Pierre Deruisseau

Outer Spaceways Incorporated

Sun RA Arkestra 1955

Sun Ra et son Arkestra, 1955. De gauche à droite: Pat Patrick, Julian Priester, John Thompson, Sun Ra, John Gilmore, Dave Young, Robert Barry, Richard Evans, Jim Herndon. © The Special Collections Research Center, The University of Chicago Library

Dès le début de son histoire discographique, le jazz est marqué d’un fort antagonisme dû à la mise en tension de ses spécificités musicales et de son approche commerciale. Dans sa définition du jazz, Joachim Berendt relève que sa singularisation se joue au sein même des «sonorités et manières de phrasés qui reflètent l’individualité du musicien en train de performer le jazz»1. Cependant, les problèmes rencontrés par les musiciens confrontés à l'industrie du disque, aux canaux de diffusion et à la critique musicale, nous racontent l’histoire d’un compromis, prenant souvent la dimension d’une lutte, celle d'une volonté de déployer sa singularité dans une libre expression contre la pression qui contraint à la filtrer selon les attentes du système lui permettant de s’exprimer.

L’histoire du jazz est ainsi tellement teintée de déformations provenant de l’industrie du disque—afin que la musique se conforme mieux aux attentes de celle-ci et corresponde à un goût harmonique, rythmique et mélodieux différent de celui des musiciens à son origine—que la position que tient Sun Ra au sein de cet antagonisme est particulière et des plus intéressantes à maints égards.


Sun Ra, compositeur, pianiste, chef d’orchestre et claviériste, est souvent retenu pour une œuvre musicale pétrie de «philosophie cosmique». Son côté visionnaire, ses explorations pionnières des claviers électriques et électroniques et la spécificité de sa musique font de lui une figure unique. Trop souvent associé au mouvement free—auquel pourtant il ne se sentait pas appartenir—il a produit une large palette de styles musicaux très contrastés. Si dans les années 1960 ses expérimentations sonores amènent certains à qualifier son expression de «musique ardue d’avant-garde», on trouve pourtant quantités d’œuvres à l’accessibilité évidente, au swing prenant, à la mélodie enivrante. Traversant avec ses claviers cinq décennies de jazz, il a interprété et composé pour pratiquement tous les styles ayant existé, du swing au jazz-funk en passant par le bop et le latin jazz. Mais à chaque étape, sa musique déploie une forte singularité, des arrangements inhabituels, des sonorités inouïes, une tension vers des formes inconnues.

En grand pionnier musical, Sun Ra s’est ainsi exprimé sans compromission avec ce qui pouvait être «attendu» par les auditeurs, mais surtout par les détenteurs des moyens de production et de diffusion de l’époque. Or dans les années 1950-1960, musique avant-gardiste et sonorités «déstabilisantes» signifient difficultés à diffuser sa création. C’est là un premier paradoxe intéressant, car dans l’histoire discographique du jazz, Sun Ra tient pourtant une grande place. Et même au-delà du jazz, toutes communautés et styles confondus, puisqu’il est l'un des musiciens les plus prolifiques du XXe siècle. De son vivant, plus de cent quatre-vingts LP sortent sur divers labels. Et vingt ans après sa mort, on voit toujours quantité de nouveaux disques sortir—concerts, enregistrements de répétitions, mais aussi airs inédits qui attendaient une sortie sur LP.

JASS MUSIC

Quand il apparaît au tournant du XXe siècle, le jazz est la musique d’un peuple sujet à une sévère ségrégation, libéré il y a à peine quelques décennies d’un long esclavage. Si des influences européennes le traversent dans l’usage des instruments, les mélodies populaires et les marches militaires, il tient aussi beaucoup de la «terre d’origine» par son utilisation d’éléments musicaux d’Afrique de l’Ouest. Syncopes, rythmes multiples, recours aux blue notes et à l’improvisation le supportent structurellement. Il est rarement écrit et, bien que répété, n’est jamais joué de la même manière à chaque interprétation. Mais quand, dans les années 1920, la majeure partie du public américain découvre le jazz, l’une des premières formes qu’il entend est le style de Whiteman, un style mélangeant jazz et musique classique, créé par un chef d’orchestre de la communauté blanche, vivant à New York. Travaillant en très grande formation (jusqu’à trente-cinq musiciens), Whiteman développe une forme très écrite et orchestrée, laissant peu de place à l’improvisation, pourtant si typique du jazz. Cette musique de type «variété» connaît alors un succès phénoménal, amenant Whiteman à recevoir le titre de king of jazz par la presse, trois ans à peine après que le premier disque avec la mention jass2 soit enregistré, en 1917. L’Original Dixieland Jass Band, groupe originaire de La Nouvelle-Orléans, détient la paternité de ce premier disque de l’histoire du jazz. Que tous les musiciens de ce band soient blancs eux aussi est significatif.


Au début des années 1910, l’industrie du disque et les chaînes de radio sont, bien évidemment, encore entièrement tenues par des membres de la communauté blanche. Et pour cette dernière, le jazz naissant est alors une musique pratiquement inconnue, puisque ne s’exportant que très peu au-delà des quartiers noirs. Elle ne se rend pas dans les lieux où cette musique est née, dans les bars et bordels de La Nouvelle-Orléans, ni dans les cabarets et clubs de Chicago, où se joue un jazz plus proche de l’expression initiale, beaucoup plus criard, complexe, traversé de vitalité et d’excitation rythmique. Ce public découvre le jazz à la radio, ou par des disques, marché déjà très florissant à l’époque. Dans un premier temps en effet, la clientèle achetant des disques, quel que soit le genre musical, est majoritairement blanche, car plus aisée. Pour qu’une clientèle jazz puisse s’agrandir et s'ouvrir au «grand public», il faut donc que cette musique ne soit plus si facilement cataloguée nigger music.

Lors de cette appropriation du jazz par la communauté blanche, de nombreuses spécificités afro-américaines sont évidemment évincées.

Dans l’imitation, la vulgarisation, l’adaptation par les Blancs de la musique noire, se joue la déformation de cette musique, son filtrage: d’une part l’infléchissement par valorisation de ses éléments constitutifs les plus assimilables (rythmes simples et réguliers, joliesse mélodique par exemple); d’autre part la censure corrélative des éléments moins facilement récupérables (complexités rythmiques, structurelles, violences sonores, etc.) ou indésirables (fonction sociale de la musique noire, références à ses origines raciales et africaines).3


C’est ce jazz à grand succès qui va largement forger le goût et les attentes du grand public non afro-américain pour cette musique. Ce marché du disque jazz lancé et supporté par les radios et la critique musicale, les opportunités d'enregistrer des disques, ainsi que de jouer dans de grands ballrooms, s’ouvrent aux musiciens afro-américains de talent. Mais, afin de vivre de leur musique, d’avoir leurs disques diffusés et d’être engagés dans des salles où parfois les Noirs ne sont pas admis dans le public, de nombreux musiciens afro-américains acceptent d’ajuster leur expression musicale, composant avec les modes et styles promus à coups de publicités et de diffusions médiatiques par l’industrie du disque. Tout musicien s’aventurant hors de ces chemins balisés se voue alors à une carrière difficile. C’est cette voie ardue, hors des goûts et exigences de l’industrie, que Sun Ra choisit. Dans un premier temps, il décide d’adresser sa musique essentiellement à ses pairs, de manière à ce qu’elle ne passe par aucune filtration4. Puis progressivement, à mesure que sa musique rencontre de l’intérêt hors de la communauté afro-américaine et que lui sont données les garanties de sa libre expression5, il s’ouvre et l’adresse finalement à l’humanité entière, tournant dès les années 1970 sur les différents continents.

Cette absence de compromission, Sun Ra en situe l’origine dans le contexte de vie de son enfance. Né à Birmingham, plus grande ville de l’Alabama, État du Sud où la ségrégation était la plus sévère du pays, Sun Ra grandit dans une quasi-absence de contact avec la communauté blanche.

Because of segregation, I have only a vague knowledge of the white world and that knowledge is superficial; because I know more about black than I do white… I know my needs and naturalness… I know my intuition is to be what it is natural for me to be… That is the law of nature everywhere…6


Cet «ajustement» du jazz, Sun Ra le perçoit surtout comme une «dénaturation», au premier sens du terme.

Then something began to happen to Jazz, the Jazz musician was commercialized and packaged and Jazz began to be a product of and from the white world. In many cases, it was supervised at the recording sessions by white A&R men7 particularly during the reign of Bop. Since I was not a product of the white world, I found that I could not fit comfortably in the place they had reserved for the black musician… So I did not compromise and did not lose my naturalness. What I am playing is my natural way of playing…8


catalogue Saturn Records

Couverture du catalogue Saturn Records, 1967. © The Special Collections Research Center, The University of Chicago Library

SUN RA

Pouvoir rester naturel devenant un enjeu capital pour Sun Ra, il lui est nécessaire de prendre en charge les moyens concrets de sa production et de sa diffusion—et ce jusque dans les détails les plus pratiques—, son œuvre ne pouvant être diffusée telle quelle par l’industrie «classique». Se dotant progressivement de différents moyens, son processus de création va se singulariser, lui conférant une place à part au sein de la scène jazz.


Premier élément important, dans chacune des villes où il vit (quittant sa Birmingham natale pour Chicago, puis New York et enfin Philadelphie), il se procure un espace de vie suffisamment grand pour y jouer avec une dizaine de musiciens. Il s’agira d’abord de son propre appartement, puis dès son arrivée à New York fin 1960, il vit dans une même maison avec le noyau dur de son orchestre. Dès lors, ayant toujours ces musiciens à portée de main, une vie en communauté centrée autour de sa musique se constitue, Sun Ra y organisant des répétitions à toute heure du jour et de la nuit. Ne dormant pratiquement jamais, il réveille parfois ses musiciens à quatre heures du matin, l’inspiration, la conjonction astrale ou les dispositions d’esprit de ces moments (un état semi-médiumnique pour lui, l’état de celui qu’on réveille en plein sommeil pour ses musiciens) étant propices au plongeon musical dans l’inconnu.

Sun Ra pensait que certaines de ses œuvres ne seraient comprises qu’un jour plus lointain, il fallait donc pouvoir les enregistrer. Ainsi, un second élément décisif est que, très tôt et constamment, il achète les modèles d’enregistreurs portatifs de pointe9.

Whatever I think people are not going to listen to, I’ve always recorded it. When it’ll take them some time—maybe twenty years, thirty years—to really hear it.10

Quantité de répétitions et de représentations sont ainsi enregistrées, captations à domicile qui se retrouvent ensuite sur vinyles, préfigurant ainsi l’apparition des home studios. De la sorte, Sun Ra évite les coûts élevés de location de studios professionnels.

Dès le milieu des années 1950, un ami de Sun Ra, Alton Abraham, vient aux répétitions et les enregistre, accumulant très vite une grande quantité de bandes. Les trouvant de très bonne qualité, il propose à Sun Ra de sortir ce matériel en albums. Mieux encore, il lui suggère de créer son propre label, permettant ainsi à Sun Ra d’esquiver le parcours de combattant pour diffuser sa musique.


Parvenant à dégager quelques fonds, notamment familiaux, Abraham et Sun Ra fondent ensemble El Saturn Research en 1956 et enregistrent ce label (record company) via la Musicians Union11. C’est ainsi que Sun Ra devient le premier musicien afro-américain à posséder son propre label tout au long de sa carrière12.

Le lieu de vie de son orchestre étant lui-même l’espace de constantes répétitions et enregistrements, il se transforme en laboratoire foisonnant d’expérimentations, dont le label El Saturn sort les productions les plus «avant-gardistes», susceptibles d’avoir du mal à trouver preneur sur d’autres labels. La singularité qu’il se permet d’exprimer dans son œuvre ressort dans les aspects concrets de sa production. De la façon particulière dont il place les micros à la réalisation des pochettes13, la marque de fabrique Sun Ra est apposée tout au long du processus de création.

Ces divers moyens et dispositifs permettent à Sun Ra de soutenir ce paradoxe: composer une des plus grandes discographies du jazz14, faite d’albums défiant les recettes musicales du moment, diffusant une musique totalement libre, far out, au plus proche de son inspiration.

Posséder son propre label lui permet encore une autre singularité: la gestion de sa propre publicité. Car même si un musicien parvient à composer et enregistrer avec une certaine liberté, sa musique est souvent rendue publique avec des mots et des images qui ne sont pas nécessairement les siens15, tronquant souvent son geste créateur16. En s'appropriant sa présentation au monde, la publicité dépossède le musicien d'un certain pouvoir, le transformant en produit.

Avec l’aide d’Alton Abraham, Sun Ra façonne tous les aspects de sa propre publicité: cartes de visite, catalogue du label, lettres promotionnelles pour démarcher les lieux de diffusion et promouvoir ses disques. Pour la première fois, un Afro-Américain peut déterminer à ce point la manière de présenter son œuvre, jusque dans les moindres mots et traits graphiques utilisés. Dans cette chaîne d’éléments lui permettant une liberté d’expression, ne manque plus que la distribution. Sun Ra prend alors en charge cet aspect pour les sorties El Saturn: sans copies promotionnelles pour les revues de critiques et avec très peu de lien avec des distributeurs; un système reposant surtout sur le mail order, la vente de disques sur stand lors des concerts et le dépôt en magasin, laissés aux soins des musiciens eux-mêmes17. Szwed relate ainsi comment Danny Thompson, un des saxophonistes de l’Arkestra, prenait parfois l’avion vers l’Europe ou un autre coin des États-Unis, emportant pour seul bagage quelques caisses de disques. Ayant pris contact avec un représentant d’un magasin, d’un festival ou un distributeur, il les échangeait contre des dollars, sur le tarmac même dans le cas d’un vol national, avant de reprendre un vol inverse.


Conforté par ces divers moyens lui évitant l’habituel parcours et ses concessions obligées, Sun Ra commence alors à utiliser tous les canaux scéniques lui permettant d’exprimer la singularité de sa vision créatrice: costumes, poèmes, danses accompagnant les shows, etc. Il est par exemple l'un des premiers musiciens de jazz à faire costumer son orchestre autrement qu’avec les sobres tuxedos swing, ou le port relâché de chemises bop. Dès la fin des années 1950, son orchestre se voit ainsi habillé de costumes chatoyants, brillants et colorés, évoquant une Afrique mythologique, teintée progressivement d’une esthétique sci-fi tendue vers les temps futurs, ouvrant ainsi la voie aux excentricités costumières des années 1970.

Ces filiations et références, ces choix d’esthétiques sonores, les titres des airs et des albums, les costumes et danses, n’étaient toutefois pas là pour «enrober» sa musique. L'ensemble de ces éléments furent des canaux d’expression parallèles18 pour un même message et une même vision que Sun Ra voulait communiquer, souvent avec humour.


À vrai dire, plus qu'il ne se sentait «musicien», il se considérait comme un poète, un médium, pour qui la musique est un moyen de diffuser ce qu'il avait à exprimer aux habitants de la planète Terre. Cependant, la plupart des critiques de jazz voyaient d’un mauvais œil tout ce «décorum» qui, selon eux, n’avait rien à voir avec la musique. Celle-ci, avec ses intervalles complexes et inhabituels, ses arrangements inattendus dans les airs, ses sonorités exotiques ou futuristes, avait également beaucoup pour leur déplaire. Mais ce qui paracheva cette mise à l’écart, c’est bien évidemment toute l’expression de sa vision spirituelle et musicale, une vision autant liée à l’ancienne Égypte et la quête de l’infini, qu’à l’exploration de l’espace et du futur inconnu.

Cette singularité extériorisée, son mode de production et son type de vie en communauté ont peut-être fait de lui le musicien le plus controversé de l’histoire du jazz. Il devint «à part», une personnalité en rupture avec le contexte et les filiations du moment. Et d’une certaine manière aussi, en rupture avec la communauté des jazzmen.

Dans la culture jazz, les stars musicians d’orchestres ou de bands différents se retrouvent parfois au sein de jam sessions live, formant le temps d’un enregistrement un combo temporaire, ou venant en guest star au sein d’un orchestre les invitant. Sun Ra ne s’est pas inscrit dans cette culture, très rares sont ses apparitions dans ce genre de situations. Les musiciens entraient dans son orchestre et s’il y avait alchimie, il espérait qu'ils y resteraient le plus longtemps possible, se dédiant à leur exploration musicale. Il a souvent exprimé sa déception à propos de musiciens quittant son orchestre pour aller de groupe en groupe. De la même manière, comme il trouvait la vision musicale de nombreux musiciens compromise par leur lien à l’industrie, il s’est peu mêlé à ses pairs.

Musicians really represent the harmony department of the universe. The fact that a lot of musicians compromise and they’re doing other things means that they don’t understand their mission up on planet Earth.19

presse Super Sonic

Communiqué de presse annonçant la sortie de Super-Sonic Jazz, premier album sorti sur Saturn Records en 1957. © The Special Collections Research Center, The University of Chicago Library

UNE MISSION MUSICALE

En 1954, quand il réunit des musiciens autour de lui—un octet qui deviendra son Arkestra—, il leur annonce qu’ils devront être un band différent, un ensemble dédié au Créateur et qu’ils devront peut-être répéter cinq ou dix ans avant toute représentation publique20. Il leur demande de l'aider à préparer «ce qui était à venir» et de plonger avec lui dans l’inconnu musical, à l’image de ce «Kingdom of Not», titre d’un air de 1956.

The music comes from the void, the nothing, the void, in response to the burning need for something else. And that something else is something else/this nothing, this outer nothing is out of nothing, it is the music of the spheres.21

Sun Ra racontait avoir reçu une mission de la part d’êtres venus d’un autre monde, lui demandant, dans une époque où tout semblait pouvoir bientôt s’effondrer, de créer une musique qui prépare les esprits à ce qu’il appelait une alter-destiny. Il fallait élargir sa conscience à une réalité plus vaste, sortir de son terrocentrisme et de son anthropocentrisme, se tendre vers l’inconnu, «this unknown, that they need to know, in order to survive»22.

La musique pouvait aider à cette tâche, par un processus d’«accordement» et de résonance.

The insistent idea is that people will have to change their tune and that tuning should be in tune with the intergalactic outer universe which is everything which is not yet in… And this is the meaning of the Kingdom of not and its phonetic note […] the music of not touches upon the realm of myth of the outer-alter potential.23

Tel un pont sonore au-dessus du vide24, Sun Ra usait de la musique pour sa capacité à nous faire appréhender les potentialités cachées et par là, nous connecter à des mondes inconnus de notre conscience. C’était selon Sun Ra une demande du Créateur.

Ces déploiements de moyens pour garder intacte sa manière naturelle de jouer et réaliser une si imposante discographie provenaient, selon lui, d’une volonté le dépassant. En ce sens, il ne s’agissait pas uniquement de contourner la censure et la promotion déformante de l’industrie.

Sa musique venait remplir plusieurs fonctions, pour l’humanité mais aussi pour le Créateur. Il s'agissait en particulier de venir combler un manque, une carence spirituelle, et de constituer un bouclier de beauté.

You have a lot of commercial folks on this planet who took the music and used it to make money, but now people have heard so much of that music they’ve been sated with sound. But the spirit, it gets very little food I’d say. And the spirit needs something too. It says, «What about me? I need some beautiful music or beautiful poetry.» I think the people on this planet are starving their spiritual selves. See, music is a spiritual language, ‘n’ that’s what I have to offer.25

Ainsi, jouer live cette musique, naturellement et avec sincérité, revenait à nourrir les hommes avec une musique revivifiant leur esprit affamé tout en protégeant la planète de forces qui pourraient vouloir l’anéantir, pour cause de manque de spiritualité. La référence au mythe du déluge, avec son arche emportant une série d’êtres vers un monde renouvelé, traverse en effet l’ensemble de l’œuvre de Sun Ra. Dès les années 1950, le nom qu’il donne à son orchestre est celui d’Arkestra26, un navire-orchestre dont la musique nous permet d'échapper à la destruction planétaire. C’est d’ailleurs le fil rouge du film de fiction Space Is the Place: Sun Ra et son Arkestra, reviennent sur terre à bord d’un vaisseau spatial, apportant un message musical aux Afro-Américains, puis emmenant quelques humains avec eux. Dès les premières paroles du film, Sun Ra explique qu’ils pourraient commencer ensemble une nouvelle vie sur une autre planète, aux meilleures vibrations sonores.

macaron

Macaron retouché à la main. Sun Ra, Chromatic Shadows/The Wind Speaks, Saturn Records, 1978

The music is different here, the vibrations are different—not like planet Earth. Planet Earth sounds of guns, anger and frustration. There was no one to talk to from planet Earth that would understand. We set up a colony of black people here. See what they can do on a planet all of their own with no white people there. They could drink in the beauty of this planet. It would affect their vibrations, for the better of course. Another place in the universe, up under different stars, that would be where the alter-destiny would come in.27

Dans la version sumérienne du mythe du déluge—apparaissant dans l’épopée de Gilgamesh, récit plus ancien qui inspira les hébreux—, on apprend que les dieux voulurent noyer les hommes après les avoir créés, réalisant que leur bruit—la musique de leur mode de vie—était trop dérangeant pour leur sensibilité, les empêchant de se reposer. Sun Ra, prenant toujours l’enseignement des mythes très au sérieux28, en déduisait qu’il fallait constituer un bouclier de beauté afin de dissuader les forces supérieures de se débarrasser d’une telle planète, tant en «désaccord» avec les harmonies de l’univers. Il parlait ainsi de son imposante discographie en tant que discothèque offerte au Créateur.

Dans Space Is the Place, il répond à un journaliste l’interviewant en voiture décapotable lors de leur traversée d’un quartier noir:

— Tell me, Sun Ra, what do you think of those people down here, they seem so depressed?
— The people have no music that is in coordination with their spirits, because of this, they are out of tune with the universe. Since they don’t have money, they don’t have anything.
— Is there a hope for them here?
— Well, if the planet takes hold of an alter-destiny there’s hope for everyone. But otherwise the death sentence upon this planet still stands: everyone must die.

Mais retrouver cette musique naturelle, véritable nourriture pour l’esprit, était une aventure musicale impliquant une longue et astreignante discipline. Il ne s’agissait pas de prendre des narcotiques en petit combo pour faire sortir de soi de nouvelles sonorités et mélodies spontanées. Sun Ra insistait beaucoup sur la paire «précision et discipline». D’où l’importance pour lui de rester en big band.

Avoir su maintenir à travers plusieurs décennies la forme du grand orchestre provenant de l'ère du swing (douze à trente musiciens), est d'ailleurs un tour de force reconnu de Sun Ra. Et cela, bien après que la plupart des big bands se démantelèrent en trio, quatuor ou quintet vers les années 1940-1950 pour des raisons économiques. Il devenait parfois difficile de payer de larges ensembles. De plus, les imprésarios et directeurs de labels extrayaient les stars musicians des orchestres, les faisant signer sur de plus petits combos, détruisant ainsi ce que Sun Ra voyait comme un modèle de discipline, de précision, de générosité et de beauté noires29. Le déclin des orchestres représentait une perte à laquelle Sun Ra ne voulut pas se résigner. Il résista et y parvint puisque plus d'un demi-siècle après la disparition des big bands et vingt ans après sa mort, son Arkestra tourne toujours avec une douzaine de musiciens sur toute la planète30.

C’est ainsi que, par une discipline appliquée en communauté, Sun Ra sû atteindre une rare liberté, concrétisant sa «mission» dans une forme brouillant les frontières entre mysticisme et business management, son humour spirituel liant tout l’édifice.

John Corbett un jour lui demanda:

— How did you get the name Sun Ra? What does that signify?
— You see, on this planet everybody who came here tryin’ to help the planet, they couldn’t do it because they didn’t have the authority to do it. So what I did, I went and registered Sun Ra as a business. So then I put down what my business is. So if I want to go out and help people, it ain’t nobody’s business if I do! Sun Ra is not a person, it’s a business name […] and my business is changin’ the planet. So I have legality behind me.31

Sun Ra Arkestra 1960

Sun Ra et son Arkestra en 1960. De gauche à droite: Marshall Allen, John Gilmore, Ronnie Boykins, Ricky Murray, Sun Ra, Earnest Strickland et Billy Mitchell. © Photo Charles Shabacon


  1. Joachim E. Berendt, The Jazz Book: From Ragtime to Fusion and Beyond, Chicago, Lawrence Hill Books, 1981, p. 371. Sauf mention contraire, toutes les traductions sont de l'auteur. 

  2. Jass étant une expression qui prévalu un moment avant l’appellation jazz

  3. Philippe Carles, Jean-Louis Comolli, Free Jazz—Black Power [1971], Paris, Gallimard, 2000, p. 90. 

  4. Pendant ses années à Chicago (1945-1960), il ne jouait même au début que dans des clubs tenus par des Afro-Américains. 

  5. Le cas du label ESP est un bon exemple de ceci. Tenu par Bernard Stollman, passionné de free jazz, conscient des difficultés de diffusion de cette scène, il fondera à la fin des années 1960 le label ESP, en proposant aux musiciens de pouvoir y enregistrer en toute liberté: ils choisissent eux-même leurs musiciens pour les accompagner, le répertoire à enregistrer, la manière de tenir les arrangements ainsi que l’ingénieur son. Cette liberté rare donnée par un label étant résumée fièrement par un motto inscrit sur chaque pochette: «The artist alone decide what you will hear on his ESP-disc». Sun Ra y enregistra trois albums, montrant bien par là que son enjeu n’était pas d’atteindre une autonomie de production ou une indépendance vis-à-vis de la communauté blanche, mais de se garantir toujours une totale non-compromission dans son expression. Si celle-ci pouvait se faire dans une alliance avec des personnes de la communauté blanche, Sun Ra était satisfait d’une telle situation. 

  6. Sun Ra, «My Music Is Words», in Sun Ra, Collected Works, vol. I, Immeasurable Equation, Chandler, Phaelos, 2005 [1951], p. XXIX. Les paroles de Sun Ra sont retranscrites dans leur langue d'origine dans le texte. 

  7. Dans l’histoire de l'industrie du disque, A&R men est une expression désignant les premiers producteurs: Artist & Repertoire. 

  8. Sun Ra, «My Music Is Words», op. cit., p. XXXIV. 

  9. En passionné de technologie, Sun Ra s’est tenu informé de toute avancée dans le domaine du son, tant au point de vue de l’élaboration de nouvelles sonorités qu’au niveau du matériel d’enregistrement. Il reçut par exemple de Robert Moog, pionnier de la conception de synthétiseur portable, un prototype du MiniMoog, en 1969, un an avant qu’il ne soit commercialisé. 

  10. John F. Szwed, Space Is the Place: The Lives and Times of Sun Ra, New York, Da Capo Press Inc., 1998, p. 170. Cette dernière phrase était un statement fort, adressé à ses pairs. 

  11. Une association de défense des droits des musiciens qu’il rejoindra un moment. Un des services de l’association était d’arranger les concerts, en négociant des cachets corrects avec les promoteurs. 

  12. Max Roach et Charles Mingus, avec l’aide de la femme de celui-ci, seront les premiers Afro-Américains a posséder leur propre label, Debut Records, mais il n’exista que cinq ans et ne produisit qu’une vingtaine d’albums. 

  13. Pochettes qui, pour les sorties El Saturn, furent parfois même réalisées à la main, un dessin rapide de Sun Ra ou d’un musicien sur le carton transformant chaque copie en objet unique. 

  14. De son vivant, Sun Ra sortit des albums sur trente-huit autres labels, pour la plupart des petits labels «indépendants», pour un total de quatre-vingt-quatre albums, tandis qu’El Saturn sortit la centaine restante, de 1956 à 1992. 

  15. Et dans le cas des jazzmen afro-américains, des mots qui ne sont pas non plus ceux de leurs semblables. 

  16. Un exemple fort de ceci, chez un tout autre musicien, est le fait que pour la pochette de son album Electric Laydyland, Jimi Hendrix avait demandé qu’on utilise une photo le montrant souriant avec ses deux musiciens, entourés d’enfants dans un parc. Il fut profondément dégoûté de découvrir la pochette finalement réalisée sans son avis, le présentant entouré d’une dizaine de femmes nues. Si elle devint néanmoins célèbre et que la plupart de son public l’associe maintenant à l’énergie et à la vision créatrice d’Hendrix, elle était pourtant à l’opposé complet de son intention véritable. 

  17. Système volontairement ou involontairement imprécis et aléatoire. Quand on commandait un disque par mail order on en recevait parfois un autre. Et quant aux indications sur le vinyle lui-même, les étiquettes étaient parfois interverties entre albums, donnant dès lors de fausses indications sur ce qui s’y trouvait. Ainsi quand on a entre les mains un original du label El Saturn, on n’est jamais sûr de ce qui s’y trouve vraiment, excepté que le matériel est Solar High Fidelity, comme le mentionne le motto parfois sur la couverture! 

  18. «Costumes are music. Colors throw out musical sounds, too. Every color throws out vibrations of life.» John Corbett, Extended Play: Sounding Off from John Cage to Dr. Funkenstein, Durham, Duke University Press, 1994, p. 11. 

  19. W. Royal Stokes, The Jazz Scene: An Informal History from New Orleans to 1990, Oxford, Oxford Paperbacks, 1993, p. 234. 

  20. Les huit musiciens étaient d’accord pour suivre ce chemin, mais finalement, des entertainers venaient aux répétitions et s’écriaient que cette musique était trop nouvelle et surprenante, qu’il fallait qu’ils donnent des concerts, etc. Ils persuadèrent ainsi Sun Ra de leur laisser arranger pour eux des dates, initiant ainsi la carrière publique de l’Arkestra bien avant le terme des cinq ans. 

  21. Sun Ra, «My Music Is Words», op. cit., p. XXXII. 

  22. Interview filmée dans le documentaire A Joyful Noise (1980), de Robert Mugge. 

  23. Sun Ra, «In This Age», Sun Ra, Collected Works, vol. I, Immeasurable Equation, op. cit., p. 226. 

  24. «I use my music as a sound-bridge to walk across the void.» Extrait d'une interview télévisée provenant de la collection de Pedro Mendes, visionnable sur le net à l'adresse: www.youtube.com/watch?v=McOG8TIs0aA&feature=results_video&playnext=1&list=PL35FEE899E8D0EC51

  25. Sun Ra, cité par Graham Lock, in Forces in Motion: The Music and Thoughts of Anthony Braxton, New York, Da Capo Press Inc., 1988, p. 17. 

  26. Nom qui renvoyait aussi au véhicule du dieu égyptien Ra, voyageant sur la Voie lactée à bord de sa barque solaire. 

  27. Co-écrit par Sun Ra et Joshua Smith, Space Is the Place est un film de Jim Newman, sorti aux États-Unis en 1974, mélange de fiction de type Blaxploitation, d'essai poético-mystique et de documentaire sur l'Arkestra. 

  28. Un des noms récurrent dont il usait était «Sun Ra & his Myth Science Arkestra». 

  29. John F. Szwed, Space Is the Place, op. cit., p. 310. 

  30. L’Arkestra est maintenant dirigé par Marshall Allen, le saxophoniste alto qui accompagna Sun Ra pendant presque quarante ans. 

  31. John Corbett, Extended Play: Sounding Off from John Cage to Dr. Funkenstein, op. cit., p. 316. 

Published on <o> future <o>, June 8, 2012.

License
CC BY-ND 3.0 France

Texte initialement publié dans la revue △⋔☼, №2, 06/2012, p.155-174.