Cet espace d’air intellectuel, ce jeu psychique, ce silence pétri de pensées qui existe entre les membres d’une même phrase écrite, ici, est tracé dans l’air scénique, entre les membres, l’air, et les perspectives d’un certain nombre de cris, de couleurs et de mouvements.
Antonin Artaud
I
En 1971, dans le numéro d’été de la revue Radical Software, Dan Graham publie une photographie de TV Camera/Monitor Performance réalisée pour la première fois au Novia Scotia College of Art and Design d’Halifax en novembre 19701. TV Camera/Monitor Performance fait partie d’une série de performances2 recourant à la fonction spéculaire du regard et de la caméra, où se joue de manière intime et puissante la question de la perception et de la conscience du lieu, de soi et de l’autre. Graham décrira ces performances en 1976 dans «Film and Performance/Six Films (1969-1974)» en des termes articulant phénoménologie, topologie et cybernétique:
Phénoménologiquement, la caméra (ses représentations) et la vision du spectateur constituent le point de convergence entre les éléments de la conscience visuelle, si la conscience est partiellement externe (située dans l’objet/située dans ce qui est vu), partiellement interne (située dans l’œil de la caméra) et partiellement cybernétique (située dans le système nerveux central ou processus qui, avec le système des muscles et du squelette, permet l’orientation).3
TV Camera/Monitor Performance consiste en effet en une performance où l’on assiste à une situation déterminée, en apparence simple mais aux effets complexes. Un exécutant, Graham en l’occurrence, est étendu les pieds face au public sur une estrade surélevée, tenant de ses deux mains une caméra reliée à un écran de contrôle situé à l’arrière du public et transmettant simultanément l’image filmée. L’artiste roule lentement sur lui-même, latéralement, de l’extrémité gauche à l’extrémité droite de l’estrade, essayant d’ajuster la visée de la caméra à l’image du moniteur «afin de passer, simultanément en retour, cette image sur l’écran», ainsi que Graham l’indiquait en 19714. C’est donc l’image projetée sur l’écran de contrôle, observée au travers du viseur de la caméra, qui, par rétroaction (feedback), induit la correction de la position de son corps dans l’espace, mais également l’alignement de la visée de la caméra à l’image projetée sur l’écran. Le public opère quant à lui comme un corps de médiation et de transition entre ces deux instruments de vision:
L’appareil rendu à lui-même, moi à ma tâche et le public à son corps: nous sommes tous des systèmes de feedback clos ou des circuits fermés «en action».5
Selon un principe cybernétique guère éloigné de ce que Norbert Wiener a pu décrire dès 1948 au sujet du feedback dans Cybernetics or Control and Communication in the Animal and the Machine6, l’image fournit un influx qui sera converti en information, ou message, avec pour finalité de modifier en retour tant la position du corps de l’artiste que celle de la caméra, et ce, tout au long de la performance. Le public assiste à une forme de déplacement constant de son propre regard entre, d’une part, la vision objective de Graham en train de rouler sur l’estrade (ce que le public voit objectivement) et, d’autre part, la vision subjective de Graham (ce que l’artiste voit subjectivement, diffusé sur le moniteur). Tout en essayant de faire correspondre vision objective et vision subjective—ce qui s’avère une tâche impossible, un écart, un délai les séparant inévitablement, le moniteur étant situé dans le dos du public—le spectateur ne peut jamais observer son propre regard dans l’écran de contrôle qui gouverne les gestes de l’artiste et indirectement du public. Le spectateur voit mais ne se voit pas, si ce n’est l’arrière de sa tête en fonction de sa position dans l’espace.

Frank Gillette, «Random Notes on the Special Case or (Loop-De-Loop)», Radical Software, №1, 1970, p. 6. Ⓧ
II
L’image reproduite dans Radical Software, de petite dimension et pouvant passer quasiment inaperçue, est intégrée dans une section spéciale de la revue, initiée dès le premier numéro et dénommée de manière générique «Feedback». Celle-ci consiste en une série de comptes rendus d’artistes et de collectifs liés pour la plupart à l’utilisation des nouvelles technologies vidéos. Ainsi que l’éditorial du premier numéro l’indique, cette section vise à faire de cette revue non pas un produit figé mais un processus, en accueillant les feedbacks des lecteurs7. L’image de Graham en est l’exemple même, un exemple qui s’avère toutefois plus que particulier, sinon problématique, compte tenu du contexte de la revue.
Warren Brodey publie par exemple dans ce même numéro un article intitulé «Biotopology 1972»8. Le texte de Brodey, un plasticien davantage impliqué dans le Earth Art que dans les réseaux télévisés alternatifs, fait aussi bien référence à la biologie, qu’à la topologie des formes de Félix Klein ou au discours cybernétique et écologique développé par Gregory Bateson, et relayé, entre autres, dans ces mêmes pages par Paul Ryan. En substance, pour Brodey, la vidéo, de par sa possibilité de re-projection en direct, peut instaurer une nouvelle conception de l’espace, de soi et de l’autre en suivant des relations et des échanges que Ryan qualifiait de «triadiques»9.
La photographie de Graham pourrait apparaître dans cette perspective, à un premier niveau de lecture, comme l’illustration même du cadre de référence conceptuel, technologique et idéologique qui sous-tend la revue, le dispositif mis en place par l’artiste dans TV Camera/Monitor Performance pouvant a priori renvoyer à l’usage de la vidéo et aux expériences de réseaux télévisés diffusées dans Radical Software. Toutefois, cette image est plus que cela. Elle peut en effet être considérée comme un feedback adressé par Graham à la revue, tel un accusé de réception attestant de la congruence de différents centres d’intérêt, où les deux «systèmes clos» que sont la revue et l’artiste se rencontreraient, même partiellement. Mais cet accusé de réception serait sans retour possible. La photographie est en effet accompagnée, outre de son titre, de l’indication suivante: «no known address», pas d’adresse connue, aucun retour à l’expéditeur possible, arrêt brutal de la logique de feedback mise en place. Dans cette perspective précise, c’est la dimension documentaire et réflexive (entre Graham et Radical Software) de la photographie qui serait littéralement brisée, celle-ci se voyant assigner une autre fonction, pas si étrangère à celle que Dan Graham avait instaurée entre 1966 et 1969 avec ses inserts de magazine.
Signe que Graham a accordé une importance à cette image: elle est généralement reprise dans les bibliographies autorisées de l’artiste, avec Schema, Detumescence, Homes for America, etc.10 Ces œuvres pour magazines furent déterminées par les réflexions de Marshall McLuhan et sa formule célèbre «Le message est le médium.» Ainsi que l’indique la présentation, non moins célèbre, que fait Graham de Schema dans une de ses notes datées de 1969-1970: «Une page existe chaque fois en tant qu’in-formation (information): son sujet [subject matter] est l’in-formation.»11 Sans retour à l’expéditeur possible, l’image de TV Camera/Monitor Performance n'indique pas tant une critique du modèle cybernétique qui déterminait son travail et les réflexions diffusées dans Radical Software, que la dimension utopique de son application. À l’instar de sa description de TV Camera/Monitor Performance comme ensemble de systèmes clos (performeur, moniteur, public), même si le mode de fonctionnement que Graham en donnait indiquait avec précision le croisement de ces différents systèmes, il insistait également sur leur impossible réconciliation.

Paul Ryan, «Self-Processing», Radical Software, №2, 1971, p. 15. Ⓧ
III
Dans un entretien de 1997 avec Eric de Bruyn, Graham souligne l’importance de Radical Software quant à l’évolution de sa pratique au début des années 1970. Il présente la revue en ces termes:
C’était une revue qui développait une réflexion vidéo utopique. Elle traitait de la télévision, du communalisme, de la topologie, de figures topologiques. L’éditeur était Paul Ryan. Il écrivait sur la cybernétique et le sacré. Il était un des penseurs et pionniers les plus importants pour la vidéo. Son travail mettait en relation la topologie et la création de situations, d’objets méditatifs par le biais de la vidéo.12
Sa présentation de la revue s’articule explicitement autour de la question de l’utopie et de la dystopie (et ainsi de sa propre position se situant toujours dans une forme d’entre-deux), mais également autour de l’importance de l’apport de l’anthropologie structurale, de la topologie, de la cybernétique de McLuhan ou encore de la psychologie de Laing. C’est, entre autres, grâce à Radical Software qu’il a pu développer une connaissance de ces différents auteurs et disciplines, mais également être tenu au courant des plus récentes modalités d’usages de la vidéo par rapport à ces derniers.
Publiée entre 1970 et 1974, Radical Software, ainsi que David Joselit l’a souligné13, est fondée sur les bases du collectif d’artistes vidéos monté par Frank Gillette, Raindance Corporation. Les directeurs de publication du premier numéro étaient Beryl Korot et Phyllis Gershuny, les éditeurs, Michael Shamberg et Ira Schneider14. On peut dégager au moins deux axes éditoriaux de la revue: d’une part, d’un point de vue théorique, l’importance des modèles cybernétiques et topologiques pour la vidéo—la notion de feedback offrant ici une forme de congruence entre ces modèles et ce médium, comme l’a remarqué Joselit15; d’autre part, une forme d’activisme vidéo ayant une visée politique clairement revendiquée dans l’éditorial du premier numéro:
Le pouvoir ne se mesure plus dans la terre, le travail, le capital, mais par l’accès à l’information et aux moyens de la disséminer. Aussi longtemps que les outils les plus puissants (à l’exception des armes) seront dans les mains de ceux qui les amassent, aucune vision culturelle alternative ne pourra réussir. Sauf si nous concevons et implémentons des structures d’informations alternatives qui transcendent et reconfigurent celles qui existent déjà, d’autres systèmes et styles de vies alternatifs qui ne seront plus de simples produits des processus existants.16
Dans la droite ligne de ce que l’exposition TV as a Creative Medium de 196917 (à laquelle participèrent entre autres Frank Gillette, Paul Ryan et Ira Schneider) a tenté de mettre en place, Radical Software propose et soutient la réalisation de réseaux télévisuels alternatifs. Usant de la possibilité donnée par les nouvelles technologies (dont les systèmes vidéos portatifs), tout individu ou groupes d’individus pourraient ainsi, activement et librement, organiser son propre mode d’accès et de diffusion de l’information, en ne le subissant plus passivement et en proposant de la sorte un modèle décentralisé de télévision18.
Feedback et utopie sont donc au cœur du projet de Radical Software. William Kaizen, à la suite d’Eric de Bruyn, a bien souligné l’importance de la revue pour Graham19. Selon lui, c’est précisément Ryan qui a permis—de par ses contacts et sa connaissance des textes de l’auteur—la diffusion de l’écologie cybernétique de Gregory Bateson. Il retrace l’émergence de la pensée cybernétique dans le milieu artistique américain depuis les années 1950, à partir, notamment, de la conférence de l’American Federation of Arts tenue à Houston en 1957, où, outre Bateson, étaient présents Marcel Duchamp et Meyer Schapiro20. De même, il indique que l’intérêt de Bateson est précisément de proposer une autre conception du sujet et de la subjectivité, ou du «soi» (self). En substance, en reprenant la description qu’en donne Kaizen en se basant sur «La cybernétique du ‹soi› » (1971), repris dans Vers une écologie de l’esprit21, sujet et subjectivité, dès qu’ils sont conçus selon un modèle écologique, ne peuvent plus être compris dans une perspective transcendantale mais bien immanente. Comme l’écrit Bateson: «L’esprit est immanent au système plus vaste: homme plus environnement.»22 Opposé à la réification du sujet et du monde, Bateson développe donc une compréhension rhizomatique du «soi» et du monde où tout événement est directement déterminé par un système défini comme «réseau de circuits fermés»23:
L’unité autocorrective qui transmet l’information ou qui, comme on dit, «pense», «agit» et «décide», est un système dont les limites ne coïncident ni avec celles du corps, ni avec celles de ce qu’on appelle communément «soi» ou conscience […]. Le réseau n’est pas limité à la peau mais comprend toutes les voies externes par où circule l’information. Il comprend également toutes les différences effectives qui sont immanentes dans les «objets» d’une telle information […].24
Ryan, selon Kaizen, aurait parfaitement intégré cela dans plusieurs de ses textes publiés dans Radical Software, dont «Cybernetic Guerilla Warfare»25. Pourtant, ainsi que l’a souligné Ryan lui-même dans une lettre ouverte parue en réponse à la publication de l’article de Kaizen dans la même revue (sorte de feedback que l’auteur s’autorise quant à l’historicisation alors faite de sa propre pensée), Radical Software ne peut être résumée à son unique apport. Ceci engage à une relecture complexifiant celle de Kaizen afin de restituer l’épaisseur historique et théorique en tenant compte des textes d’autres auteurs de cette revue, en particulier ceux de Frank Gillette26.
Mis à part cela, la question subsiste de savoir si Graham a réellement uni les deux centres d’intérêts ouverts par Ryan: d’une part, employer la vidéo afin de subvertir l’usage conformiste de la télévision et proposer «de nouveaux modes d’interaction entre le moi et l’environnement», et, d’autre part, exercer une forme de pression afin de constituer des réseaux télévisuels câblés de libre accès27. À moins au contraire, comme Graham l’indique dans son entretien avec de Bruyn, qu'à l’utopie il ait dialectisé la dystopie afin de produire un effet in-between complexe dans ses performances et installations vidéos.
L’idéal de communauté ouverte et libre aurait ainsi été sans cesse contrebalancé par son inverse, par une force pour ainsi dire dystopique, où l’individu se trouve lui-même pris dans un système au sein duquel «soi» et «subjectivité» se seraient, sinon annihilés, du moins soumis aux structures du pouvoir et du contrôle. Pour reprendre les termes de de Bruyn, l’intérêt des productions de Graham au début des années 1970 ne résiderait pas tant dans l’expression d’un idéal communautaire où la subjectivité se verrait repensée en fonction de son horizon intersubjectif que dans le suspens qui les caractérise entre «topologies intersubjectives centralisées et distribuées». Au sein de cette dialectique, le sujet est alors pris entre «plaisir et aliénation», situation duplice «qui nous avertit que nous ne sommes pas seulement en train d’assister à une dissolution de nous-mêmes, mais que sommes également en train d’expérimenter les structures coercitives du pouvoir visuel»28.



«Access Index», Radical Software, №4, 1971, p. 29. Ⓧ
IV
Ainsi, la réception de Radical Software par Dan Graham, devrait être considérée comme s’opérant en deux temps, précisément axés sur les deux centres d’intérêt mentionnés par Kaizen: intégration de la théorie du «moi» afin de repenser l’usage de la vidéo, notamment par l’optimisation des effets de feedback, et mise en crise de l’idéal communautaire ou, du moins, de la possibilité d’une émancipation pleine et entière du «moi» en mettant en évidence que dispositif vidéo et feedback participent toujours d’une structuration du «moi» similaire à celle exercée par les forces du pouvoir.
On ne reviendra pas ici sur l’ensemble des textes publiés mais seulement rapidement sur certains articles parus avant la publication de l’image de Dan Graham (en supposant que celle-ci soit une adresse générale à l’ensemble des livraisons passées de Radical Software), et sur un entretien témoignant avec plus de précision de l’oscillation de la revue entre apport théorique cybernétique et exemples d’expérimentations vidéo de nature utopique29.
Les textes de Frank Gillette, aussi bien que ceux de Paul Ryan, attestent en effet avec clarté d’une réflexion de nature cybernétique influencée par leurs lectures, enthousiastes quoique peut-être parfois rapides, de McLuhan et de Bateson. C’est Gillette qui, dans «Random Notes on the Special Case or (Loop-De-Loop)», invoque l’écologie des médias afin de redynamiser et de reconfigurer notre compréhension de l’environnement et des modes de diffusion de l’information30. Et c’est Ryan qui, dans un vocabulaire moins cryptique que celui de Gillette, met au travail dans plusieurs de ses articles, notamment dans «Self-Processing», l’idée d’un principe de réversion et de déplacement des limites du «soi», similaire au déroulé et à l’inversion d’un ruban de Moebius, par la possibilité de retransmission en direct ou en delay offerte par la vidéo. Le texte est appuyé par des exemples de types performatifs (dont certains ne sont guère éloignés de ceux de Graham à la même époque) et par des citations de McLuhan et de Bateson31.
Parallèlement, Gillette et Ryan nourrissent l’espoir de constituer, par l’usage qu’ils proposent de la vidéo, une forme de contre-pouvoir aux mass media. Cette dualité, où la dimension critique du discours se voit articulée à une visée politique et idéologique, caractérise la substance éditoriale de la revue. Celle-ci est clairement exemplifiée dans l’entretien de Gillette et Schneider paru dans le premier numéro et conduit par Jud Yalkut, notamment dans la description qu’ils firent là de l’installation vidéo Wipe Cycle32. Tout en mettant en contexte leurs propres trajectoires et intérêts pour le développement de la vidéo et ses spécificités techniques (mobilité, retransmission en direct ou différée), ils indiquent que ce n’est pas tant l’emploi de ce médium pour soi que l’exhaustion des possibilités de la télévision qui les intéresse, après avoir pris acte d’une déshumanisation de ce média. Gillette rappelle dans un premier temps son usage à des fins thérapeutiques ou sociales33. L’emploi qu’il fait de la vidéo via le Village Project avec des adolescents dépendants aux stupéfiants offre un moyen de désaliénation de ceux-ci, puisqu’elle est ici utilisée non pas comme un moyen d’enregistrement de leurs expressions mais comme un moyen d’expression en tant que tel34. C’est la mise en place d’une expérience de réseau décentralisé qui semble avoir été l’étape logique suivante pour Gillette et Schneider. Commençant à travailler ensemble, ils rappellent leur départ pour Antioch où ils décident d’impliquer différents étudiants dans une expérimentation singulière. Ils introduisent de quatre à six personnes dans un studio muni de différentes caméras faisant face à des chaises en dessous desquelles était disposé un miroir. Ces caméras enregistrent l’ensemble des actions après qu’ils aient donné aux intervenants un minimum d’instructions: outre celle de ne pas détruire le dispositif technique, celle plus importante de communiquer entre eux uniquement au travers des caméras; la projection spéculaire du miroir leur permettant, par feedback, d’orienter leurs actions et réactions mutuelles.
Ces différents types d’expérimentations ont servi de base à Wipe Cycle, présentée pour la première fois lors de l’exposition TV as a Creative Medium. Cette installation comprend différentes caméras ainsi que neuf moniteurs. Ceux-ci projettent soit l’image en direct des personnes se situant dans l’espace de l’exposition, soit leur image avec un delay de huit ou de seize secondes, soit, encore, des séquences d’images reprises de programmes de chaînes de télévisions commerciales (ou des séquences ayant l’apparence de collages, passant par exemple d’un plan de la terre vue de l’espace à celui de vaches broutant sur la 57e rue). Wipe Cycle n’a donc pas uniquement comme visée une prise de conscience réflexive du «soi» par l’entrecroisement des images diffusées en simultané et en différé (selon un usage de cette technique jugée par Gillette comme étant encore à l'état embryonnaire).
L’introduction d’images commerciales ou autres complexifie et démultiplie les types de canaux d’information afin que le spectateur adapte réflexivement l’expérience qu’il fait de la réception d’informations: l’image au temps présent de «soi» engage le spectateur à se situer par rapport à ce sujet passé mais également par rapport à ces différents flux d’images culturellement déterminées35.
Si on peut a priori établir un parallèle entre cette œuvre et les dispositifs performatifs et vidéos réalisés par Graham (quant à l’usage combiné de la projection directe et différée), celui-ci n’est pas suffisant. Project for a Local Cable TV (1971) et dans une certaine mesure Two Consciousness Projection (1972) peuvent en effet rejoindre les expériences faites par Gillette et Schneider36. Mais l’ajout d’images commerciales dans Wipe Cycle introduit un effet radicalement différent qui les singularise de manière puissante. Pour le dire en d’autres termes, le constant repositionnement impliqué par cet entrecroisement de différents canaux informatifs (présent, passé et celui des images des mass media) vise à une libération ou, plus précisément, désaliénation du «soi», et ce par une subversion de l’usage aliénant de la télévision commerciale. Une subversion assumée comme un geste politique destiné à induire des logiques informatives alternatives.
Mais toute autre est la finalité des dispositifs vidéos réalisés à partir de 1974 par Graham37. Même s’ils sont produits deux années après la dernière livraison de Radical Software et semblent partager de prime abord plus de caractéristiques avec Wipe Cycle, rétrospectivement, ils s’en détachent de manière évidente. Ce n’est pas ici l’exhaustion des possibilités données par la télévision commerciale qui est visée, mais bien davantage, comme dans les différentes versions de Time Delay Room, l’exhaustion des possibilités de réversion et de spécularisation, de différenciation et de temporalisation des images de soi et des autres. Le spectateur ne s’y trouve jamais uniquement pris dans une logique de pure «désaliénation» du «soi», mais toujours, selon les termes de de Bruyn, entre le sentiment de «plaisir» d’avoir regagné, même temporairement, une conscience du «soi» malgré la dispersion de son image, et le sentiment d’angoisse de ne pouvoir avoir accès à une conscience pleine du «soi», du fait de cette même dispersion de son image et de sa soumission «aux structures coercitives du pouvoir visuel»38. Ainsi, même si dans «Performance: End of the 60’s», Dan Graham témoignait de son inquiétude à relire ses œuvres du début des années 1970 parce qu’elles pouvaient apparaître comme «utopiques» en espérant «repolitiser le corps politique», il soulignait pourtant bien leur hybridité foncière39 relative à la logique in-between qu’il décrivait dans son entretien avec de Bruyn. Et c’est à cet endroit que se situerait la force critique de l’œuvre de Graham à cette période, dans la dialectique qu’elle installe entre utopie et dystopie cybernétique.
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Dan Graham, [TV Camera/Monitor Performance, 1970], Radical Software, №4, été 1971, p. 29. Les catalogues mentionnent généralement de manière erronée la parution de cette photographie dans le numéro d’automne 1971 de la revue. ↩
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À l’instar de Two Correlated Rotations (1969), Roll (1970) et Body Press (1970-1972). ↩
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Dan Graham, «Film and Performance/Six Films (1969-1974)» [1976], in Ma position: écrits sur mes œuvres, Villeurbanne, Le nouveau musée/Institut—Dijon, Les presses du réel, 1992, p. 82. ↩
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Dan Graham, «Performance as a Perceptual Process» [1971], in Ma position, op. cit., p. 74. ↩
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Ibid., p. 75. ↩
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Cf. Norbert Wiener, Cybernetics or Control and Communication in the Animal and the Machine, Cambridge (Mass.), The Technology Press, 1948, p. 113-136. On songe ici plus particulièrement aux exemples de feedback—défini comme «la commande d’un système au moyen de la réintroduction, dans ce système, des résultats de son action»—que Wiener donne à propos de la modification des mécanismes de visée de matériel de défense aérienne suite à l’introduction de commandes permettant la correction rétroactive automatique de la visée, en fonction des conditions météorologiques ou de combat. À l’instar de Roll, ou d’autres performances filmées, la question de l’alignement entre visée et ce qui est visé s’avère en effet centrale. Voir à ce propos: Norbert Wiener, Cybernétique et société: l’usage humain des êtres humains [1950], Paris, Éditions des Deux Rives—Union générale d’éditions, 1971, p. 187 et suivantes. ↩
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Voir l’éditorial de Radical Software, №1, 1970, n.p. ↩
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Warren Brodey, «Biotopology 1972», Radical Software, №4, été 1971, p. 4-7. ↩
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Paul Ryan empruntant le vocabulaire de Warren McCulloch. Voir Paul Ryan, «Cybernetic Guerilla Warfare», Radical Software, №3, printemps 1971, p. 1-2. ↩
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Voir par exemple, Dan Graham, Ma position, op. cit., p. 233; ainsi que Marianne Brouwer (éd.), Dan Graham. Works. 1965-2000, Düsseldorf, Richter Verlag, 2001, p. 399. ↩
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Voir Schema (1969-1970), reproduit dans Gloria Moure (éd.), Dan Graham. Works and Collected Writings, Barcelone, Poligrafa, 2009, p. 69. Cette terminologie est explicitement mise en relation avec la théorie de l’information que Marshall McLuhan développait dans La Galaxie Gutenberg en 1962: Dan Graham, «Information» [1967-1969], in Rock My Religion. Writings and Art Projects. 1965-1990, Cambridge (Mass.), The MIT Press, 1993, p. 26-31. ↩
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«Dan Graham Interviewed by Eric de Bruyn» [1997], in Alexander Alberro (éd.), Two-way Mirror Power. Selected Writings by Dan Graham on his Art, Cambridge (Mass.), The MIT Press, 1999, p. 114. Sauf mention contraire, toutes les traductions sont de l'auteur. On peut souligner que même si Paul Ryan fut proche du comité de rédaction de la revue, il n’en faisait pas partie, comme on le verra juste après. L’erreur de Dan Graham s’explique cependant aisément compte tenu de l’influence éditoriale certaine de Ryan sur Radical Software. ↩
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Voir David Joselit, «Tale of the Tape: Radical Software», in Tanya Leighton (éd.), Art and the Moving Image. A Critical Reader, Londres, Afterall—Tate Publishing, 2008, p. 220-227. ↩
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Soulignons que la dimension alternative de la revue était également appuyée par le fait que Raindance Corporation avait été montée en opposition à la Rand Corporation, une institution d’État qui réalisait des études à destination du gouvernement et de l’industrie au sujet des réseaux câblés aux États-Unis. ↩
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David Joselit, op. cit., p. 222. ↩
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«Contents», Radical Software, №1, 1970. ↩
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Tenue à la Howard Wise Gallery de New York. ↩
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Dont une des concrétisations auraient dû avoir lieu lors de l’exposition Software tenue en 1970 au Jewish Museum de New York, selon David Joselit, op. cit., p. 221. ↩
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William Kaizen, «Steps to an Ecology of Communication: Radical Software, Dan Graham, and the Legacy of Gregory Bateson», Art Journal, vol. 67, №3, automne 2008, p. 87-107; Eric de Bruyn, «Topological Pathways of Post-Minimalism», Grey Room, №25, automne 2006, p. 32-63, surtout p. 53-58. ↩
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Meyer Schapiro prenait position contre l’émergence de ces théories de la communication en ce qu’elles étaient le signe d’une centralisation et d’une rationalisation excessives de la vie quotidienne et des échanges interpersonnels. La conférence célèbre «The Creative Act» que donnera là Duchamp était pour Kaizen un symptôme de l’importance de ces théories dans l’art contemporain, même si elle ne représentait pas, selon ses termes, un discours cybernétique «per se». (William Kaizen, op. cit., p. 88-94.) On peut remarquer toutefois que la prise de position de Schapiro n’était pas erronée, de son point de vue historiquement déterminé, la cybernétique ayant entre autres servi à développer des systèmes de contrôle tant au niveau de l’ingénierie militaire que de l’optimisation de l’efficience humaine lors de la Seconde Guerre mondiale (c’est en ce sens que l’on peut également parler d’une dystopie cybernétique). D’où le soutien logique de Schapiro à l’expressionnisme abstrait, sa valeur subjective et personnelle s’opposant à la conformisation des échanges interpersonnels véhiculés par les théories de la communication. Voir à ce sujet Eric de Bruyn, op. cit., p. 55. ↩
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Gregory Bateson, Vers une écologie de l’esprit [1971], tome I, Paris, Seuil, 1977. ↩
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William Kaizen, op. cit., p. 93; Gregory Bateson «La cybernétique du ‹soi›: une théorie de l’alcoolisme» [1971], in op. cit., p. 233 pour la citation tirée de la section intitulée «L’épistémologie de la cybernétique». ↩
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Idem. ↩
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William Kaizen, op. cit., p. 93-94; Gregory Bateson, op. cit., p. 235. ↩
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Voir également Paul Ryan, «Self-Processing», Radical Software, №2, 1970, p. 15. ↩
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On peut noter que Ryan soulignait avant tout que c’était la dimension littéralement écologique des textes de Bateson qui l’avait impressionné plus que la question, pourtant essentielle comme l’a judicieusement relevé Kaizen, du «moi» dans ses écrits; ce qui néanmoins apparaît de manière sensible, sinon manifeste, dans les articles de Ryan du tout début des années 1970. Pour la réponse de Ryan à Kaizen, voir Paul Ryan, «Radical Software and the Legacy of Gregory Bateson», Art Journal, vol. 68, printemps 2009, p. 111-112. ↩
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William Kaizen, op. cit., p. 98; voir en particulier la dimension utopique et communautaire de l’interprétation de Kaizen de Two Consciousness Projection(s) de 1972 (p. 101 et 102) et ce même s’il tente de nuancer cette lecture au sujet de Project for a Local Cable TV de 1971, œuvre au sujet de laquelle il indique bien qu’elle serait l’exemple même d’un discours critique adressé par Graham aux projets de réseaux câblés soutenus et diffusés par Radical Software (p. 102 et suivantes). Kaizen revenait également dans son article sur la diffusion de l’image de Dan Graham dans Radical Software. Il la mettait en parallèle avec ses pages pour magazines mais n’en tirait pas les conclusions mentionnées plus haut. De manière plus factuelle, Kaizen indiquait à juste titre que l’influence d’une pensée écologique, dans le sens donné par Bateson, avait trouvé une résonance dans les propres textes de Graham, que ce soit dans la proposition restée à l’état d’ébauche que lui fit John Gibson de rédiger un livre sur l’Ecological Art, ou dans «Subject Matter» paru pour la première fois dans End Moments en 1969 (cf. p. 99 du même article). ↩
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Eric de Bruyn, «Topological Pathways of Post-Minimalism», op. cit., p. 56. ↩
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Graham put établir une accointance entre ses préoccupations et celles de la revue à partir de la substance théorique véhiculée dans les textes mais également, outre la maquette de la revue et sa disposition en réseau évoquant vaguement la structure de Homes for America, à partir de certains schémas et iconographies de dispositifs vidéo publiés alors. On songe ici plus particulièrement à la reproduction du schéma de Wipe Cycle de Gillette et Schneider (voir Jud Yalkut, «Frank Gillette and Ira Schneider. Parts I and II of an Interview», Radical Software, №1, 1970, p. 10), aux figures topologiques de Claude Ponsot illustrant un article de Paul Ryan (voir «Cybernetic Guerilla Warfare», op. cit., p. 2 et 3), et à la photographie accompagnant l’insert «Portable Video». Celle-ci montre deux fois une même personne, tantôt tournée vers la gauche tantôt vers la droite, habillée ou dénudée mais tenant à chaque fois le système vidéo Sony Portapak orienté vers l’extérieur de l’image. Malgré la différence d’orientation des caméras, cette image peut évoquer la performance filmée de Graham Body Press (1970-1972). Voir «Portable Video. A Radical Software State-of-the-Art Report», Radical Software, №3, printemps 1971, n.p. ↩
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Frank Gillette, «Random Notes on the Special Case or (Loop-De-Loop)», Radical Software, №1, 1970, p. 6. Gillette mettait en exergue une citation d’Antonin Artaud sur le théâtre balinais que Bateson a lui-même étudié. Voir de ce dernier «Bali: système des valeurs d’un état stable» [1949] et ensuite «Style, grâce et information dans l’art primitif» [1967], in Vers une écologie de l’esprit, op. cit., p. 120-139 et 140-164. ↩
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Paul Ryan, «Self-Processing», op. cit., p. 15. ↩
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Jud Yalkut, op. cit., p. 9-10. ↩
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Dès le premier numéro de la revue, de nombreux articles et comptes-rendus revenaient sur ces usages sociaux et thérapeutiques de la vidéo. ↩
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Jud Yalkut, op. cit., p. 9. ↩
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Ibid., p. 10. Voir également la brochure éditée à l’occasion de l’exposition TV as a Creative Medium et le texte de présentation de Gillette et de Schneider au sujet de Wipe Cycle. Gillette et Schneider extrapolèrent à partir de Wype Cycle d’autres types d’expériences vidéo et de réseaux télévisés locaux détournant les usages de la télévision commerciale. ↩
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Un parallèle qui reste toutefois à prolonger en fonction des remarques déjà faites par Kaizen à ce sujet. Cf. supra note 27. ↩
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De Present Continous Past aux différentes versions de Time Delay Room en passant par Two Rooms/Reverse Video Delay. ↩
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Eric de Bruyn, op. cit., p. 56. ↩
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Dan Graham, «Performance: End of the 60’s» [1985], in Ma Position, op. cit., p. 114-115. ↩
Published on <o> future <o>, June 6, 2012.
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- CC BY-ND 3.0 France
Texte initialement publié dans la revue △⋔☼, №2, 06/2012, p.111-124.