il entendait dans sa propre langue il a entendu ce sera une guerre pour en finir avec toutes les guerres une bataille pour en finir avec toutes les batailles un combat pour en finir avec tous les combats et l’homme qui était son ami et qui était un aborigène lui a dit qu’il n’aimait pas ce plan il lui a dit «je n’aime pas ce plan» il lui a dit «je n’aime pas ce plan» et warner a rétorqué «tu n’aimes pas ce plan? pourquoi tu ne l’aimes pas?» voyez-vous l’anthropologue se rend là-bas et son ami lui dit «j’ai déjà entendu ce plan» «je l’ai déjà entendu» dit-il «une quantité de fois» «au début une poignée de personnes s’entretuent» dit-il «quelqu’un tue quelqu’un d’autre et c’est mal parce que les proches de l’autre personne tuent la première personne ou plusieurs de ses proches ou de ses amis et c’est mal peu de gens se font tuer» dit-il «ensuite ils tiennent un conseil pour mettre fin à ces meurtres et tout le monde se rassemble et ils tuent des tas de gens et rien ne s’arrête de mémoire j’ai déjà vu ça se produire quatre ou cinq fois» «je n’ai pas l’impression que c’est en tuant plus de gens que nous cesserons de tuer des gens» dit-il or ce discours entre warner et son ami est sur la marge la frontière si vous préférez qui sépare des peuples en deux endroits différents nous sommes sur une sorte de frontière et cette conversation se déroule entre des frontaliers qui se trouvent sur les confins séparant un pays un peuple et un autre je veux dire warner est un anthropologue et il a quitté les siens pour vivre auprès d’un autre peuple pour voir comment il vivait et son ami l’australien dont je ne me souviens plus du nom parce que je ne parle pas la langue australienne et qu’il est difficile de se souvenir d’un nom dans une langue qu’on ne parle pas son ami est lui aussi une sorte d’anthropologue ou de voyageur parce que voyez-vous il a vécu une partie de sa vie auprès d’autres gens qui vivaient assez loin de son propre peuple il les a suivis pour une raison dont je ne me souviens plus alors qu’il était relativement jeune et il a vécu un certain temps avec eux et ils ont appris à l’apprécier et il a appris à les apprécier et il a fini par s’habituer à leur manière de vivre et de parler et ils souhaitaient lui donner une femme parce qu’ils l’appréciaient et le considéraient comme l’un des leurs et désormais il était de retour dans son propre peuple après avoir vécu à l’étranger et je ne pense pas qu’il l’avait oublié et il était en mesure de parler à warner dans la langue de warner me semble-t-il et cet homme cultivé assis au conseil de son propre peuple aux côtés d’un étranger dit à l’étranger qui est son ami «j’ai déjà entendu ce plan par le passé une quantité de fois je n’ai pas l’impression que c’est en tuant beaucoup de gens que nous cesserons de tuer des gens» or il me semble qu’il s’agit totalement d’un discours sur la marge et c’est là que la marge peut s’avérer nécessaire parce qu’elle est très proche de la trahison cette traduction faite à un étranger cet homme venu de l’extérieur qui rendait visite à ce peuple or je sais qu’il a été adopté warner était une personne adoptée comme cela se passe généralement si vous venez de l’extérieur pour rendre visite au peuple et qu’ils vous autorisent à rester en réalité ils vous adopteront et vous deviendrez le membre d’un clan et devenez vous aussi un peuple pour ainsi dire bien sûr vous pouvez étendre cette habitude à tous les peuples de toutes les destinations que vous pourriez supposément atteindre et tout le monde serait un membre de votre famille mais la limite de la distance est importante et le fait es t que pour qu’un tel discours soit possible vous avez besoin d’un acte de traduction le fait est que pour que ces deux personnes puissent se parler vous avez besoin d'une forme ou d'une autre de traduction et traduction est un mot très usité beaucoup de gens parlent de traduction «j’ai traduit homère» «j’ai traduit un courrier d’affaires» vous savez j’ai été traducteur pendant des années j’étais le directeur scientifique d’une importante compagnie d’édition spécialisée dans la traduction de contenus scientifiques et techniques et au début de ma carrière j’ai traduit toutes sortes de choses des annulations de mariage en italien l’histoire d’une compagnie de maroquinerie les transactions d’une boulangerie américaine qui tentait d’acheter des œufs de pâques fourrés au chocolat à un confiseur allemand qui les leur expédiait dans de grandes coquilles remplies de chocolat et les courriers allaient et venaient entre les deux compagnies et ils étaient plutôt singuliers parce que les lettres envoyées par les américains devaient avoir un ton assez hargneux bien que je ne les aie jamais lues mais il semble qu’elles exprimaient toutes la demande expresse que tous les œufs de pâques fassent exactement la même taille et le même poids et ils ne comprenaient pas le sens des lettres en allemand qui leur parvenaient et ils m’ont demandé qu’est-ce qu’ils racontent? et j’ai répondu eh bien ils racontent que les œufs de pâques ne peuvent pas faire la même taille et le même poids et ils m’ont dit «pourquoi?» et je leur ai répondu «parce que les œufs proviennent d’une usine de lait de poule des environs qui leur a expliqué que la taille des œufs est due aux coqs suédois qui leur fournissent leurs œufs via les poules et qu’il est impossible de garantir que tous les œufs feront la même taille et le même poids car tous n’ont pas la même contenance ou le même volume ‹les poules sont défectueuses nous comprenons› à présent on vous pose une nouvelle question à savoir ‹que dit le reste de la lettre?› » «eh bien le reste de la lettre parle d’autre chose leur avez-vous vraiment demandé de faire en sorte que tous les œufs puissent tenir debout?» apparemment ils voulaient que chaque œuf puisse tenir debout sur sa face plane à la verticale pour qu’elle les vende plus facilement cette boulangerie industrielle et les allemands avaient répondu et je n’ai pas vraiment su traduire la réponse avec exactitude parce que l’allemand disait «eier werden hingelegt und stehen nicht auf» ce qui revient à dire que «les œufs sont posés (par terre) et ne tiennent pas debout» ce qui ne restitue pas exactement tout le sens de l’allemand mais d’une manière ou d’une autre l’allemand et l’anglais sont légèrement différents et il est difficile de se rendre précisément d’un endroit à l’autre et je leur ai plus ou moins dit cela et j’ai attendu de voir ce qu’ils allaient répondre cependant tout cela devait être signalé par courrier vous comprenez je veux dire que je n’ai pas parlé à ce type j’ai écrit une lettre et cette situation était quelque peu invraisemblable tandis que je me trouvais au milieu en tant que traducteur et j’ai ressenti ce que devaient très souvent ressentir les gens pris entre les arabes et les espagnols dans la région de tolède qui tentaient d’expliquer à l’un ce que l’autre voulait dire et inversement et c’était très compliqué quand l’un disait ceci et que vous tentiez de le traduire dans ce que l’autre voulait dire et il y avait un grave problème car au bout du compte on ne sait pas vraiment si le rôle d’un traducteur est de convertir une langue dans une autre ou s’il est en réalité un instructeur pour ces deux personnes et nous sommes face à une relation très tortueuse je veux dire que je l’évoque sous la forme d’une anecdote mais ce n’est pas la seule façon je veux dire que vous pourriez imaginer une langue soyons théoriques vous pourriez imaginer une langue comme étant un réceptacle d’énoncés je veux dire qu’il s’agit d’une notion vous pouvez imaginer qu’une langue est une forme d’ordre supérieur une enveloppe dotée pour ainsi dire d’une capacité formelle supérieure à celle des énoncés qui la composent imaginons donc une langue et vous avez cette langue et une langue possède une forme elle a une structure qui relève d’un certain ordre d’une certaine forme et je ne parle pas du genre de forme que les gens lui imposent dans les lycées mais je parle de ce que vous pourriez appeler la forme de la langue ainsi cette langue a une forme pour le moment disons qu’elle a la forme d’une ellipse si elle a la forme d’une ellipse c’est une forme en deux dimensions supposons alors que tous les énoncés que l’on peut former en son sein ne soient que unidimensionnels et qu’ils s’avèrent être des lignes des lignes droites d’accord? donc chaque phrase en langue elliptique doit absolument être une ligne droite vous pouvez imaginer cela maintenant vous pouvez imaginer qu’une autre langue cohabite à côté d’elle qui n’est pas si différente de cette langue excepté le fait qu’elle n’a malheureusement pas la forme d’une ellipse elle a la forme d’un hexagone la forme de cette langue est hexagonale or étant donné qu’elle a différents champs lexicaux différents vocabulaires différents systèmes verbaux vous pouvez imaginer que la différence entre ces deux langues peut être comparée à la différence de forme entre un hexagone et une ellipse et il se trouve que les énoncés en langue hexagonale doivent absolument être des lignes courbes toutes les phrases de la langue hexagonale sont de courtes lignes courbes et toutes les phrases de la langue elliptique sont de courtes lignes droites comment traduisez-vous? comment traduisez-vous une phrase de la langue elliptique en une phrase de la langue hexagonale ne désespérez pas ce n’est pas impossible imaginez une situation simple un discours en langue elliptique vous avez l’ellipse et à l’intérieur de l’ellipse vous avez ce discours constitué de trois phrases c’est-à-dire trois lignes droites et comme il s’agit d’une situation par accident un accident heureux elles se croisent et forment un triangle un triangle qui s’avère être contenu dans l’ellipse il n’est pas inscrit dans l’ellipse mais flotte quelque part à l’intérieur de l’ellipse et à présent dans l’hexagone quelqu’un a dit à un homme hexagonal vous lui dites «traducteur traduisez ce que cet homme a dit en langue elliptique l’homme qui a dit ce triangle» et vous êtes le traducteur et vous répondez «vous n’allez peut-être pas vraiment me croire» et il vous faut rapidement élaborer une théorie sur ce qui constitue une véritable traduction alors vous dites «eh bien un triangle? est-ce un triangle isocèle?» dans notre cas il s’agit d’un triangle équilatéral ses trois côtés ont la même longueur et les lignes se rejoignent pour créer une forme convexe fermée c’est une forme convexe fermée avec trois côtés égaux et ce que vous faites c’est mesurer des lignes de même longueur qui se rejoignent à des angles équivalents au sein de l’hexagone seulement ces longueurs de lignes sont mesurées selon des trajectoires sujettes à un certain principe de courbure adéquat comme elles le seraient si l’aire à l’intérieur de l’hexagone était imaginée comme la section de la surface d’une sphère d’un certain volume alors vous dites «voilà ce que je vais faire je vais faire de ce triangle équilatéral ordinaire en langue elliptique un triangle équilatéral sphérique en langue hexagonale» avec ce que vous pouvez appeler avec un peu de chance le principe de déformation adéquat et c’est votre traduction vous dites à présent «attendez une seconde» ce que vous avez dit est vrai c’est une véritable traduction en un sens c’est une traduction ligne pour ligne vous avez pris une ligne droite d’une certaine longueur et vous en avez fait une ligne courbe de la même longueur et vous avez arrangé les lignes à des angles plus ou moins équivalents dans la mesure où vous pouvez considérer les angles entre des lignes courbes comme équivalents aux angles entre les lignes droites et de plus vous avez arrangé l’ensemble des lignes de la même façon afin d’obtenir un triangle parlé similaire et avec un peu de chance vous l’avez situé mais je n’ai pas dit ça avec un peu de chance vous l’avez situé de sorte qu’il s’insère d’une manière relativement similaire à sa position dans son réceptacle linguistique il se trouve que je n’ai pas dit cela parce que je ne sais pas exactement comment vous feriez cela je veux dire en supposant que ces langues réservoirs soient larges et que ces paroles triangles flottent à l’intérieur comment décideriez-vous de l’endroit où les disposer je n’ai pas supposé que vous dessineriez une paire d’axes à travers l’ellipse et l’hexagone et que vous détermineriez les bonnes distances entre ces triangles et leurs parois parce qu’une telle chose serait très ardue un traducteur indique-t-il la forme de telle langue et de telle autre lorsqu’il traduit de l’une à l’autre? ou vais-je à présent identifier le centre de l’autre langue et déterminer à quel point le centre de l’autre langue était excentré du discours? puis trouver le centre de cette langue et déplacer le discours en conséquence? il ne fait pas cela donc en vérité nous avons des soucis pour ainsi dire il y a au moins quelques soucis un autre souci est que le principe de coïncidence ne s’applique qu’à la forme interne en d’autres termes nous imaginons que si nous prenons le triangle et le soumettons au principe donné de courbure et de déformation qui est peut-être approprié à tous les énoncés mettons à l’intérieur de la langue hexagonale ou approprié à une certaine classe d’entre eux les triangles parlés seraient équivalents mais nous n’avons pas pris en compte un autre problème un malheureux problème à savoir que l’hexagone a une configuration très différente d’une ellipse en termes de symétrie pour ainsi dire l’ellipse a une certaine forme de bidirectionnalité il y a deux axes distincts qui vous fourniraient deux manières très différentes de scinder la figure en deux tandis que l’hexagone a une sorte de symétrie radiale de sorte que les différences entre ces deux langues sont très importantes et cela pourrait poser un vrai problème si mettons l’importance d’un groupe d’énoncés dans une langue était non seulement une conséquence de leur relation mutuelle mais aussi une conséquence de leur relation aux parois de leur réceptacle qui sont les limites de leur langue dans ce cas vous devrez peut-être élaborer une nouvelle théorie de la traduction afin de préserver les distances entre les énoncés et le périmètre de la langue ou peut-être la zone entre les paroles et les limites de la langue ce formalisme des figures parait à présent très abstrait c’est vrai mais il s’agit vraiment d’un problème simple si vous avez une ellipse et un triangle à l’intérieur de la zone de l’ellipse restante après la soustraction de la zone du triangle c’est peut-être l’aspect le plus important du discours triangulaire ou peut-être vu qu’une telle chose est impossible à concevoir avec exactitude l’intuition et le sens commun d’un natif seront peut-être nécessaires pour déterminer le degré d’exiguïté ou d’ouverture de l’espace compris entre les côtés du triangle et votre image du périmètre de l’ellipse mettons et votre conception de la coïncidence ne pourra plus reposer sur une seule conception de la coïncidence approximative des deux triangles contenus ou de leur superposabilité mais sur une conception de l’équivalence approximative des zones situées entre ces triangles et leur réceptacles linguistiques il est très possible que là réside le problème alors vous devrez trouver une manière totalement différente de traduire et la traduction normale ligne pour ligne sera dans la mouise et vous dites «ce type de traduction sera-t-il adéquat?» la question de l’adéquation sera soulevée ce sera une question d’adéquation et non d’«exactitude» ou de «vérité» mettons et la réponse dépendra de la raison pour laquelle vous en avez besoin parce que c’est une question d’adéquation vis-à-vis d’une intention ou d’un but je veux dire que voulez-vous faire? le locuteur d’une langue suit un but ou du moins est impliqué dans un rôle ou un autre ce qu’on a tendance à oublier lorsqu’on étudie la linguistique ce dont je me souviens parce que j’ai étudié la linguistique mon travail de recherche portait sur la linguistique et je me rends compte que plus on étudie la linguistique ou plus on est habitué à étudier la linguistique plus on a tendance à oublier que l’une des fonctions du langage est de discourir de produire d’une manière ou d’une autre des énoncés qui s’adressent aux êtres humains je veux dire qu’on oublie cela tout le temps c’est la chose la plus facile au monde à oublier parce que vous pouvez être ébloui par la grammaire qui est un système génial dont le génie n’a été découvert que récemment tout comme jadis au XIXe siècle on était ébloui par l’étymologie vous connaissez la carrière de l’hypothèse indo-européenne et maintenant vous êtes ébloui par la grammaire profonde et ses transformations en grammaires de surface mais vous ne savez toujours pas comment transposer les énoncés d’une personne sur ceux d’une autre et vous êtes confronté au problème de la conformabilité et vous devez parler de choses telles que la coïncidence ou les degrés de coïncidence et si vous parlez de traduction et de la compréhension du discours de n’importe qui voire même de n’importe quel discours cela peut vous obliger à parler de traduction cela vous mènera aux concepts de coïncidence et de degrés de coïncidence la coïncidence de deux énoncés dans la même langue le degré à partir duquel ils «disent la même chose» ou de deux énoncés dans des langues différentes et il se peut que par principe il n'arrive jamais que deux énoncés «disent la même chose» s’ils sont disposés bord à bord dans le même espace au même moment et c’est un problème mais il n’est pas insurmontable même si c’en est un parce que le degré de coïncidence que vous obtenez peut largement suffire à servir l’objet d’un locuteur ou d’un groupe de locuteurs à un moment précis pour servir l’objet de leur situation discursive pour laquelle ils sont enclins à abandonner quelque chose parce que vous abandonnez toujours quelque chose je vais abandonner quelque chose à un certain prix je vais vous raconter une histoire qui m’est arrivée il y a quelques jours à philadelphie parce qu’il s’agissait d’un problème d’explication chose très proche de la traduction j’étais à philadelphie et j’ai entamé une conversation avec un chauffeur de taxi et pour des raisons qui m’échappent totalement il s’est soudainement mis à parler et m’a raconté une bonne partie de sa vie ou de l’image qu’il se faisait de sa vie et cette histoire n’était pas inintéressante j’ai oublié pourquoi d’une manière ou d’une autre nous nous sommes mis à parler de l’inflation voilà pourquoi nous parlions de l’inflation pour une raison ou une autre je pense que nixon n’avait pas remis les bandes ce jour-là et comme nixon n’avait pas remis les bandes ce jour-là nous avons du coup abordé l’inflation c’est-à-dire j’ai proposé une théorie de l’inflation une théorie nixonienne de l’inflation je veux dire que cette inflation était particulière à cause de la récente et brutale hausse des prix des produits de première nécessité les produits alimentaires en particulier et je crois que j’ai suggéré que nixon faisait volontairement monter les prix alimentaires pour arrêter l’inflation vous savez comme une sorte d’approche destinée à résoudre les problèmes économiques de l’amérique en prenant l’argent aux pauvres au lieu de simplement leur donner du travail autrement dit ce qui se passerait c’est que les prix alimentaires grimperaient progressivement jusqu’à ce que les plus bas salaires doivent progressivement dépenser 50 à 60 % de leurs revenus en nourriture ce qui redistribuerait efficacement les ressources de telle sorte que ces catégories de consommateurs seraient mises au ban du marché car si elles dépensaient 60 à 70 % de leurs revenus en produits alimentaires produits dont elles peuvent difficilement se passer et il y a bien plus de pauvres que de riches il y a beaucoup plus de gens qui gagnent moins de dix mille dollars par an que de gens qui gagnent plus ceci est un axiome le fait qu’il y ait beaucoup plus de gens gagnant moins de dix mille dollars par an que de gens gagnant plus car les gens qui gagnent moins de dix mille dollars par an atteindront bien plus rapidement le seuil où ils dépenseront 60 à 70% de leur argent en produits alimentaires bie n plus vite que les gens qui gagnent vingt ou trente mille dollars par an et si une telle politique était conduite c’est ce que je lui ai proposé parce que je voulais savoir ce qu’il en dirait s’il y a une politique vous pouvez imaginer qu’il y a un cerveau derrière et qu’il a un nom bien que le nom importe peu car c’est un cerveau et il travaille et son intention est de la mettre en œuvre si telle était son intention il nommerait un responsable du département de l’agriculture qui s’assurerait que les prix alimentaires augmentent puis à mesure que les prix alimentaires augmenteraient les gens les plus touchés parce que les prix alimentaires sont bas dans la mesure où le prix d’un repas est bas proportionnellement à un revenu annuel mais vous mangez beaucoup de repas dans une année et il y a une limite au nombre de repas qu’on peut sauter vous atteindriez progressivement un point où le steak passerait à trente dollars le kilo ou la viande à hamburger à quinze dollars le kilo alors que des familles de quatre personnes avec mettons deux enfants et un mari qui gagne 8000 dollars par an et une femme qui doit rester à la maison pour s’occuper des enfants dépensent plus de 50% de leur argent en nourriture on peut imaginer cela et on dirait alors qu’ils n’ont pas les moyens d’acheter un nouveau grille-pain d’accord? non seulement ils ne peuvent pas se payer le nouveau grille-pain mais vous qui êtes derrière cette politique pouvez ainsi contrôler le segment de l’économie que vous ne pouvez contrôler par la loi et la convention dans une économie capitaliste j’ai dit que si une telle chose existait si quelqu’un était disposé à la créer cela constituerait une forme excessivement intéressante et cruelle de redistribution de la situation «quoi qu’il en soit j’ignore si c’est vrai de toute façon qu’en pensez-vous?» ai-je demandé au chauffeur de taxi vu qu’il m’avait très longuement parlé de toutes sortes d’autres choses il a dit «eh bien» «eh bien» m’a-t-il dit «les choses ne vont pas si mal» a-t-il dit «elles ne vont pas si mal vous pensez que ça va mal en ce moment» a-t-il dit «elles ne vont pas si mal elles ne vont pas mal du tout» a-t-il dit «je me souviens des années trente» a-t-il dit «écoutez» a-t-il dit «de nos jours quel est le problème? ça vous prend une journée de votre semaine pour gagner de quoi survivre ça vous en prend donc deux ça vous prend donc trois jours de votre semaine mais au moins vous avez de l’argent en poche» a-t-il dit «de l’argent des poches» ai-je répondu «dans les années trente a-t-il dit vous aviez les poches vides» et il y avait une part de vérité dans ce qu’il disait il a dit «écoutez à l’époque de la dépression j’avais une petite fille vous n’étiez pas encore né elle est née en 1933 et elle devait avoir quatre ans et elle jouait avec d’autres petits enfants sur le terrain de jeux et je les regardais assis sur un banc et un type passait souvent près du terrain de jeux avec un petit chariot à glaces un petit chariot décoré de clochettes qui tintaient quand on le poussait et ma petite fille est venue me demander ‹papa je peux avoir une glace?› à l’époque une glace coûtait cinq cents» pendant cette dépression les prix alimentaires était bas «et j’ai dit ‹bien sûr ma chérie mais pas maintenant tu devras attendre qu’on soit à la maison› et j’ai pris ma petite fille par la main et nous avons quitté le terrain de jeux et une fois partis je lui ai dit ‹écoute mon cœur tu sais pourquoi je t’ai dit que tu ne pouvais pas avoir de glace tout de suite?› et elle a fait non de la tête et je lui ai dit ‹parce que ton papa n’a qu’une seule pièce de cinq cents dans sa poche et parce que tu jouais avec tous tes jeunes amis et ça n’aurait pas été gentil de t’offrir une glace sans en offrir à eux aussi et je n’avais pas d’argent et ton papa aurait été gêné alors attends que nous soyons rentrés à la maison et tu auras ta glace›» il a dit «c’était comme ça à l’époque aujourd’hui c’est différent» «aujourd’hui» a-t-il dit «tout le monde a de l’argent moi je n’en ai pas mais tout le monde en a mes enfants ont de l’argent tellement d’argent» m’a-t-il dit «ils m’ont offert des vacances en israël» je lui ai dit «cela me semble une destination dangereuse» il a dit «eh bien dangereux» a-t-il dit «vous savez ils m’ont demandé ‹qu’est-ce que tu veux tu veux passer des vacances dans les îles? nous t’enverrons où tu voudras tu veux aller à miami? tu peux partir où tu veux› j’ai été dans les îles j’ai été à miami j’irai en israël alors je suis allé en israël» j’ai demandé «vous y êtes resté longtemps? avez-vous pu bien observer? comment était-ce? il a dit «j’ai bien visité le pays j’ai tout vu j’y suis resté cinq jours c’était l’un de ces voyages organisés où vous allez à athènes et à rome puis en israël» j’ai dit «c’est fantastique êtes-vous resté au même endroit pendant les cinq jours?» il a dit «non nous sommes allés partout c’est un endroit très intéressant mais c’est si cher que vous pouvez à peine respirer c’est incroyable» dit-il «vous ne le croirez pas vous êtes en israël et j’ai commandé un repas qui m’a coûté vingt-sept dollars c’était le prix d’un repas et le serveur m’a dit «vingt-sept dollars» et je lui ai dit «écoutez je vous en donnerais volontiers cent si vous me menaciez avec un pistolet mais est-ce que c’est un repas ou un hold-up?» mais le serveur me dit «allez vous êtes américain tous les américains ont de l’argent» que pouvais-je répondre à ça «mes enfants m’ont offert u n voyage en israël pour mon anniversaire je n’ai pas d’argent» alors j’ai réglé les vingt-sept dollars et j’ai dit merci parce que c’est vrai qu’est-ce que je ferais ici si je n’avais pas d’argent? tous les américains ont de l’argent cela dit j’ai pu voir beaucoup de choses je suis allé partout je suis même allé voir le mur des lamentations» a-t-il dit «c'était un endroit très intéressant le mur des lamentations je suis allé au mur des lamentations et j'ai même visité une mosquée» a-t-il dit «au mur des lamentations ma femme a pris cet appareil pour prendre une photo du mur et» a-t-il dit «soudain voyez-vous tous ces vieillards barbus avec de longues mèches bouclées de chaque côté du visage se sont précipités vers elle et je me suis tout de suite emparé de l’appareil et j’ai fais un pas devant elle je lui ai dit «donne-le moi» voyez-vous et les vieillards se sont approchés et j’ai levé la main en disant ‹stop› » et je dois traduire à présent parce que tout à coup il s’est mis à parler yiddish et il leur a dit il s’agit de la traduction anglaise «ce n’est pas sa faute c’est la mienne ce n’est qu’une lavette ce n’est qu’une juive réformée je suis juif orthodoxe et elle ne sait pas ce qu’elle fait» et j’ai dit «comment? est-ce que votre femme comprend le yiddish?» il a dit «oui bien sûr» et je me suis dit «attends un peu comment l’a-t-il appelée?» j’aurais pu jurer avoir entendu «ce n’est pas sa faute c’est la mienne elle n’est qu’une lavette» et j’ai dit «attendez une seconde» à présent je vais reprendre ce qu’il a dit je ne parle pas très bien yiddish et je crains que cela ressemblera plus à de l’allemand mais essayons le yiddish que je ne comprends pas très bien il a dit et j’essaye de me rappeler la manière dont il l’a dit «siz nit ibr die shuld siz mir die shuld ziz nur a shmatta» «ce n’est pas sa culpabilité c’est ma culpabilité elle n’est qu’une…» ceux d’entre vous qui connaissent le yiddish remarqueront que je répète une phrase qu’il a dite en l’imitant en yiddish ou mon imitation du yiddish en respectant ses mots et l’ordre de ses mots avec mon accent plus ou moins allemand mais lorsque j’ai traduit j’ai dit «elle n’est qu’une lavette» et vous savez que le mot «shmatta» ne signifie pas «lavette» il signifie simplement «chiffon» or pourquoi ai-je dit elle n’est qu’une lavette alors qu’il a dit elle n’est qu’un chiffon eh bien lorsqu’en anglais vous dites que vous pouvez marcher sur quelqu’un vous dites qu’il n’est qu’une lavette si vous disiez de quelqu’un qu’il n’est qu’un chiffon et c’est ce qu’il a dit cela n’aurait aucun sens «ce n’est pas sa faute c’est ma faute elle n’est qu’un chiffon» d’une façon ou d’une autre cela semble incorrect n’est-ce pas? eh bien la raison pour laquelle cela semble incorrect est que le mot «chiffon» «rag» en anglais ne véhicule pas cette forte connotation de passivité d'incapacité parce que «rag» en anglais suggère davantage le type de déchirure de morcellement et d’usure qui l’a conduit à sa condition actuelle je veux dire que vous êtes plus à même de songer à son mauvais état toutes les autres choses se valant qu’à son absence totale de rigidité vous ne songez pas immédiatement à un objet gisant sur le sol et sur lequel on marche mais d’une certaine manière vous voyez une lavette comme quelque chose pouvant être essoré sans présenter de résistance or si l’anglais a pour propriété d’être une langue dont la forme est telle qu’une lavette est quelque chose sur lequel vous pouvez librement exercer votre volonté «marcher dessus» pour ainsi dire et le yiddish une langue dont la forme fait du chiffon un objet que vous pouvez tordre à volonté puis par le biais d’une erreur de traduction dans un sens un chiffon transformé en lavette j’ai été capable de traduire correctement un aspect important de ce qu’il a dit et tout cela est très facile et très naturel je veux dire que tout traducteur ayant rencontré des problèmes de traduction est capable de faire cela et on n’a pas à en faire toute une histoire mais transposons le problème de la traduction à une autre situation dans laquelle il prend plus d’importance dans laquelle nous voulons absolument nous parler et si vous vous souvenez nous nous trouvons à cheval sur les frontières un téléphone sonne et je suis assis avec mon cousin et c’est son voisin au bout du fil nous ne sommes pas chez lui et son interlocuteur dit ta mère a de nouveau perdu la tête nous nous levons sortons et prenons un taxi sa mère est allongée au sol au milieu du salon et il entre et la voit allongée là il s’approche d’elle et lui dit «maman pourquoi tu ne te lèves pas?» elle répond «ohhhh» «nous allons t’aider à aller au lit» dit-il elle lui répond «vas-t-en je vais rester allongée ici par terre» il y a plusieurs possibilités évidemment vous pouvez décider qu’elle a choisi de vivre par terre disons que nous ne traduisons pas cela elle est de l’autre côté de la frontière elle a décidé de vivre par terre laissez-la tranquille enjambez-la vous savez faites ce que vous avez à faire à l’heure du petit-déjeuner si vous êtes en charge du petit-déjeuner faites le café déposez-le par terre vous savez déposez le café par terre pressez du jus apportez-lui un verre de jus occupez-vous de vos affaires le soir elle est toujours allongée par terre vous entrez vous dites «bonjour maman» vous allez dans l’autre pièce vous ne faites pas cela vous savez parce qu’il s’agit égalemen t d’une traduction son choix de vivre par terre était votre décision et durant les six mois qui ont suivi vous avez supposé que toute chose s’effectuerait par terre or il y a un problème si elle ne se lève pas pour aller au petit coin il va y avoir un gros problème par terre vous comprenez et ça n’est pas une blague parce qu’elle est résolument allongée par terre comme si elle avait atteint un point critique elle ne va pas quitter ce sol et vous le savez alors vous avez une alternative elle est allongée par terre parce qu’elle n’est pas bien en d’autres termes elle souffre d’une maladie une maladie mentale et elle a besoin d’aide aide signifie que vous pouvez la porter et l’emmener alors vous dites «nous devons l’emmener à l’hôpital» nous appelons le médecin mon cousin prend le téléphone et dit «docteur ma mère ma mère a fait une nouvelle crise elle est malade» le médecin dit amenez-la immédiatement il comprend sur-le-champ ce que nous voulons dire nous voulons l’acheminer il nous faut donc appeler un taxi au rez-de-chaussée et ramasser sa chair flasque et sans résistance mais non coopérante et traduire son corps hors de la pièce sur la base de notre traduction du sens de sa décision de s’allonger en d’autres termes nous avons décidé qu’elle était malade car elle ne remplissait pas une certaine condition comme saisir la valeur de se tenir debout ou d’aller dans son lit qui est l’endroit où s’allongent les gens qui doivent s’allonger et peut-être avons-nous imaginé dans cette traduction que l’on pouvait faire quelque chose pour l’aider à remplir cette condition lui faire se rendre compte qu’elle pouvait se tenir debout vous savez quelque chose comme prendre de l’aspirine contre un mal de tête et le faire disparaître afin que le désir de rester allongée dans le salon disparaisse je veux dire par là que nous l’emmènerions quelque part où ils la soigneraient ils lui mettraient des électrodes l’attacheraient avec des sangles ou lui administreraient une injection qui provoquerait des sortes de convulsions je veux dire que vous êtes pris de tremblements vous subissez un choc spasmodique et après un certain nombre de traitements salutaires de cet acabit on vous aura effectivement aidé en vous privant d’une certaine quantité de tissus nerveux voyez-vous et en vous persuadant que vous devez vous tenir debout dans le salon ou assis tout au plus et lorsque vous rentrerez chez vous vous cesserez de vous allonger par terre pour probablement encore une année et nous avons attribué un vocabulaire thérapeutique à ce changement d'altitude or l’alternative ou l’une des alternatives était de la laisser par terre en supposant qu’elle eût décidé de vivre par terre et d’attendre le point critique où le département d’hygiène publique soit obligé de s’occuper du salon je veux dire qu’il s’agissait clairement d’une traduction alternative selon laquelle vous auriez une explication différente vous diriez «ma mère a adopté un jugement idiosyncrasique vis-à-vis des fonctions architecturales et considère le salon comme une chambre salle de bains cuisine combinée ma mère a simplement une conception différente du salon et je ne souhaite pas vivre auprès d’elle mais c’est chez elle ici tant qu’elle paye le loyer je déménage dans l’appartement voisin ici c'est son appartement c’est son appartement et c’est sa vie» vous pourriez faire cela si vous traduisez d’une façon vous l’envoyez à l’asile de fous et si vous traduisez de l’autre façon vous quittez l’appartement et ces deux choses sont des traductions qui présentent toutes les deux leurs propres avantages c’est-à-dire qu’elles ont des avantages manifestes pour différentes raisons et ceux-ci ne sont pas compliqués parce qu’ils découlent sur des actes très directs je veux dire qu’il ne faut pas un grand raffinement pour les distinguer le choix est très clair entre l’un et l’autre et il y a même des procédures de validation d’un type relativement évident je veux dire que si vous l’envoyez à l’hôpital vous obtenez la validation grossière mais évidente qu’elle sera susceptible de se tenir droite à son retour parce qu’ils ne la laisseront pas sortir avant qu’elle ne marche en se tenant droite je veux dire vous savez cela parce que c’est déjà arrivé du moins dans d’autres cas et il y aura aussi des conséquences si vous emménagez dans l’appartement voisin et que vous attendez de voir ce qu’il se passe parce qu’au bout d’un moment soit elle se relèvera et reprendra le cours de sa vie soit elle deviendra une telle nuisance publique qu’ils l’emmèneront en qualité de nuisance publique et cela est aussi une hypothèse valide à tout point de vue je veux dire que la traduction sera mise à l’épreuve du temps et chaque traduction aura son prix ok mais ici il y a une distinction nette et précise et les choses ne sont pas toujours aussi nettes et précises j’ai une pléthore de tantes ce n’est pas ma faute c’est la faute de mon grand-père et il y avait une autre tante qui était infirmière et cette infirmière n’avait jamais dit un mot de travers à personne tante sylvia n’a jamais rien dit de méchant à personne de toute sa vie ça ne lui était jamais arrivé je vous l’assure et lorsque quelqu’un s’énervait sur elle «c’est idiot sylvia» elle développait sur-le-champ de grosses marques noires et bleues d’énormes marques noires et bleues une véritable hémorragie de cellules sanguines sous sa peau et c’était vraiment très surprenant les gens avaient l'habitude de marcher sur des œufs en compagnie de sylvia parce qu’ils sentaient qu’à tout moment elle pouvait faire une hémorragie et de plus elle souffrait de la maladie ou des troubles de la dynastie de bourbon parce que lorsqu’elle se mettait à saigner de l’hémophilie ça ne s’arrêtait pas de saigner et il était très difficile de faire cesser les saignements et c’était une existence curieuse je veux dire que c’était une personne assez généreuse dans le sens ordinaire du mot générosité vis-à-vis de toutes les propriétés extérieures et de tous les actes de sa vie elle aidait les gens elle aidait les gens en échange de peu ou pas d’argent elle travaillait souvent comme infirmière pour des gens qui n’avaient pas d’argent à l’occasion et c’était une professionnelle vous savez à certains égards c’était un membre de la communauté très utile elle méritait réellement son salaire lorsqu’elle travaillait et elle ne coûtait rien à personne lorsqu’elle ne travaillait pas et elle contribuait grandement au bien-être des gens pour qui elle travaillait ou simplement aidait mais c’était quelqu’un de très particulier elle était si particulière qu’on aurait très facilement pu dire qu’elle était folle ils auraient pu dire qu’elle était une sorte d’hystérique ils auraient pu dire qu’elle présentait les symptômes corporels d’un trouble mental qu’elle transférait ses problèmes sociaux et psychologiques ses problèmes mentaux dans des signes semblables à des stigmates vous savez à la manière de ces gens qui se croyaient destinés à la sainteté et qui éprouvaient la crucifixion dans le creux de leurs mains ou sur d’autres parties de leur corps mais ma tante n’avait jamais atteint ce seuil critique et les gens n’étaient pas prêts à lui offrir la sainteté ce qui est une sorte de traduction ou un séjour en sanatorium ce qui est une autre traduction mais ils estimaient que sa vie n’était pas en ordre et ils estimaient que sa bonté elle-même était mal dirigée à de nombreux égards que les choses qu’elle faisait étaient exagérées qu’elle ne prenait pas soin d’elle qu’elle ne portait pas suffisamment attention à elle-même et qu’elle était une victime c’était très facilement une victime pour les gens quand les gens lui racontaient une histoire elle la croyait sur-le-champ et quand les gens lui racontaient l’histoire qu’il fallait elle la croyait sur-le-champ elle avait un petit ami qui s’appelait charles il venait la voir toutes les deux semaines puis il disparaissait durant de longues périodes pour effectuer des missions énigmatiques je ne sais pas comment mais pour une raison ou une autre je l’ai croisée une fois alors qu’elle était avec lui et elle m’a dit «charles je te présente charles» et c’était un homme séduisant à la peau très sombre et elle m’a dit «je te présente charles charles est expert en basket-ball» il est conseiller auprès d’entraîneurs de basket-ball et j’ai dit «oh» et elle a dit «oui tu te souviens je t’ai parlé de ses voyages eh bien il conseille des entraineurs de basket-ball en amérique du sud dans toute l’amérique du sud» et j’ai dit «oh et alors quel genre de conseils leur prodigue-t-il?» et elle m’a dit «des tactiques comment élaborer des tactiques de jeu des tactiques américaines complexes pour des équipes de basket-ball sud-américaines» et j’ai dit «eh bien c’est fantastique et grâce à ça il voyage tout le temps?» et elle m’a dit «oui comment le savais-tu?» et j’ai répondu «eh bien ça m’avait l’air probable» puis elle m’a dit «qu’en penses-tu?» et j’ai dit «je pense que c’est un bon job» ce job me paraissait très raisonnable je veux dire cela vous permet de continuer à voyager si vous aimez voyager et elle a dit «oh oui il connait des tactiques très compliquées qu’il m’a montrées avec des flèches et des lignes dans tous les sens et tout ça est vraiment merveilleux» et j’ai dit que je trouvais ça génial et je n’y connaissais rien au basket-ball mais cela paraissait très intéressant et je n'y connaissais pas grand-chose au basket-ball et je ne voulais pas en savoir trop sur le basket-ball à ce moment-là et j’avais l’impression que moins j’en saurais sur le basket-ball mieux je me porterais mais quand ils ont entendu cette histoire tous les autres se sont montrés très cruels avec elle il ne voyage pas en amérique du sud pour le basket-ball lui disaient-ils il te ment et j’ignore comment ils savaient cela parce qu’ils en savaient moins que moi sur le basket-ball et encore moins sur l’amérique du sud mais ils tenaient à lui dire qu’ils en savaient quelque chose et chaque fois qu’ils lui disaient quelque chose de ce genre elle attrapait de grosses marques noires et bleues comme vous auriez pu vous y attendre or au bout d’un certain temps charles a disparu apparemment il a fait un déplacement permanent relatif au basket-ball dans un endroit d’amérique du sud où l’on avait un besoin permanent de conseils et ma tante s’est effondrée ou plus exactement un jour elle est sortie d’un ascenseur à l’hôpital où elle travaillait son talon s’est coincé entre le rebord de l’ascenseur et le sol de l’étage et elle est tombée par terre à part de nouvelles marques noires et bleues il n’y avait aucun signe visible de blessure mais elle ne pouvait pas se relever et ils l’ont emmenée chez les médecins tous les médecins étaient des amis et ils l’ont auscultée et ils n’ont rien pu trouver de grave chez elle mais elle a dit «je vois trouble» et ils lui ont fait faire quelques tests et lui ont dit tu vois clair c’est nerveux c’est tout mais elle a dit «je vois trouble» et elle a dit «j’ai mal» et ils lui ont donné quelque chose et lui ont dit de le prendre mais ils ont dit «ça va se dissiper parce que tu n’as pas réellement mal parce qu’il n’y a rien qui puisse te causer de la douleur» «j’ai des maux de tête» a-t-elle dit et ils ont répondu tu n’as rien qui puisse te causer des maux de tête mais elle a insisté et elle est rentrée chez elle et comme elle insistait elle a touché une pension d’invalidité durant toute la période où elle est restée allongée sur son divan chez elle et elle était incapable de se lever sauf pour descendre faire les courses et revenir et éventuellement faire le ménage dans la maison de temps en temps et elle vivait confinée chez elle passant la journée dans le canapé à regarder ses émissions télévisées favorites jusqu’à ce qu’elle se lève pour aller dans son lit la nuit venue et encaissant les allocations qu’elle recevait pour son invalidité et sonassuranced’infirmière ce qui convenait pour la vie qu’elle menait seulement elle vivait allongée en regardant la télévision et se levait uniquement lorsque des gens lui téléphonaient et à qui elle disait «s’il vous plaît ne m’importunez pas je suis très malade et je dois rester allongée» avant de raccrocher or une chose étrange s’est produite tous les membres de ma famille se sont appelés puis ils m’ont téléphoné un soir et m’ont dit que nous devions faire hospitaliser sylvia j’ai dit «pourquoi voulez-vous la faire hospitaliser?» ils ont dit elle est tout le temps allongée j’ai dit «eh bien oui elle est tout le temps allongée je veux dire vous savez il y a beaucoup de gens qui s’allongent» ils m’ont dit oui mais elle ne veut pas se lever j’ai dit et alors en quoi cela vous dérange-t-il qu’elle ne veuille pas se lever? est-elle mourante? ai-je demandé et ils ont dit non mais elle est très malade est-ce qu’elle descend faire ses courses ai-je demandé oui ont-ils dit est-ce qu’elle regarde la télévision ai-je dit oui ont-ils dit est-ce que ça vous regarde? ai-je rétorqué laissez-la tranquille qu’est-ce que vous croyez qu’elle sera mieux dans un hôpital? ils ont dit qu’ils l’aideraient c’est ce que vous croyez ai-je dit laissez-la tranquille ne l’importunez pas ai-je dit laissez-la sur son canapé elle a assez d’argent pour rester allongée sur son canapé il y a beaucoup de gens qui sans meilleure raison restent allongés sur un yacht dans les caraïbes et que vous ne traiteriez pas de fous tout ce qu’ils font c’est rester allongés sur un yacht sans rien faire d'autre et ils restent allongés sur ce yacht et peut-être font-ils du mal à beaucoup de gens lorsqu’ils décrochent le téléphone elle ne fait de mal à personne et ne vous parle pas au téléphone vous savez vous n’entendrez plus jamais parler d’elle si vous la laissez tranquille sauf si vous passez chez elle pour lui dire bonjour je veux dire ne vous en faites pas elle ne fait de mal à personne elle vit seule elle ne dérange personne non il faut qu’on l’envoie à l’hôpital ont-ils dit j’ai dit que vont-ils lui faire à l’hôpital? ils lui feront des injections et son corps sera pris de convulsions ou ils lui donneront des médicaments ils vont lui faire des choses horribles alors qu’elle ne fait de mal à personne qu’est-ce que vous lui voulez? c’est horrible ont-ils dit tu ne sais pas ce que tu fais en refusant de descendre et parler avec les docteurs pourquoi devrais-je parler aux docteurs? ai-je demandé parce qu’ils t’écouteront m’ont-ils répondu je ne veux pas qu’ils m’écoutent ai-je dit je veux qu’ils la laissent tranquille or je n’allais pas leur traduire je veux dire que ça m’avait effleuré l’esprit j’aurais pu leur traduire quelque chose mais j’ignorais si je devais leur traduire son dialecte corporel ou si cela serait une bonne chose si je traduisais ou à quoi cela servirait je veux dire que j’aurais pu tenter de traduire j’aurais pu supposer qu’elle employait une sorte de dialecte corporel ou un langage corporel et qu’elle disait quelque chose dans cette langue que ce qu’elle faisait ou ne faisait pas formait des sortes d’énoncés dans cette langue et que ce qu’elle faisait ou disait n’était une attaque contre personne bien que sa signification ne soit pas entièrement claire à mes yeux son discours je veux dire en tant que critique d’art j’aurais pu être tenté de dire que je le comprenais que son corps était devenu un terrain sur lequel ce qu’elle pensait et ressentait et ce qui l’épouvantait devenaient manifestes je pouvais imaginer cela je ne suis pas tellement convaincu par cette traduction comme je le dis je vous l’offre sous une forme parlée l’une des raisons pour laquelle je parle au lieu de lire est que je ne veux pas supporter un poids plus important que celui de la parole c’est-à-dire que cela est aussi vrai ou important dans les faits que dans la parole et ça n’est ni plus vrai ni plus lourd si je transpose cela en paragraphes cela ne deviendrait pas plus vrai ou plus important cela aurait l’air plus vrai et ce n’est pas un mensonge que je vous raconte je vous le garantis dans la mesure où je peux vous le garantir je ne mens pas la mesure de ma garantie ne signifie pas qu’elle sera vraie parce que si ce que je dis est vrai ou non dépend de si j’ai raison et je ne peux vous le garantir tout ce que je peux dire c’est que je peux comprendre comment elle a pu convertir son corps en un terrain de représentation comme une sorte de peinture ou de sculpture c’était une sorte d’artiste body art seulement c’était une artiste body art d’une habileté parfaite elle était capable de transformer son corps en une peinture constellée de marques rouges et violacées dans toutes sortes d’endroits qui pouvaient réagir aux plus étonnants des stimuli hétérodoxes et j’ignore si j’approuve cela cette forme d’art qui emploie cette langue ou même ma compréhension de cela et je n’étais pas disposé à leur expliquer à eux mes proches parce que en supposant que je leur aie dit cette tante qui m’a appelé et qu’ils m’aient répondu «tu es fou pourquoi ferait-elle ça?» et je dirais parce que si elle devait vous expliquer avec des mots ce qui la dérange et l’attitude qu’elle adopte face à ce qui la dérange les attitudes exprimées dans sa bouche vous seraient incompréhensibles et peut-être insultantes pour vous et pour elle parce que tout ce qu’elle dirait pour décrire sa vision du monde l’horrifierait et elle n’approuverait aucune de ces attitudes pas plus que les parties de cette image dans sa bouche en refusant de vous les dire elle ne vous fait aucun mal vous n’êtes pas forcés d’écouter ses énoncés je veux dire elle est allongée sur son divan elle ne va même pas dans la rue elle ne court pas dans la rue en enlevant ses vêtements et en montrant ses stigmates je veux dire qu’elle ne va pas dehors en disant regardez mes blessures elle ne dit à personne c’est le monde qui m’a fait ça vous m’avez fait ça elle dit voilà ce qui m’arrive je suis blessée anéantie par un accident parce que c’était un accident si son talon s’est pris dans l’interstice entre l’ascenseur et le palier et qu'elle est tombée alors qu’elle sortait dans le couloir et personne ne l’a remarqué ni vous ni tous ses amis qui étaient médecins et parlaient au nom de la science médicale comment elle a été profondément blessée par cet accident banal survenu dans le cours normal de sa vie je traduis à nouveau je raconte ce que je pense qu’elle veut dire c’est comme glisser sur une peau de banane son talon s’est coincé dans la cage d’ascenseur alors qu’elle allait faire son travail aider d’autres gens plus visiblement blessés parce que lorsqu’elle est tombée il n’y avait pas de blessure visible pas de blessure sérieuse visible rien que quiconque puisse voire particulièrement la science médicale sauf qu’elle avait clairement mal c’est-à-dire elle savait clairement qu’elle avait mal elle avait un problème à la tête elle avait des migraines et elle avait un problème de vue elle voyait trouble malgré tous ses efforts et elle faisait modestement savoir à tout le monde dans un murmure qu’elle était très malade consécutivement à un coup du sort or en supposant que j’aie appelé toutes mes autres tantes elles m’auraient appelé et il aurait été raisonnable qu’en retour je les rappelle toutes pour leur dire cela pour leur faire ce numéro elles organiseraient un nouveau conciliabule et diraient david est malade il travaille trop il est malade les gens ne se comportent pas comme ça or les gens se comportent de toutes sortes de manières que d’autres trouvent répréhensibles et j’étais tenté de faire cela mais je ne pense vraiment pas être capable d’expliquer ma tante je ne peux expliquer ma tante ni à eux ni à vous parce que je ne pense pas que je comprends ma tante et je ne pense pas que vous devriez comprendre ma tante et je crois qu’il est important que vous ne compreniez pas ma tante et donc je devrais vous parler d’une autre chose qui pourrait éclairer votre non-compréhension de ma tante parce que c’est une de mes habitudes j’ai peut-être la mauvaise habitude de parfois croire en les vertus de ne pas comprendre quelque chose ou d’être convaincu que j’ai raison quoique plus souvent qu’à mon tour je me battrai pour ce que je crois être vrai j’ai rencontré un type dans l’avion il y a quelques jours il me semble que je fais beaucoup de rencontres dans les transports en commun je voyage beaucoup ces derniers temps et c’était mon voisin dans l’avion et il portait l’uniforme vert des marines un gosse mince à l’air fragile avec un visage minuscule et des cheveux rasés presque aussi court que les miens et il portait cet uniforme vert à la texture rugueuse mais pas tout l’attirail et ses chaussures de cuir noir et la visière de sa casquette étaient tellement polies et brillantes que vous pouviez vous regarder dedans mais alors qu’il se tenait assis là et regardait surtout devant lui il lustrait encore la visière de sa casquette de temps en temps et j’étais en train de lire mais je ne pouvais pas m’empêcher de remarquer la manière qu’il avait de faire reluire la visière de sa casquette qui ressemblait déjà à un miroir et je n’ai pas pu m’empêcher de lui dire «elle m’a l’air déjà très brillante» il m’a dit «ouais mais ça part très vite» et j’ai convenu que c’était probablement vrai mais que si tel était le cas je ne comprenais pas pourquoi il s’en souciait et il m’a dit qu’on appelait cela le glaçage et qu’il ne se souciait pas de la faire briller c’était juste qu’on risquait de perdre l’habitude il pariait que je pensais que c’était facile alors que ça ne l’était pas certains types y passaient des heures et il fallait avoir le coup de main et il fallait commencer avec une bonne dose de cirage et ensuite tu lui soufflais dessus en quelque sorte et lui donnais les dernières touches délicates voilà pourquoi on appelait cela le glaçage et il m’a montré la dernière étape mais cela marchait uniquement si on passait par tous les efforts préliminaires puis nous avons discuté il revenait d’un camp d’entraînement à pendleton et excepté une permission d’un week-end c’était sa première vraie sortie et il rentrait chez lui quelque part dans la région de worcester et nous sommes restés sans rien dire pendant un moment puis il m’a dit «je parie que vous avez entendu des tonnes de sales histoires sur pendleton sur les mauvais traitements comme quoi ils vous frappent et tout hein? j’imagine qu’on parle beaucoup de ça hein» et j’ai haussé les épaules «ce n’est pas vrai c’était peut-être vrai avant mais plus maintenant notre sergent faisait dans la psychologie vous vous rendez compte que tout le monde doit collaborer parce qu’un seul foirage peut faire du tort à tout le groupe du coup vous apprenez à vous aider les uns les autres au nom du groupe comme par exemple quand quelqu’un n’arrive pas à faire son lit avant une inspection mais qu’il est peut-être meilleur à d’autres choses et vous donnez tous un coup de main et vous le faites pour lui parce qu’au bout du compte c’est mieux pour tout le monde» a-t-il dit «c’est pas si terrible ça fonctionne plutôt bien à la longue» j’ai dit «ça veut dire que personne n’a jamais d’ennuis? vous voulez dire que personne ne pète un plomb ou déconne tellement que plus personne ne veuille l’aider ou déconne tellement à longueur de temps que ceux qui l’aident commencent à en avoir vraiment marre et décident de le lui faire payer» il a dit «ouais on en a eu deux trois comme ça il y avait un type qui se barrait toujours en douce pour aller voir les nanas il y en avait un autre qui était un parfait bon à rien et son paternel était un colonel de la marine et vous savez s’il est arrivé au bout c’est uniquement parce que nous l’avons tous aidé mais au moment de partir il a tellement déconné que l’instructeur en a parlé à son père quand il est venu pour la cérémonie et son paternel l’a étendu d’un seul coup de poing» j’ai dit «oh dites-moi ça fait combien de temps que vous n’êtes pas rentré chez vous?» «ça fait longtemps» a-t-il dit et il m’a regardé «vous êtes enseignant?» il regardait mon livre et j’ai acquiescé de la tête il a dit «dans un college?» j’ai dit «oui» «j’ai passé un peu de temps dans un college» a-t-il dit et il a mentionné le nom d’un college dans le michigan près de kalamazoo je crois «c’est censé être une bonne école elle était bien cotée» a-t-il dit «je sais pas trop j’étais pas fait pour ça» il m’a scruté «qu’est-ce que vous enseignez?» «l’art» ai-je dit «j’ai eu un cours sur l’art des égyptiens au présent c’était exhaustif» est-ce que c’était intéressant? ai-je demandé non a-t-il répondu j’ai aussi eu des cours de lettres a-t-il dit eh bien c’était intéressant? ai-je demandé pas vraiment a-t-il dit qu’avez-vous étudié en lettres ai-je demandé on a fait les chefs-d’œuvre a-t-il répondu on a dû lire tous les chefs-d’œuvre et j’ai dit ce n’est pas une mince affaire et il a dit oui c’était un cours difficile mais j’ai eu mes examens «alors pourquoi avez-vous abandonné?» «ça n’avait aucun sens je n’allais nulle part je me laissais aller j’étais comme perdu» j’ai dit «et alors vous êtes-vous retrouvé?» il a dit «sans blague regardez-moi je n’ai pas toujours ressemblé à ça» alors j’ai dit «à quoi ressembliez vous?» il a montré ses épaules et a dit «je ressemblais à tout le monde mes cheveux descendaient jusque là je fumais de l’herbe et je picolais le week-end je veux dire j’étais pas accro mais il n’y avait pas grand-chose à faire et je passais mon temps à traîner j’allais au cinéma ou au bar alors que je n’aime même pas boire mais cette ville était u n trou à rats avec une grand-rue où il n’y avait que des putes et des macs et des rades et deux cinémas et ils fermaient tôt et si vous étiez malin vous preniez un bus assez tôt pour rentrer au campus parce qu’après minuit ça commençait à chauffer je sais de quoi je parle parce que je m’y suis retrouvé coincé un soir où j’ai raté un bus et je suis allé dans un troquet et quand je suis sorti cette bande de noirs m’ont pourchassé sur vingt blocs jusqu’au dépôt de bus» et il m’a regardé avec un air las et dégoûté «et je déteste cette violence inutile cet endroit était un trou à rats» et nous nous sommes tus à nouveau puis je lui ai demandé «alors qu’est-ce qui vous a fait rejoindre les marines» et il m’a répondu «ma vie n’avait pas de structure elle était complètement branlante et il n’y avait rien pour la faire tenir et lui donner corps et j’ai décidé de faire mon service parce j’allais y trouver de l’ordre» «ok» ai-je dit «mais pourquoi les marines?» «eh bien ils avaient l’air strict a-t-il répondu et ça me semblait la meilleure chose à faire parce que j’avais beaucoup de dettes» or ceci est mon souvenir de notre discussion bien que je ne me souvienne pas exactement des mots qu’il a employés mais c’était comme s’il se voyait comme une sorte d’animal fragile protégé du monde extérieur par une coquille comme un homard simplement il devrait s’emparer de sa chair fragile et la confier à quelqu’un d’autre qui lui présenterait la coquille laquelle n’était pas une simple coquille mais un squelette entièrement articulé qui déterminerait sa façon de vivre et ferait tenir sa vie fragile et l’affermirait et cela ne faisait aucun doute que ça avait fonctionné pour lui ses chaussures étaient cirées il se levait à heures régulières le matin et effectuait une forme de vrai travail et «vous savez quoi» m’a-t-il dit «vous savez pourquoi je rentre chez moi? je veux voir ce qu’ils vont penser de moi» «qui ça? votre famille?» «non» a-t-il dit «mes potes ceux qui sont comme j’étais avant» j’ai dit «vous parlez de ceux qui ont les cheveux longs?» il a dit «oui» j’ai dit «eh bien que pensez-vous qu’ils vont penser?» «ils vont trouver que j’ai l’air bizarre» j’ai dit «j’ignore s’ils trouveront que vous avez l’air bizarre mais que ferez-vous si vous leur paraissez étrange qu’est-ce que vous allez leur dire?» il a dit «je ne leur dirai pas rien je leur demanderai si j’ai l’air bizarre» j’ai dit «mais s’ils restent évasifs je veux dire c’étaient vos amis quelque part et s’ils ne vous disent rien pour ne pas vous blesser?» et il a dit «eh bien je ne sais pas» alors j’ai dit «dites-moi et s’ils ne vous disent pas que vous avez l’air bizarre mais qu’ils vous posent une question sur ce qui va se passer? et s’ils ne vous demandaient rien sur votre apparence s’ils vous interrogeaient sur les conséquences d’un événement horrible qui pourrait arriver?» «vous êtes conscient que vous êtes dans les marines ai-je dit vous en avez pour combien d’années?» «quelques unes» a-t-il répondu «écoutez ai-je dit supposons qu’un événement terrible frappe ce pays imaginons qu’on ait un mauvais gouvernement un gouvernement illégitime qui ne représente pas le peuple» «vous savez ai-je dit supposez qu’un gouvernement antidémocratique prenne le pouvoir vous voyez supposez qu’un chef d’état d’une manière injuste et irréfléchie envoie des troupes là où elles ne devraient pas aller» j’ai dit «supposons que les états-unis décident qu’ils ont un terrible besoin de pétrole et qu’un pays mettons comme l’arabie saoudite pour une raison que nous ignorons décide de ne pas nous vendre son pétrole» j’ai dit «que se passerait-il si ce président je comprends que c’est peu probable mais si le président vous envoyait avec le contingent militaire pour faire en sorte de récupérer le pétrole?» il a dit «j’imagine que je serais obligé d’y aller» j’ai dit «eh bien que se passerait-il si le peuple de ce pays estimait que nous les américains venus pour le pétrole le traitions injustement et qu’il se mettait à résister? c’est-à-dire si ces gens se sentent envahis et mettons s’ils n’ont aucune arme et se tiennent simplement dans la rue en vous huant vous savez et qu’à un moment l’un d’entre eux se mette à vous lancer des cailloux que se passerait-il?» il dit «je ne sais pas je ne voudrais vraiment pas leur tirer dessus je n’aimerais tirer sur personne» et je l’ai cru mais j’ai dit «mais vous êtes engagé dans l’armée et vous avez un fusil c’est le rôle de l’armée d’obéir aux ordres et vous avez un fusil vous tenez un fusil or je ne dis pas qu’on va vous dire de tirer sur quelqu’un je veux dire qu’il se peut que l’officier en charge vous ordonne de tirer en l’air au-dessus de la foule mais supposons que la foule perde la tête et continue à lancer des cailloux et qu’on vous dise d’abattre quelqu’un on vous dit de tirer sur la foule vous m’avez dit que vous détestiez la violence que vous ne vouliez tuer personne» et je le croyais «mais ils vous ordonnent d’ouvrir le feu que se passe-t-il?» et il m’a regardé et a dit «je ne sais pas» et je vais vous dire une chose je suis certain qu’il ne savait pas bien que vous puissiez deviner ou que je puisse deviner ce qu’il ferait en vérité nous ne le savons pas parce que lui-même ne sait pas ce qu’il savait c’était qu’il avait pris la matière grise de son existence grise amorphe et flasque comme une huître mais toujours frémissante palpitante de vie et l’avait remise entre d’autres mains afin qu’elles la déposent dans une sorte de réceptacle pour lui donner une forme à sa place qui la maintiendrait cette chose palpitante et en la déposant dans ce réceptacle et en tenant ce réceptacle qui contenait sa vie ces mains qui la tenaient pouvaient bouger pouvaient être sûres ou hésitantes à tour de rôle stables et instables jusqu’à ce qu’elles soient confrontées à une situation elle-même déstabilisante qui fait trembler les choses et tressaillir ces mains qui ont traduit son existence dans cet endroit leur faisant peut-être lâcher ce réceptacle palpitant ce qui pourrait avoir pour conséquence qu’il tire sur la foule ou qu’il tire sur son officier ou qu’il s’enfuie ou qu’il se contente de demeurer bouche bée à rester là sans rien faire terrible parjure cela peut résulter non pas d’une traduction mais de sa nécessité et de son incapacité à traduire

Published on <o> future <o>, October 4, 2012.

Translation
Jean-François Caro
License
© 1972 David Antin