Élodie Royer & Yoann Gourmel

The Play

Mr. Technology walks on the moon. What will Mr. Play et al. do?
Mr. Student Radical causes a bloodshed again. What will Mr. Play et al. do?
Mr. Painting fills a white space. What will Mr. Play et al. do?
. . .
Mr. Expo stumbles. What will Mr. Play et al. do?
Mr. Zero does a body ritual. What will Mr. Play et al. do?
. . .
Mr. Image cans the sky. What will Mr. Play et al. do?
Mr. Play et al. prove the being. What will Mr. Play et al. do?
Mr. Play et al. make a voyage. What will Mr. Play et al. do?1

Le 20 juillet 1969, jour où l’homme pose pour la première fois un pied sur la Lune, les membres du groupe japonais The Play entreprennent un tout autre voyage. Après avoir assemblé un radeau composé de blocs de polystyrène dessinant une flèche de trois mètres cinquante de large par huit mètres de long sur laquelle sont peints en lettres rouges les mots «the PLAY», ils naviguent pendant douze heures le long des rivières Uji, Yodo et Dojima entre Kyoto et Osaka. En partant à la dérive sur un radeau de fortune le jour de l’alunissage historique d’Apollo 11, ils marquent à la fois un refus du rationalisme scientifique, de la notion de progrès liée à l’expansion d’un territoire ainsi qu’un rejet du mode de vie sédentaire et individualiste capitaliste. Intitulée Current of Contemporary Art, cette action, dont la destination est soumise aux caprices du courant, souligne par ailleurs une relation ludique et décomplexée à l’art, inscrite dans la vie quotidienne.

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The Play, Current of Contemporary Art, 1969. © The Play, Keiichi Ikemizu


Situant «sans raison particulière» la plupart de leurs actions dans la nature en avouant simplement «aimer le temps et l’espace infinis du plein air»2, The Play est un groupe à géométrie variable, composé d’individus aux personnalités et aux compétences diverses, formé en 1967 dans la région du Kansai au Japon (réunissant les villes de Kyoto, Osaka et Kobe) et toujours actif aujourd’hui. Au-delà de la critique des institutions sociales et artistiques caractéristique du contexte japonais des années 1960, le groupe n’a depuis cessé d’inventer ses propres modalités d’actions collectives ainsi que leurs transmissions en créant à plusieurs la possibilité qu’un événement advienne sans se soucier de son résultat. Rejetant implicitement la notion d’œuvre d’art comme finalité, il a ainsi toujours mis l’accent sur sa propre dynamique, fondée sur l’échange et le «faire ensemble» dans sa dimension physique autant que spirituelle, à travers la construction de situations éphémères.

LES ANNÉES 1950: DE L’«ATELIER EXPÉRIMENTAL» AU «DÉFI AU SOLEIL DU PLEIN ÉTÉ»

De la fin du XIXe siècle jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, la création artistique au Japon se déploie autour des bijutsu dantai, des cercles académiques rigides et hiérarchiques qui s’organisent parallèlement à l’introduction du concept occidental de «beaux-arts» et au développement de nouvelles infrastructures dérivant du modèle européen (musées, écoles d’art, expositions publiques). Si des échanges avec les avant-gardes européennes (notamment avec les groupes futuristes, dadaïstes et surréalistes) avaient déjà lieu dans les années 1920, la création d’expositions indépendantes sans jury ni compétition comme c’était le cas jusqu’alors, va, dès la fin de la guerre, servir de terreau à l’apparition de pratiques artistiques détachées du poids de la tradition. La Yomiuri Independent Exhibition tenue annuellement au Tokyo Metropolitan Art Museum de 1949 à 1963 va ainsi permettre l’émergence d’artistes et de collectifs libres d’exposer sans contrôle du gouvernement, dans une volonté d’ouverture, de démocratisation et d’expérimentation artistique.

Dans ce contexte où les artistes s’associent quasi systématiquement en collectifs qui leur permettent de mieux défendre leurs positions, le Jikken Kōbō (ou Atelier expérimental), actif de 1951 à 1958 à Tokyo3, occupe une place prépondérante. Réunissant artistes, musiciens, ingénieurs, poètes et critiques, ce groupe inspiré des recherches pluridisciplinaires du Bauhaus va travailler à l’élaboration d’un art «total» mélangeant musique, technologie et arts visuels. Dans une dimension transdisciplinaire et collaborative, le Jikken Kōbō réussit à générer des formes nouvelles d’événements artistiques, entre ballets, récitals et expositions sur scène. À la recherche de nouveaux formats de présentation et d’une expérience «sensorielle» de l’art, les expérimentations qu’il mène appellent à une «fusion collaborative des différentes disciplines»4 comparable aux recherches menées à la même période au Black Mountain College.

Au même moment se fonde, dans la région du Kansai, le Gutai Bijutsu Kyokai (Association pour l’art concret, plus connue sous le nom de Gutai), dont les performances en plein air—proches des events Fluxus et de ce qu’Allan Kaprow allait baptiser happenings—vont durablement marquer une nouvelle génération d’artistes.

Groupe japonais le plus connu internationalement, Gutai est un collectif d’artistes mené par un leader charismatique, Jirō Yoshihara, peintre abstrait estimé et personnalité influente du monde de l’art de l’époque. Yoshihara joue un rôle de mécène, de théoricien et de mentor pour les artistes, alors bien plus jeunes, qu’il réunit autour de lui. Parallèlement à ses textes et manifestes théoriques dispensant de nombreuses instructions visant à faire table rase du passé, avec des mots d’ordre tels que «N’imitez jamais les autres! Faites quelque chose qui n’a jamais existé!», il organise de nombreuses expositions du groupe, notamment les présentations en plein air ou sur scène réalisées entre 1955 et 1958. Exposition expérimentale de l’art moderne en plein air comme défi au soleil du plein été est la première exposition de Gutai, qui réunit quarante artistes dans le parc d’Ashiya en juillet 1955. Cherchant une liberté maximale d’expression tout en fusionnant avec les forces élémentaires de la nature, des artistes comme Tanaka Atsuko, Murakami Saburō ou Shiraga Kazuo réalisent des performances qui, si elles s’inscrivent dans une recherche picturale, préfigurent l’art d’action et le développement d’installations éphémères réalisées in situ.

Réunissant une soixantaine de membres à son apogée, Gutai joue le rôle d’incubateur pour l’expérimentation artistique collective que le groupe diffuse par le biais d’une revue partiellement traduite en anglais. Renonçant (provisoirement) à la production d’objets au profit d’un art éphémère, Gutai anticipe alors des pratiques qui se radicaliseront au cours de la décennie suivante dans le monde entier. De fait, lorsqu’Allan Kaprow découvre l’art de Gutai, il reconnaît le rôle fondateur du groupe japonais dans le domaine de la performance et du happening. Pourtant, si la découverte de ce groupe par le critique et marchand d’art français Michel Tapié, défenseur de l’art informel, va permettre à certains de ces artistes d’être reconnus internationalement, elle va aussi graduellement les éloigner du domaine de la performance au profit des résultats matériels engendrés par celle-ci. Tapié rapproche en effet davantage leur travail de celui de la peinture gestuelle et les encourage à réaliser des peintures et des objets qui circuleront plus facilement dans le marché de l’art en s’alignant sur l’esthétique internationale de l’époque. On peut ainsi considérer que la période d’activité la plus novatrice de Gutai ne dure que quatre années, de sa fondation en 1954 jusqu’en 1958, avec la fin des expositions en plein air. Mais à la mort de Jirō Yoshihara en 1972, qui mettra un terme à l’existence du groupe, Gutai, qualifié à ses débuts de collectif provincial, peu crédible en tant que moteur de l’avant-garde, aura alors atteint une reconnaissance internationale au détriment de son caractère plus expérimental.

UNE DESCENTE DANS LE QUOTIDIEN

Au milieu des années 1960, un peu plus de dix ans après la fin de l’occupation américaine, alors que le traumatisme de la guerre s’efface petit à petit pour faire place à la prospérité économique et au confort moderne (démontrés aux yeux du monde entier à l’occasion notamment des Jeux olympiques de Tokyo en 1964 ou de la manifestation internationale Expo 70 à Osaka), la société japonaise connaît d’importants mouvements de contestation envers les institutions et ce nouveau mode de vie à crédit favorisé par les États-Unis. Ces critiques se concentrent sur le traité de coopération mutuelle et de sécurité (ANPO), signé en 1960 par les deux pays, permettant aux États-Unis de maintenir ses troupes au Japon, faisant du pays une base avancée de son programme d’endiguement du communisme en Asie. Provoquant de violentes manifestations, celles-ci seront amplifiées au cours de la décennie par le rejet de la guerre du Vietnam et les révoltes étudiantes durement réprimées par la police.

En 1963, les controverses suscitées par la radicalité5 des propositions artistiques présentées à la 15e Yomiuri Independent Exhibition, poussent son sponsor principal, le journal Yomiuri, à ne plus la renouveler les années suivantes, privant de nombreux artistes d’un espace d’exposition et marquant de ce fait le début du déplacement des activités de ces groupes vers l’espace public. Nourris par ce vent de contestation sociale mais aussi d’ouverture et d’échange avec les avant-gardes artistiques occidentales, de nombreux artistes s’engagent alors au sein de collectifs généralement éphémères pour mener des actions politiques, radicales, délibérément provocatrices et bien souvent clandestines dans les rues des grandes villes.

À Tokyo, des mouvements anti-art voient ainsi le jour, cherchant à abolir la frontière entre l’art et la vie quotidienne, en ayant recours à des matériaux trouvés, à l’utilisation de détritus dans leurs œuvres comme dans leurs actions. Des groupes comme Bikyoto (Artists Joint-Struggle Council), Neo-Dada Organizers, ou encore Hi-Red Center, fondé en 1963 par Jirō Takamatsu, Genpei Akasegawa et Natsuyuki Nakanishi, tentent de renverser le concept d’art en réfléchissant à la fonction sociale de la création. Le nom du groupe est la traduction anglaise du premier caractère de leur nom de famille (Taka = high; Aka = red; Naka = center). Ils créent aussi une signature: un point d’exclamation que l’on retrouve sur les drapeaux, les tracts ou les différents objets qu’ils utilisent. Leurs performances, possiblement influencées par Gutai, se rapprochent davantage de l’esprit Fluxus et pointent le dérèglement des interactions humaines et sociales ainsi que les conventions autoritaires qui régissent la société japonaise. L’action Cleaning Event, réalisée en 1964 pendant les Jeux olympiques, consiste par exemple à nettoyer une des rues principales de Tokyo, Nishi-Ginza. Une autre action se résume à prendre le train avec le visage peint en blanc, en référence au butô, danse née au Japon dans les années 1960 en réaction aux traumatismes de la Seconde Guerre mondiale et en rupture avec les arts vivants traditionnels du nô et du kabuki.

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Membres du Hi-Red Center réalisant l’action Cleaning Event dans les rues de Ginza à Tokyo en 1964. © Minoru Hirata


Cette mouvance collective se propage bien au-delà de Tokyo et des groupes se créent, dans différentes régions du Japon, tels que le Groupe «I» et The Play dans le Kansai, tandis qu’ailleurs se forment notamment Kyushu-ha (l’école de Kyushu) à Fukuoka, Zero Dimension à Nagoya, GUN (Group Ultra Niigata) à Niigata, Genshoku (Tactile Hallucination) à Shizuoka6.

Pour la majorité de ces collectifs, il s’agit de sortir du musée, de désacraliser son espace tout comme celui de l’œuvre en échappant aux règles de l’institution, en participant à l’émergence d’actions «directes» et politiques ou en propageant la notion de recherche expérimentale à d’autres domaines de la création—du cinéma à la musique (avec par exemple le groupe Ongaku qui tissera également des liens importants avec Fluxus à New York) en passant par la danse. Le critique d’art Atsushi Miyakawa se fait le défenseur de cette nouvelle tendance qu’il qualifie de «descente de l’art vers une dimension quotidienne et familière»7.

C’est dans cette effervescence artistique contestataire et à la suite de leur implication dans la création de différentes expositions indépendantes et projets curatoriaux que Keiichi Ikemizu et d’autres artistes créent le groupe The Play.

THE FIRST PLAY EXHIBITION ou «Qu'est-ce qu'un happening? Un jeu, une aventure, un nombre d'activités engagées par les participants pour le plaisir du jeu.»8

Pendant trois jours du mois d’août 1967, treize artistes, réunis par un refus commun de l’art du passé, explorant la performance et la dématérialisation de l’objet d’art, réalisent des actions en plein air dans le parc Higashi-Yuenchi de Kobe. Sky Diving de Keiichi Ikemizu invite par exemple le public à sauter du haut d’un plongeoir en bois de quatre mètres de haut pour s’envoler dans les airs avant de retomber sur des matelas d’éponges, tandis que d’autres artistes imaginent des jeux et des rituels consistant à marcher en ligne avec un œil fermé, déplacer un préservatif géant rempli d’air, rouler sur le sol avec un tuyau en caoutchouc dans la bouche, prendre des mesures de tout ce qui les entoure, utiliser des fumigènes au risque de prendre feu. À l’issue de cette première exposition en plein air, les artistes et amis formant le noyau dur du groupe—Keiichi Ikemizu, Hajime Okamoto, Jun Mizugami, Nakata Kazunari et Fukunaga Toyoko—décident dorénavant d’effectuer leurs actions non plus de façon individuelle mais au sein d’un même groupe. The Play était né. Pour Keiichi Ikemizu, seul artiste fondateur du groupe à en être toujours membre et principal archiviste, «il ne s’agissait pas de faire de la peinture ou de la sculpture. […] Il ne s’agissait plus uniquement d’art. Le public, tout le monde pouvait participer. À l’époque, c’était tout à fait nouveau.»9

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The First Play Exhibition, 1967, photo de groupe. © The Play, Keiichi Ikemizu

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Keiichi Ikemizu, Sky Diving, 1967. © Keiichi Ikemizu


C’est aussi à cette occasion que ces artistes utilisent pour la première fois le terme de happening, qui reviendra ensuite de façon régulière dans les différents posters et tracts réalisés pour annoncer et définir leurs activités communes. «C’était un mot qu’on n’utilisait qu’oralement à l’époque, mais je crois que c’est la première fois qu’il était imprimé et utilisé de cette façon. J’ai hésité car je ne savais pas si je pouvais l’utiliser comme ça ou non.»10 La manière dont The Play conçoit ses activités s’approche pourtant bien des définitions du happening données par Allan Kaprow, se déroulant «selon un plan établi à l’avance, mais sans répétition, ni public. C’est de l’art mais qui paraît plus proche de la vie.»11

Emblématique d’une relation à l’art favorisant l’acte de jouer (play) à un jeu (game) aux règles imposées par l’institution puis par le marché, la finalité des actions de The Play s’efface au profit des processus que le groupe met en œuvre. Cette économie de projets collaboratifs non restreints à un genre ou à une spécialité et dont le résultat importe peu, s’approche aussi d’une définition de l’art donnée par Robert Filliou: un «hobby respectable», une «forme d’organisation des loisirs».

Suite à cette première manifestation réalisée à Kobe, le groupe organise deux expositions, sur scène en août 1968 et dans un hôpital abandonné en avril 1969. Chaque artiste y organise à nouveau ses propres actions. C’est véritablement avec Voyage: A Happening in an Egg en 1968 que le groupe signe sa première action collective d’envergure. À l’initiative de Keiichi Ikemizu, ce voyage consiste à mettre à la mer un œuf en résine et fibre de verre pesant cent cinquante kilos afin qu’il suive les courants marins de l’océan Pacifique et rejoigne la côte ouest américaine. Pour cela, les sept participants s’entourent de pêcheurs locaux pour l’organisation logistique et d’un professeur en océanographie qui atteste de l’intérêt scientifique d’un tel projet afin d’obtenir les autorisations nécessaires. Le 1er août 1968, l’œuf est lâché à l’eau, comme prévu, à environ trente kilomètres des côtes japonaises. Ikemizu explique aux journalistes présents à cette occasion: «L’œuf porte une image de libération de toutes les restrictions mentales et matérielles qui nous sont imposées à l’époque contemporaine.»12 Un mois après sa mise à l’eau, un télégramme annonce que l’œuf a été aperçu au large. C’est en tout cas ce qu’indique le court énoncé accompagnant la documentation photographique de cette action:

Voyage

The Play, Voyage: Happening in an Egg, 1968. © The Play, Keiichi Ikemizu

Le 1er août 1968 nous avons mis un œuf à la mer dans le courant du Japon à une longitude nord de 33°05' et une latitude est de 134°41'. L’œuf fait deux mètres vingt de haut et trois mètres trente de large. Il y avait un espoir qu’il atteigne la côte ouest de l’Amérique, via le courant du Japon et celui de Californie. Environ un mois plus tard nous avons reçu un télégramme envoyé d’un bateau nous disant qu’il avait été localisé. Depuis, personne ne sait où se trouve l’œuf13.

UN VOYAGE DANS LE PAYSAGE

À l’inverse des collectifs anti-art de l’époque agissant dans l’espace urbain, The Play ne prétend aucunement changer la structure sociale ou élargir les catégories de l’art. Dans une logique de projets aux résultats imprévisibles, il tente plutôt de retrouver les relations fondamentales qui unissent l’homme et la nature en tournant le dos à la civilisation urbaine et à la technologie. Pour les membres du groupe «The Play sort des institutions de l’art, ce qui signifie aller en dehors, à l’extérieur. C’est important de le faire dans la vie quotidienne, empiriquement et constamment comme le font les fermiers. Les actions de The Play constituent un retour à l’essence même de l’être humain et notre persévérance autour de cela est devenue de l’art.»14

Travaillant à une sorte de commune temporaire en mouvement constant inspirée de la contre-culture, les membres du groupe s’intéressent aux processus de construction de «situations entre une personne et une autre, une chose et une autre, une personne et une chose». Leurs projets alternent ainsi entre des constructions méticuleusement préparées nécessitant une importante implication temporelle et physique et des actions fondées sur un simple déplacement de ses membres.

Ils réalisent de nombreuses actions comme on part en voyage. Des expéditions collectives dont les détours sur le chemin importent davantage que la destination finale. Suite à Current of Contemporary Art15, le voyage de Kyoto à Osaka est répété, en 1970, sur terre avec un troupeau de moutons, pour une marche de huit jours et sept nuits à dormir le long de la route.

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The Play, Sheep, 1970.

Sheep: nous avons voyagé avec douze moutons de Kyoto à Osaka pendant une semaine. Un voyage de berger est comme celui que l’on fait à l’intérieur de soi16.

En août 1972, une vingtaine de membres construit une maison flottante d’une surface de six tatamis (quatre mètres par trois mètres) permettant à huit d’entre eux de dériver pendant six jours.

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The Play, IE: The Play Have a House, 1972. © The Play, Keiichi Ikemizu

IE: The Play Have a House: d’abord nous avons construit une maison. Et nous l’avons lancée sur la rivière. Nous avons habité pendant une semaine dans la maison descendant les rivières Kizu et Yodo du mont Kasagi à Kyoto en direction de la baie d’Osaka17.

Cette persistance du groupe à réaliser des actions «à la manière de fermiers» apparaît manifeste avec Thunder:

Thunder

The Play, Thunder, 1977-1986. © The Play, Keiichi Ikemizu

Pendant dix ans, de 1977 à 1986, nous avons attendu qu’un éclair frappe le «Doraishin», un paratonnerre installé en haut d’une tour en bois constituée de pyramides triangulaires, que nous avons construite chaque année en alternance sur le mont Shubu et le mont Ohmine. Nous n’avons jamais pu observer ce phénomène. Thunder ne sera plus jamais reconstruit. Conclusion: environ cinquante personnes ont participé chaque année à la construction de cette tour. Et environ cinq cents sont venues visiter cette tour durant dix ans et partager avec nous ces moments d’attente. Nous allons maintenant passer à un autre projet18.

LES «ALCHIMISTES DE L’ACTION»19

Au-delà de son obstination à mener ses actions, The Play se distingue également par sa longévité et son mode d’organisation. Fondé en 1967 sans structure hiérarchique ni principe théorique directeur, le groupe est encore en activité aujourd’hui, ses membres ayant toujours fluctué en fonction des projets, tout en continuant par ailleurs à exercer des activités professionnelles afin de gagner leur vie, à l’instar d’Ikemizu, resté enseignant en art dans un collège (junior high school) toute sa vie. Bien que ce dernier fasse figure de principal représentant du groupe par sa présence constante, il n’en est pas le leader, son fonctionnement reposant sur des discussions et des décisions collégiales. La constance du groupe s’explique également par la liberté accordée à chacun de participer ou non à tel ou tel projet et par la volonté de ne pas se réunir autour d’un manifeste, d’une esthétique ou d’un programme. Son organisation, ses raisons, ses idéaux se sont ainsi formés librement et graduellement, au fil de ses différentes activités et des textes qui les accompagnaient.

À l’occasion de l’action White Cross, As a Matter of Sight and Thought (1970), consistant au déploiement pendant vingt-quatre heures d’une croix blanche en tissu de cinquante mètres par cinquante mètres sur le mont Rokko, visible depuis trois quartiers de la ville de Kobe, et de la publication de sa documentation, on trouve cependant un texte non signé, en japonais et en anglais20, aux allures de manifeste, intitulé «Comment»:

Notre groupe «THE PLAY» s’est organisé en 1966. Il ne s’agit pas d’un groupe de personnes ayant la même façon de penser ou la même idéologie. Chaque membre a sa propre conception de «l’art» et des «happenings». Nous débattons et discutons de temps en temps et réalisons un «happening» quand nous arrivons à un point d’intersection de nos pensées. Par conséquent, il s’agit la plupart du temps de trouver chez les membres du groupe des pensées motivées par différents points de vue au moment du «happening».

Nous ne cherchons pas à transmettre une certaine idéologie aux spectateurs. Nous espérons seulement que quelque chose se produise dans leurs consciences en assistant à nos «happenings».

Nous avons jusqu’à présent utilisé des espaces naturels en extérieur comme scènes à la plupart des «happenings» que nous avons réalisés. Il n’y a cependant aucune raison particulière à cela. Nous aimons simplement le temps et l’espace infinis du plein air.

«THE PLAY» pratique deux sortes d’activités en parallèle. L’une est de réaliser des «happenings», l’autre est de publier le journal THE PLAY. La raison d’être de cette publication est d’approfondir, d’enrichir et de défendre nos pensées21.

Comme l’explique aujourd’hui Ikemizu, il s’agissait surtout d’une mise au point afin de faciliter la compréhension des activités du groupe—suite notamment à des réactions violentes face à certaines de leurs actions de la part d’étudiants radicaux d’extrême gauche. Pour ces mêmes raisons et afin de rendre publiques leurs actions et de les diffuser au-delà du cercle (très) réduit de ses spectateurs habituels composé de proches et d’amis, The Play publie des journaux photocopiés où sont reproduites des photographies de leurs actions, généralement accompagnées d’un court texte sous forme d’énoncé laconique et, le cas échéant, de posters, de plans et d’articles de presse. Bien qu’ils n’aient jamais refusé l’attention des médias, ils prennent ainsi conscience de l’importance de communiquer eux-mêmes autour de leurs activités, car s’ils «échouent à investir la vie quotidienne des gens par ces moyens de communication, leurs projets ne seront rien d’autre que des expériences personnelles»22.

Réunie plus tard collectivement par les membres du groupe, dans deux ouvrages publiés à compte d’auteur, chacun à cinq cents exemplaires (en 1981 et 1991), cette abondante archive est uniquement considérée comme documentation n’ayant pas le statut d’œuvre. À la différence des documents accompagnant les events Fluxus ou certaines œuvres conceptuelles et ayant été par la suite fétichisés par les collectionneurs, l’œuvre de The Play se situe dans l’action même, réalisant le projet d’une dématérialisation de l’objet d’art et d’une démystification de l’œuvre comme marchandise, qui perdure aujourd’hui. De fait, en presque cinquante années d’activité, The Play n’a jamais vendu ni cherché à vendre une seule œuvre.

Par ailleurs, si tous les artéfacts (pyramide, radeau, maison flottante, etc.) produits à l’occasion des différentes actions ont été détruits, certaines œuvres ne nécessitent aucune construction matérielle. Elles répondent ainsi au souhait formulé en 1969 par Ikemizu pour son propre travail, de «ne plus créer d’objet en tant que tel. Ce qui m’intéresse maintenant, c’est l’expérience d’un acte et de son regardeur.»23 Emblématique de cette position, l’action Wandering in the Wind (1976) consiste simplement en une marche contre le vent effectuée en file indienne par les membres du groupe dans les plaines désertiques de l’île d’Hokkaido dans le nord du Japon. Les changements de direction du vent définissant alors la direction sans but de la marche.

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The Play, Wandering in the Wind, 1976.

Vent! Contrairement à lorsque nous dérivons sur le courant d’une rivière, nous avons toujours marché face au vent. Dans le désert du Sarobetsu d’Hokkaido, le vent de la création souffle sans cesse. Là-bas, nous avons marché contre le vent pendant cinq jours24.

INTÉRIEUR JOUR

Pour autant, le groupe accepte aussi des invitations à participer à des expositions dans des musées, proposant des actions qui en éprouvent alors les limites. Invité en 1973 à la 2e Biennale de Kyoto, The Play transplante pour la première fois ses aspirations extérieures dans un espace d’exposition, tout en se ménageant toujours une porte de sortie. Ses membres choisissent d’y construire un pont suspendu de trente mètres de long connectant l’entrée à la sortie de la salle qui leur est assignée avant de le déplacer à la fin de l’expo­sition dans un paysage naturel. Dans un geste caractéristique d’aller-retour entre le musée et l’extérieur, ils lui redonnent ainsi son essence et sa fonctionnalité première, créant pendant une journée un nouveau point de traversée sur la rivière Kizu.

Bridge1

Bridge2

The Play, Bridge, 1973.


En 1980, ils réalisent l’action Mado (Fenêtre) au Prefectural Museum of Modern Art de Kobe, qui consiste à déplacer une fenêtre de trois mètres cinquante par quatre mètres du premier étage du musée pour la présenter au milieu de la salle d’exposition «qui peut alors respirer l’air frais des courants d’air»25.

Mado

The Play, Mado, 1980.


Comme le précise Ikemizu, «cette exposition a provoqué un vrai conflit avec le conservateur, qui n’était pas d’accord avec le projet. Au début, nous avons laissé l’ouverture de la fenêtre béante mais on nous a dit que c’était trop dangereux pour des questions de vol et d’assurance. Chaque soir après la fermeture, nous devions alors installer des planches en bois pour isoler la salle. C’était un compromis que nous avons été obligés d’accepter. D’un autre côté, le directeur du musée portait sa lettre de démission en permanence dans sa poche, au cas où il se serait passé quelque chose. Mais au final, l’exposition a eu beaucoup de succès. Le public ne comprenait pas vraiment à quoi il avait affaire. Ce n’était pas une installation. On pouvait sentir le vent, entendre le bruit des animaux car à côté du musée, il y avait un zoo et on pouvait entendre les lions rugir… Sans comprendre pourquoi, le public a vraiment apprécié.»26

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The Play, Working Room=Model of Meaning,1981.


En 1981, le groupe invité dans ce même musée propose Working Room = Model of Meaning, une installation nécessitant la construction d’une pyramide en bois—similaire à celle construite pendant dix ans, puis démolie, à l’occasion de Thunder—accrochée sur la façade extérieure du musée. L’année suivante, toujours dans le même musée, ils proposent MAP 1/1, une carte à échelle 1 de trois milles mètres carrés de nature autour d’un temple dans les environs d’Osaka. Avec la même volonté de faire rentrer le quotidien, l’extérieur à l’intérieur du musée, dans un déplacement constant, The Play conçoit en 1983 l’exposition Kalejdoskop au Namba Media Studio d’Osaka, pour laquelle il réalise un sol avec les mêmes rondins de bois que ceux utilisés pour la pyramide de Thunder et de Working Room = Model of Meaning, fournissant alors un environnement à la présentation plus classique de la documentation de ses actions passées.

kalejdoskop

The Play, Kalejdoskop,1983.

LES SEUILS

Sans faire de distinction entre l’art et la vie, The Play réside dans cet entre-deux soustrait aux systèmes établis de l’art, de sa production à sa consommation. Il souligne par son engagement une attitude, un esprit dont le jeu, la sincérité et l’humour restent essentiels. Sa persistance dans la durée, qui s’explique en partie par le modèle collectif de son fonctionnement, et l’extraordinaire engagement de ses membres lors de chacun des projets en fait un groupe à part dans l’histoire de l’art japonais, ni complètement intégré, ni complètement à la marge.

Comme l’explique le critique d’art Keiji Nakamura en 1985, dans le journal Yomiuri Shimbun, suite à une exposition du groupe intitulée Traces and the Present of N Floating Entities à la Galerie 16 de Kyoto:

Dénuées de toute prétention artistique, les activités de The Play reposent sur un travail physique mené à l’extérieur. Pour autant, leurs activités ne sont pas totalement courantes. C’est-à-dire que leurs actions volontaires, sans finalité, défient le sens commun, ce qui précisément fait de leur travail un art. Pourtant, ils n’aspirent pas à «monter» sur la scène de l’art mais ils se situent à une place qui, en soi, constitue une critique de l’art. Ce n’est ni à l’intérieur ni à l’extérieur de l’art. Leur présence étrange à cet endroit est dangereuse et ennuyeuse pour l’art satisfait de son existence27.

Depuis les années 1980, si les activités en plein air de The Play diminuent, elles ne s’arrêtent pas pour autant. À titre d’exemple, on peut citer l’action Clock: A Shaft of Light of 70 Million Years en 1990, pour laquelle ils assemblent un miroir géant reflétant la lumière du soleil sur une montagne située sur une des plus importantes failles du Japon.

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The Play, Clock: A Shaft of Light of 70 Million Years, 1990.


Cette persistance dans l’action éphémère signée collectivement cristallise aujourd’hui comme hier un refus de céder aux codes du monde de l’art. Longtemps ignoré y compris dans son propre pays, le travail de The Play commence toutefois à recevoir une certaine attention critique au Japon28. Au National Museum of Art d’Osaka29 au printemps 2011, une exposition collective intitulée Kaza Ana/Air Hole, consacrée aux pratiques artistiques conceptuelles en Asie, réunissait ainsi quelques documents sur leurs projets depuis les années 1960 et la réplique du radeau en forme de flèche réalisé en 1969. Condition de leur participation à cette exposition, la production et la présentation de ce radeau, n’avaient alors à nouveau comme finalité que sa mise à l’eau à la fin de l’exposition, et la poursuite à travers Osaka d’une dérive entamée il y a presque cinquante ans sur le courant de l’art et de la vie.


  1. Hajime Okamoto, «Cross Meeting», 1969, republié dans Play [couverture noire], Osaka, publié à compte d’auteur par The Play, 1981, n.p., traduit du japonais par Reiko Tomii. 

  2. «Comment», non signé, republié dans Play [couverture noire], op. cit., n.p. 

  3. Une exposition sur le Jikken Kōbō a été présentée à Bétonsalon à Paris du 8 septembre au 28 octobre 2011. Commissaire de l’exposition: Mélanie Mermod. 

  4. Shogo Ohtani, «The Experimental Workshop: The Meeting of Media», in Jasia Reichardt (éd.), Experimental Workshop: Japan 1951-58, Londres, Annely Juda Fine Art, 2009, n.p. 

  5. Pour donner une idée du type d’œuvres présentées, on peut signaler que le Musée de Tokyo avait, au préalable et pour la première fois, émis un ensemble de conditions restrictives qui ne furent évidemment pas respectées par les artistes. À savoir: «Sont interdites les œuvres qui comprennent des sons trop forts et déplaisants, les œuvres qui sentent mauvais, qui se décomposent, qui sont dangereuses ou potentiellement toxiques, qui sont installées directement au sol ou suspendues au plafond.» Nakahaya Yusuke cité par Charles Merewether, «Disjunctive Modernity, The Practice of Artistic Experimentation in Postwar Japan», in Art, Anti-Art, Non-Art, Experimentations in the Public Sphere in Postwar Japan, 1950-1970, Los Angeles, Getty Research Institute, 2007, p. 18. 

  6. Il serait trop long de revenir dans ce texte aux programmes et aux actions de ces groupes et collectifs qui ont contribué à redéfinir les modalités de production et de présentation de l’art à cette période. Pour une compréhension approfondie de l’art de l’époque, nous renvoyons aux textes de l’historienne de l’art Reiko Tomii, et notamment «After the ‹Descent to the Everyday›: Japanese Collectivism from Hi-Red Center to The Play, 1964-1973», in Blake Stimson, Gregory Sholette (éds.), Collectivism After Modernism: The Art of Social Imagination After 1945, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2007, p. 45-76. 

  7. Atsushi Miyakawa cité par Reiko Tomii, Ibid., p. 47. 

  8. «What is a Happening? A game, an adventure, a number of activities engaged in by participants for the sake of playing.» Allan Kaprow, note manuscrite pour Watching, 1967, Allan Kaprow Papers, ca. 1940-1997, boîte 12, dossier 8, Research Library, Getty Research Institute, Los Angeles. 

  9. Entretien avec Keiichi Ikemizu, Kyoto, mai 2011. 

  10. Ibid

  11. «The Happening is performed according to plan but without rehearsal, audience, or repetition. It is art but seems closer to life.» Allan Kaprow, Some Recent Happenings, New York, Something Else Press, coll. «Great Bear Pamphlet», 1966, p. 5. 

  12. Keiichi Ikemizu, cité dans Shukan Asahi, date inconnue, republié dans Play [couverture noire], op. cit., n.p. 

  13. Déclaration non signée, publiée dans Play [couverture noire], Ibid., n.p. 

  14. Préface non signée, publiée dans Play [couverture noire], Ibid., n.p. 

  15. Action mentionnée en ouverture de ce texte. 

  16. Déclaration non signée, publiée dans Play [couverture noire], op. cit., n.p. 

  17. Idem. 

  18. Déclaration non signée, publiée dans Play [couverture bleue], Osaka, publié à compte d’auteur par The Play, 1991, n.p. 

  19. Ainsi que les membres du groupe se nomment eux-mêmes lors de leur première exposition. 

  20. On peut d’ailleurs souligner que les titres et les descriptions de toutes les actions, de même que le nom du groupe, ont dès le début été traduits en anglais. 

  21. «Comment», non signé, republié dans Play [couverture noire], op. cit., n.p. 

  22. Citation tirée de Play [couverture noire], op. cit., n.p.  

  23. Keiichi Ikemizu, in The 1st International Exhibition of Modern Sculpture, Hakone, Hakone Open-Air Museum, 1969, p. 60. 

  24. Déclaration non signée, publiée dans Play [couverture noire], op. cit., n.p. 

  25. Entretien avec Keiichi Ikemizu, Kyoto, mai 2011. 

  26. Idem. 

  27. Keiji Nakamura, Yomiuri Shimbun, 29 mars 1985. 

  28. En France, un ensemble de vidéos documentant certaines de leurs actions a été présenté en 1986 dans l’exposition Japon des avant-gardes au Centre Pompidou. Suite à la découverte de ce groupe à l’occasion d’une résidence à la Villa Kujoyama de Kyoto en 2011, et aux discussions que nous avons eues avec eux, nous les avons invités à participer aux expositions Le Sentiment des choses, au Plateau—Frac Île-de-France, à Paris (15 décembre 2011–26 février 2012) et Le Mont Fuji n'existe pas, également au Plateau (6 juin–29 juillet 2012), pour laquelle, outre la présentation d'une vaste documentation de leurs actions passées, le groupe a poursuivi sur la Seine l'action Current of Contemporary Art

  29. Kaza Ana/Air Hole: Another Form of Conceptualism in Asia, National Museum of Art, Osaka, 8 mars–5 juin 2011. 

Published on <o> future <o>, June 2, 2012.

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CC BY-ND 3.0 France

Texte initialement publié dans la revue △⋔☼, №2, 06/2012, p.13-30.