Les glaciers de l’Antarctique se déplacent
de trois millimètres par an vers nous.
Calculer quand ils arriveront.
Prévoir, dans un film, ce qui se passera.
—Michelangelo Antonioni
Le cinéma est une invention sans avenir.
—Louis Lumière
Dans un texte sur La Tentation de saint Antoine de Flaubert, écrit avant L’Archéologie du savoir, Michel Foucault a mis en lumière comment, au XIXe siècle et chez Flaubert, la littérature prend la bibliothèque, le livre, et en définitive elle-même, comme salle d’archives. Un tournant de l’épistémologie moderniste que l’histoire de l’art contemporain ne saurait sous-estimer, tant elle s’est satisfaite ces dernières années du concept d’archives, sans spécifier suffisamment les conditions du savoir auxquelles ce concept instable nous pousse—«nous» les historiens d’art, critiques, «spécialistes». Foucault se replonge de manière pénétrante dans la genèse infinie de La Tentation, une œuvre dont furent publiées différentes versions qui se ramifient à ses livres achevés. Il voit chez Flaubert comme «le rêve de son écriture» et «le rêve des autres livres»; une œuvre inachevée mais en devenir permanent, sous le joug éclatant de son propre tourbillon de références; «un monument de savoir méticuleux» que Foucault re-décompose en citant tous les textes mais aussi les gravures où Flaubert a puisé pour constituer son bestiaire hallucinant: «Il s’étend entre les signes, de livre à livre, dans l’interstice des redites et des commentaires; il naît et se forme dans l’entre-deux des textes. C’est un phénomène de bibliothèque.» En bref, s’il s’ouvre sur l’espace incommensurable du déjà dit/écrit1, sa faculté de ne jamais s’y refermer est d’autant plus remarquable. Il est certes délicat de considérer La Tentation de Flaubert comme une œuvre stricto sensu inachevée, son auteur s’y étant repris à trois fois pour s’en satisfaire, en 1849, 1856 et 1872; mais en sus de ces reprises à répétition qui le laissent deviner, c’est en vertu de son projet même, de l’archive (à peine) secrète qui l’habite—ce «phénomène de bibliothèque»—que l’on peut faire l’hypothèse suivante: si La Tentation n’est pas inachevée, elle se pense et se vit dans l’inachèvement.
La transition est toute trouvée avec le Livre des Passages2 de Walter Benjamin, projet réellement inachevé s’il en est. Car la fameuse bibliomanie de son auteur et son penchant vers la collection de citations y coexistent avec le pouvoir «destructeur» qu’il aimait voir en ces dernières. D’une certaine manière, le soin que Benjamin mettait à classifier et ordonner les citations qu’il recueillait (souvent de seconde main) est à la mesure du contexte que ces fragments devaient détruire en s’arrachant à lui; condition majeure pour «leur imposer un nouvel ordre […] de telle sorte qu’ils puissent s’illuminer mutuellement et justifier […] librement leur existence»3. Dans la perspective dessinée par Foucault, il est probable que la mort de Benjamin, et donc l’abandon du projet en cours dans le Livre des Passages, aient eu moins d’influence sur notre regard envers ce chef-d’œuvre de savoir en «ruines» que la conception de l’archive et le paradigme de l’inachèvement instaurés dès le milieu du XIXe siècle avec Flaubert. L’archive est ainsi déjà éclatée, aux yeux de la modernité qui n’a pas attendu notre contemporanéité pour la «désobjectiver». Plutôt que de chercher à brouiller les pistes classificatoires et catégorielles de l’archive—selon une certaine doxa de l’art contemporain—il serait donc parfois plus subversif, non pas de chercher à la mettre en ordre, mais de se jeter soi-même à l’intérieur de ses arcanes limbiques, pour écouter le murmure des fragments de récits qui sommeillent en devenir.
Il semblerait que ce soit l’option prisée par de plus en plus d’artistes, travaillant sur le script (ou d’autres traces) d’un film non réalisé, appartenant sinon à l’histoire du moins aux archives du Cinéma. Au lieu de simplement le citer ou le reprendre, ils s’ingénient en quelque sorte à le «continuer», au moins à lui redonner existence. Citons par exemple les projets de Silvia Maglioni et Graeme Thomson autour d’un film écrit par le philosophe et psychanalyste Félix Guattari, ceux de Matthieu Kleybe Abonnenc autour de la cinéaste Sarah Maldoror et son film Des fusils pour Banta confisqué par l’État algérien, ou encore ceux de The Otolith Group autour du cinéaste Satyajit Ray. On pourrait sans doute ajouter des projets manipulant plutôt des films réalisés, mais qui en explorent fondamentalement le dehors, comme Rania Stephan dans The Three Disappearances of Soad Hosni, une fiction documentaire sur la vie de l’actrice égyptienne Soad Hosni, qui n’utilise que des images de films dans lesquels elle a joué.
En 2010, l’artiste Eric Baudelaire réalise The Makes. Constituée d’une part d’un moyen métrage et d’autre part d’un livre composé d’images et de textes, l’œuvre se donne également à exposer sous forme d’installation, à la manière de planches juxtaposées sur des panneaux de métal illuminés par un néon. L’ensemble se base sur des micro-scripts notés par Michelangelo Antonioni pour des films non réalisés et publiés dans le recueil Ce bowling sur le Tibre; des «embryons narratifs» selon le cinéaste lui-même, expression qui en dit déjà long. Comme s’ils constituaient l’unité fondamentale à la genèse, à la survie et à la transformation de récits germant dans les mêmes eaux. Pour Eric Baudelaire, ils «transcrivent des intentions souvent impossibles à filmer, du fait qu’elles testent les limites du cinéma, exorcisées par Antonioni dans ce processus d’écriture»4. Juxtaposées à la plume d’Antonioni, qui représente un «futur non réalisé», des photographies trouvées par l’artiste montrent des acteurs et des scènes de films qui ont été tournées au Japon dans les années 1960-1970, et ont donc bien existé mais représentent, pour nous Occidentaux, un «passé non vécu». Cette juxtaposition produit aux yeux du spectateur, et sous les traits potentiels d’un film imaginaire, «une expérience cinématographique au présent», celle de chaque spectateur. La fiction théorique qui va se déplier alors, voulant qu’Antonioni aurait tourné une série de films au Japon ou bien qu’il existerait une série de remakes japonais d’Antonioni, se nuance du fait que c’est bien nous, mentalement, qui les produirions pour la première fois: d’où le titre de l’œuvre, The Makes, et non pas «Remakes».
THE MAKES: LE VENTRILOQUE DES ARCHIVES
Nous reviendrons principalement sur ce moyen-métrage5 qui se veut une «adaptation» de plusieurs films non réalisés d’Antonioni, existant donc uniquement à l’état de notes qui peuvent aller de quelques lignes (comme en exergue de cet article) à cinq ou six pages. Il s’agit d’un monologue de trente minutes, à la manière d’un entretien sans question, qui met en scène Philippe Azoury dans son propre rôle de critique de cinéma—ou plutôt dans le rôle archétypal du Critique. Le dispositif de l’entretien n’est en réalité suggéré qu'a minima, Philippe Azoury apostrophant ici et là d’un «tu» la personne qui supposément le filme. Il commence par s’entretenir avec nous d’un film parmi d’autres, Quatre Hommes à la mer, qu’Antonioni aurait entamé avec une production japonaise sans le mener à son terme. De ce film non réalisé, comme des autres, restent des photographies de tournage et des acteurs, aux formats et à la vétusté dépareillés mais toutes en noir et blanc. Réuni dans des pochettes plastiques marquées d’une étiquette et correspondant apparemment à chaque film, le tout sort d’une boîte d’archives qui est ouverte sur la table, où traînent également d’autres coupures de presse, un numéro des Cahiers du cinéma, etc. Autant de documents à interroger ou à faire parler.
D’ailleurs, ici comme par la suite, tout commentaire du Critique semble irrémédiablement inspiré par la consultation à la fois méthodique et flâneuse de ces tas de photographies. De la sorte, il s’établit un rapport de traduction entre image et langage; en l’occurrence un mouvement qui semble aller de l’image—cette archive de visages japonais qu’un rien ferait basculer dans un ailleurs impénétrable—vers le langage, ou plutôt, vers un devenir-langage—cette parole du Critique qui se veut une parole complexe. Car cette dernière se déploie en effet selon trois régimes de discours.
Le premier régime, narratif, est celui où le Critique raconte les films, ou plutôt, accompagne la mémoire des films qu’il a aimés, vus et revus, de ses propres souvenirs liés à leur empreinte laissée sur lui, voire à sa rencontre avec Antonioni lui-même. À cet égard, l’anecdote érotique racontée par le Critique au sujet d’Antonioni et d’une femme qui l’accompagnait en studio de mixage, où le Critique était envoyé par le journal Libération, est édifiante. D’abord parce que l’érotisme de cette anecdote où Antonioni serait censé s’adonner à quelques attouchements en catimini, pendant que les techniciens ont le dos tourné, n’est autre que la métaphore qui englobe d’un voile charnel tout ce thème sémiologique du fossé entre image et langage. C’est ainsi que le Critique-conteur met l’accent sur l’aphasie qui était alors celle du cinéaste, le fait qu’il s’exprimait par signes, mais qu’il retrouvait la parole au contact d’une femme lors de jeux érotiques, sans oublier, plus tard dans la prestation du Critique, la citation, elle, bien tirée d’un micro-script d’Antonioni: «Le silence comme la dimension négative des mots.»6 Par ailleurs, cette métaphore—ou cet érotisme de l’archive—revient souvent et avec insistance, dans sa manière de manipuler les photographies, avec doigté et fétichisme, ou alors lorsque la caméra se braque sur les gestes répétés de la main qu’il fait en parlant, les superposant toujours à la vision que nous avons des photos. L’autre raison, plus évidente, pour laquelle cette anecdote a valeur exemplaire, c’est qu’elle signifie dans le flux de parole solipsiste du Critique sa propre mue en «embryon narratif», à savoir une scène de film érotique dont Antonioni serait l’acteur principal et qu’il aurait pu tout aussi bien écrire lui-même—ou comment un cinéaste aphasique en fin de carrière s’occupe «sur la même table» du mixage de son film et de la femme qu’il convoite. Par conséquent, si The Makes repose sur un principe d’intertexte7 assez évident, il faut bien dire qu’il a tout de flamboyant, ne s’interdisant pas d’inventer les «textes» sur lesquels ce principe se construit et par où il transite; les inventer ou plutôt les faire exister par la parole avant qu’ils ne soient écrits: intertextualité spéculative. Par exemple, toujours pendant qu’il raconte cette anecdote, le Critique montre à la caméra un article de presse intitulé «Antonioni, la communication par éclipse» qui instaure le doute; l’un des deux, l’article ou l’anecdote, n’est-il pas inventé de toute pièce? Ce n’est pas leur contenu, puisque tout semble parfaitement concorder, qui nous fait douter, mais bien la juxtaposition de sources de natures différentes et les passages cycloniques entre image, langage, oral et écrit. Tout l’art d’Eric Baudelaire s’érige ici en construction intertextuelle qui déploie ses ailes au rythme de mises en abîme infinies—sur l’écriture, le souvenir, l’inachevé.
Le deuxième régime de discours, analytique, se servant des photos comme supports—non plus du souvenir mais de la pensée—porte un regard bâti sur des concepts, des considérations techniques, stylistiques, etc., qui concernent aussi bien la photographie et le cinéma que la manière d’écrire ou de raconter une histoire. Pour exemple, prenons un autre tissage intertextuel, se produisant à la croisée de trois sources: une citation tirée de la «lettre» de Roland Barthes à Antonioni publiée dans les Cahiers du cinéma et les commentaires du Critique sur deux films non réalisés d’Antonioni. La citation de Barthes vaut, par sa beauté un brin orientaliste, d’être exposée dans son intégralité:
Je pense aux mots du peintre Braque: ‹le tableau est fini quand il a effacé l’idée›. Je pense à Matisse dessinant un olivier, de son lit, et se mettant au bout d’un certain temps à observer les vides qui sont entre les branches. Et découvrant que par cette nouvelle vision il échappait à l’image habituelle de l’objet dessiné, au cliché olivier, Matisse découvrit ainsi le principe de l’art oriental, qui veut toujours peindre le vide, ou plutôt qui saisit l’objet figurable au moment rare ou le plein de son identité choit brusquement dans un nouvel espace, celui de l’Interstice. [D’une certaine manière, votre art est aussi un art de l’Interstice.]8
Si comme le dit le Critique avec subtilité, «Barthes parle à Antonioni d’Antonioni, mais il ne lui parle pas directement, il passe par le recours à la peinture», il ne peut donc s’agir, pour Eric Baudelaire, que de prolonger une constellation intertextuelle reliant des noms (Braque, Matisse, Antonioni, Barthes lui-même) et des techniques (le collage, la peinture, le dessin, le cinéma, l’écriture). Mais ce faisant il crée de nouveaux appels d’air dans les cyclones de mises en abîme, donnant à entendre les mots de Barthes eux-mêmes comme la mise en scène possible d’une image absente—tout comme The Makes met en scène les traces verbales et photo-mnésiques de films que personne ne verra jamais et que seul conserve l’inconscient de l’histoire du cinéma. Lorsque Barthes «pense» à Matisse dessinant sur son lit, se réfère-t-il à une anecdote, une photographie, une légende? Bienheureux celui qui se mettra à la recherche de cette image… car le travail d’Eric Baudelaire consiste aussi à murmurer au spectateur des pistes de recherche peut-être sans lendemains, peut-être magnifiques. Celles qu’il emprunta lui-même à travers les documents nécessaires à la genèse de son film, et parfois des documents somnambules: on pourrait désigner par là, aussi bien des textes et des images avant qu’ils n’accèdent à un certain degré de visibilité/connaissance, que le fait de montrer non pas une image, mais le regard sur une image (Barthes sur Matisse ou bien Godard dans ses Histoire(s) du cinéma), ce qui est une autre manière de jouer sur son absence.
Toujours est-il que le Critique fait ensuite le lien entre cette question de l’interstice et le processus créatif à l’œuvre dans Un matin et un soir où, nous explique-t-il, Antonioni part de deux images; la photo d’un homme «au premier jour de sa vie adulte», accompagné d’une femme qu’il semble aimer et dont le visage sur la photo est entouré d’un large cerne blanc; et une autre photo où on voit ce même homme dans un peloton d’exécution, «la seconde qui précède sa mort». Or, poursuit le Critique, «y a rien entre les deux», sinon une béance contredisant la raison même du cinéma qui serait de raconter l’entre-deux; «la vie du personnage est passée dans la collure qui est entre ces deux photographies, mais cette collure c’est aussi cet espace vide dont parle Barthes à propos de Matisse». Ainsi le discours du Critique sur le film d’Antonioni passe dans le discours de Barthes sur Matisse, c’est-à-dire le discours de Barthes sur Antonioni, qui à n’en pas douter passe dans le discours d’Eric Baudelaire sur son propre film: intertextualité spéculative et autoréflexive.
Par ailleurs, le propos sur la béance ou la faille du temps, est aussi le signe d’une insistance, de la part d’Eric Baudelaire, sur tous les facteurs, poétiques mais aussi économiques, qui séparent un scénario ou un script de sa réalisation. Dès lors, plutôt que de lui donner un statut d’archive sourde et muette ou de «projet» livré aux oubliettes, ces facteurs l’entourent d’une certaine aura (celle dont se parent les rumeurs les plus rêveuses), faisant de lui un film-en-puissance. Celui-ci non seulement offre au script, cet embryon, de se déployer à travers des voies/voix et des figures insoupçonnées, mais assure de plus, vis-à-vis de l’archive, une fonction quasi rituelle voire théologique de relecture infinie et de production de sens sui generis. Plus exactement, le film-en-puissance—celui qui prend le script pour archive—fait fusionner deux horizons, celui des corpus de la «bibliothèque» ici réunis par Eric Baudelaire et celui de l’expérience que nous faisons en lisant dans leur tournoiement, en les redéployant nous-mêmes—entre lecture agissante et interprétation transformatrice.
Pour atteindre cette dimension si délicate, où tous les textes dans le texte ne font plus simplement que s’«inter-caler» sur le même plan de savoir mais s’ouvrent à la genèse discursive des œuvres à venir—des œuvres qui s’efforcent d’exister sans pourtant avoir d’existence matérielle ou avérée par l’histoire—il aura fallu que la photographie surjoue son rôle de refoulé cinématographique. C’est ainsi que le Critique nous le confirme par son interprétation de l’acte meurtrier relaté dans les notes de Ce bowling sur le Tibre: «toute perfection […] n’est que la promesse d’une dégradation à venir […] ce serait presque le récit de quelqu’un qui ne supporte pas le cinéma, c’est-à-dire la continuité des choses, et qui lui préférerait la photographie». Autrement dit, aller dénicher dans les films non réalisés d’Antonioni des raisons esthétiques à leur non-existence et à leur recréation discursive. La photographie illustre ces initiatives, en assumant souverainement sa double potentialité, indiciaire et divinatoire, celle de trace du passé mais aussi de vision futurologique.
Enfin, il est à noter un troisième régime de discours, bien qu’il soit désormais évident à quel point ces trois régimes sont intriqués voire inextricables. Moins identifiable que les deux premiers, mais aux conséquences plus remarquables, on pourrait le qualifier deré-citationnel. À savoir que le Critique prête aussi sa voix à la lecture des fragments écrits par Antonioni, directement cités sur les images. Il n’est plus seulement question d’intégrer les photos au commentaire sur les films, par l’entremise du Critique, mais plutôt de faire entendre la voix éteinte de l’auteur revenant dans la voix du Critique. Mais alors même qu’ici images et textes sembleraient davantage dans un rapport d’authentification que de traduction, les toutes premières secondes de The Makes montrent que ces actes de traduction scriptovisuelle restent largement prégnants: la main du Critique passe en revue une série de portraits photographiques tel un jeu de cartes; il les dépose nonchalamment les unes sur les autres, la première photo que l’on voit est celle d’une femme, puis toutes les autres montrent des hommes qui la «recouvrent», s’égrenant tout le long de ce passage lu par le Critique:
Depuis qu’elle vit seule, elle ne fait que se protéger, elle ne saurait pas dire de qui. Elle se rend compte confusément que, tout en aimant les hommes, ils sont ses ennemis et qu’à vivre avec eux on court le risque de s’épuiser dans une suite de jours sans lendemains. C’est ainsi qu’elle a appris à considérer sa propre fragilité comme étant l’unique réalité du monde, le reste peut être ou ne pas être.
L’entrelacement de ce palimpseste de visages avec ces phrases, non seulement arrachées à l’ineffable d’un film non réalisé, mais orphelines de tout contexte (comme les photos), ne fait guère de doute. Face à l’archive des acteurs japonais—figure d’incarnation—les notes d’Antonioni deviennent elles-mêmes archives de personnages et de destins en attente de prendre figure. Se confirment alors les oscillations de la traductibilité où image et langage prolifèrent l’un dans l’autre, sans rapport de subordination mais plutôt d’engendrement mutuel. Les trois régimes de discours—narratif, analytique, ré-citationnel—tournent autour de cette stratégie à la fois rhétorique et didactique consistant à faire parler les images. C’est d’ailleurs par ce biais que The Makes renoue implicitement avec l’histoire de l’art et les grands thèmes de la représentation classique comme l’ekphrasis: comment «traduire» une œuvre d’art dans un discours ou un texte littéraire par une description qui la donne à voir alors qu’elle est absente? C’est ainsi que le Critique nous assure, citant cette fois-ci Bernard Eisenschitz, que «les plus beaux films sont ceux que l’on n’a pas vus».
Bien sûr, les citations explicites comme cette dernière (où le Critique dit qu’il cite Bernard Eisenschitz) semblent ne pas échapper à la loi normale de l’intertextualité. En revanche la citation précédente, où le Critique parle en lieu et place de l’auteur Antonioni, tout en s’éclipsant de sa positon de locuteur par l’effet du contre-champ qui nous expose aux seules photographies, signale un singulier déplacement. En effet lorsque le Critique cite les notes d’Antonioni, sans dire qu’il les cite, il semble que l’on s’écarte d’un régime strictement citationnel, dans la mesure où le fragment cité n’a pas tant valeur de coupe à l’intérieur d’une source pour lui servir de support ou de relais argumentatif, mais plutôt d’opérateur de traduction entre les images et le texte; c’est-à-dire, comme le formule Eric Baudelaire, entre un «passé non vécu» et un «futur non réalisé». Il ressort que l’occurrence citationnelle se fait moins à titre de superposition que de liant; le fragment cité est moins une pièce rapportée qu’une pièce engendrée «organiquement» dans le sein du corpus à partir duquel le locuteur s’exprime déjà. En bref, le locuteur ne se situe pas dans un espace-temps discursif extérieur à celui des notes prises par Antonioni, à partir d’où il le citerait, au sens commun de ce terme; mais il le cite bien plutôt «de l’intérieur», à la façon d’une ré-citation plutôt que d’une citation—c’est en quoi le fait qu’il s’éclipse alors du cadre fait sens. En cela, parler de régime ré-citationnel permet d’entrevoir en quoi les fragments cités servent pleinement la construction d’un récit9 sur un film à venir; non pas afin d’y ajouter quelque chose, mais de produire—en les proférant—les conditions de son devenir, tout simplement. La citation est reproductrice alors que la ré-citation est génératrice10.
INTERTEXTE ET ARCHÉOLOGIE:
LES DEUX MÉTHODES DE LA SCRIPTOLOGIE
S’exprimant de l’intérieur de la bibliothèque des discours, celui du récitant ne connaît plus de frontières nettes entre un dedans et un dehors de la représentation. Rien ne dit non plus, dans ce qu’on entend, ce qui est de l’invention de ce dernier ou bien de celle du Critique-conteur. D’ailleurs l’image d’Épinal de la boîte d’archives et des photos qui s’en déversent anarchiquement est une image qui appuie cette conception anatopique du récit où les lieux d’énonciation et les marques du discours peuvent s’échanger sans que les uns et les autres aient besoin d’être désignés comme l’auteur ou le narrateur qui cite l’auteur, le locuteur premier ou second, etc. Les images du Japon fonctionnent bien au-delà de leur propension authentique au vrai et au faux; car a-t-on jamais eu besoin de savoir si tout ce qui est raconté dans l’Odyssée d’Homère ou dans la Bible est vrai afin d’en ressentir les effets? Après tout, le fait même qu’Antonioni n’ait jamais tourné de film au Japon, alors que le Critique nous en parle comme si tous ces acteurs japonais avaient bien été sous sa direction, empêche-t-il que l’on y croit? La virtuosité avec laquelle Eric Baudelaire reconstruit, hypothèse par hypothèse, les films fantômes d’Antonioni n’est-elle pas le gage pour son spectateur d’un autre rapport à la vérité, ne cherchant plus à discerner le vrai du faux, le possible de l’impossible, mais dégageant les conditions de possibilité d’un questionnement sur la nature hybride du document: sa part de spéculatif et sa part d’empirique. «Images en récit»11, ces photos servent surtout au Critique pour expérimenter entre souvenirs, anecdotes, analyses et citations, «la loi de ce qui peut être dit, le système qui régit l’apparition des énoncés comme événements singuliers»12—c’est donc bien, d’après la définition foucaldienne de l’archive, un usage intertextuel qui permet d’en affronter le désordre ou l’éclatement.
Comment dès lors caractériser l’usage contemporain de cette méthode? Cette forme si particulière qu’une œuvre assume face à l’histoire, en enquêtant sur d’autres «œuvres» que l’histoire n’a en revanche pu reconnaître en tant que telles? Peut-on concevoir une science qui prendrait en charge autant les manières de prédire, de projeter, d’imaginer que celles d’archiver, de relire et de relier? Une science qui transforme—comme le rapport établi par Eric Baudelaire entre le Japon et le cinéma d’Antonioni—les textes en images du futur et les images en textes du passé? Se définissant aux marges de plusieurs genres—l’essai poétique, le docu-fiction, l’«entretien infini»13—elle prendrait alors le script comme système complexe de ses questionnements et de ses expérimentations. Cette science s’appellerait la «scriptologie»14.
Dans le cas du film de Baudelaire, nous avons vu comment l’intertexte s’avère une méthode privilégiée pour manœuvrer et voyager dans l’archive au sens le plus brut: films non réalisés, documents non classés, voix non enregistrées… l’antichambre de l’histoire du cinéma plutôt que son grand festival. Car si le scriptologue arpente les œuvres d’autres auteurs pour réveiller les corps qu’ils ont imaginés et ainsi les amener à danser sur d’autres pistes, c’est qu’ils sont restés chez ces auteurs à l’état de «spectres». Les images d’acteurs japonais avec lesquelles jongle Eric Baudelaire n’ont alors d’autre fonction que de disséquer les spectres qui habitent les films non réalisés d’Antonioni, toucher la multiplicité qui les hante—un spectre est habité par d’autres spectres—, l’hybridité qui les fait vibrer. Nous avons vu aussi que l’intertextualité se faisant jour avec The Makes est d’un genre particulier. Le statut de l’auteur n’y est jamais figé (comme dans une citation normale) de sorte que le réseau des énoncés repose autant sur ceux qu’elle cite réellement que sur ceux qu’elle feint de citer en les fabulant. Ces images d’acteurs japonais sont donc là aussi pour «dépayser» l’imaginaire (déjà largement nomade) lié au cinéma d’Antonioni—pensons tout simplement à la stratégie intertextuelle de Joyce qui consista à transposer l’action de l’Odyssée d’Homère dans le Dublin du XXe siècle—, offrir un paravent d’exotisme pour mieux cacher leur propre partie liée avec le cinéma occidental et ainsi montrer effectivement dans quel ailleurs, moins imaginaire que l’imagination elle-même, les films d’Antonioni auraient pu se tourner15 (en même temps altérer notre perception occidentale de ses films). Mais malgré ces nuances importantes, l’intertexte n’est pas la seule méthode du scriptologue pour se confronter aux errances du savoir et aux dispersions du langage propres à l’archive de la modernité.
L’autre méthode qui connaît un relief tout particulier dans l’art contemporain est l’archéologie. C’est Michel Foucault, encore lui, qui en posa les fondations dans L’Archéologie du savoir où il semble qu’après le retour à Flaubert et aux origines de la «manne» intertextuelle pour le structuralisme, il s’engage justement dans cette voie poststructuraliste. La méthode archéologique diffère en somme de la méthode intertextuelle principalement en ceci que les citations (et leurs auteurs) ne constituent pas son matériau de base; elle ne vise donc pas la circulation des textes sur un plan synchronique (qui n’empêche pas d’ailleurs des formes d’anachronismes). C’est plutôt, comme l’a illustré Foucault, dans un esprit foncièrement diachronique et discontinu que l’on repense l’écriture de l’histoire.
On peut trouver une importante réflexion sur le paradigme archéologique dans le travail de The Otolith Group. En 2009, le duo composé d’Anjalika Sagar et de Kodwo Eshun réalise Otolith III, la dernière pièce toutefois autonome d’une trilogie. Il s’agit d’un moyen-métrage basé sur The Alien, le script d’un film non réalisé et écrit en 1967 par le cinéaste Satyajit Ray. Ce dernier avait ainsi pour projet de réaliser ce qui aurait été le premier film indien de science-fiction. À leurs prises de vue originales, les artistes ajoutent des extraits de treize films, eux bien réalisés par Satyajit Ray. La différence significative avec The Makes, où aucun film existant d’Antonioni n’est montré sous forme d’archives remontées, se joue donc d’abord sur les manières d’entrer dans l’archive. En utilisant les traces des films japonais, non réalisés par Antonioni, comme paratexte de ses propres films non réalisés, The Makes puise dans l’archive son pouvoir circulaire et inclue la subjectivité individuelle de chaque spectateur dans le mouvement continu, voire infini, de la surinterprétation spéculative 16. En utilisant les films eux réalisés par Satyajit Ray comme hypotexte de son film non réalisé, The Otolith Group puise dans l’archive son pouvoir stratifiant; ils réexposent par discontinuité l’historicité des œuvres à l’histoire de leur réception collective, aux idéologies qui ont mené par exemple à leur sous-exposition17; le film non réalisé ne sert donc ici pas tant comme outil de spéculation narrative que comme outil de réévaluation critique, pour «décrire des énoncés, […] en faisant apparaître les relations d’implication, d’opposition, d’exclusion qui [peuvent] les relier»18. De fait, dans Otolith III ce sont les personnages écrits par Satyajit Ray eux-mêmes qui retrouvent une voix (plusieurs voix contrairement à la voix solitaire du Critique dans The Makes) et que l’on entend se contredire sous forme d’énoncés-événements. Par exemple le personnage du Réalisateur demande au Garçon: «Comment m’as-tu retrouvé? Tu n’existes même pas», et celui-ci de répondre «Je voudrais plus de vie, Père.»19 Comme pour mieux servir une exploration du script de The Alien, les cinq personnages—ou plutôt les êtres de papier—qu’il contient originellement (le Réalisateur, l’Ingénieur, l’Industriel, le Journaliste et le Garçon) se voient ressuscités comme des scénarii spectraux, à travers différentes voix off qui enquêtent sur leur réincarnation possible aujourd’hui dans les rues de Londres. Le procédé est significativement semblable à la stratégie des contresignes orientalisants que nous montre le japon dans les photographies trouvées par Eric Baudelaire, mais ici le prisme géographique s’est inversé, puisqu'on ne va pas de l’Occident à l’Orient mais bien des paysages indiens de Satyajit Ray vers le «multiculturalisme» londonien.
Dans les deux cas cependant on attire notre attention sur ces contresignes qui questionnent l’identité revêtue par la modernité, celle qui s’entichait de voir en la reproductibilité technique le «musée imaginaire» par excellence, c’est-à-dire si l’on suit la référence à Malraux, une conception de l’histoire largement écrite par l’Occident, ayant notamment vocation à donner une vision universaliste des peuples20. Or, par exemple, dans The Makes, au-delà d’un effet «carte postale», les photographies des acteurs japonais acquièrent une qualité pré-cinématographique leur donnant un air quasi parodique du cinéma moderne européen. Dans l’une et l’autre méthode, la scriptologie ne s’intéresse pas aux œuvres selon des critères de paternité et d’autorité, elle est une science des constellations possibles entre passé et futur, selon un critère de réactualisation interprétative et historique. Elle navigue entre les eaux dormantes de l’inachevé et les sables mouvants de l’inédit.
ÉPILOGUE: LES SCÉNARIOS QUI NOUS ENTOURENT
La scriptologie s’appuie donc de manière privilégiée sur des sources orphelines (d’un contexte attesté, d’une existence matérialisée) mais n’est pas elle-même née sous X. Elle prend notamment sa source dans les conflits poétiques et économiques entre texte et image, dans les étapes cinématographiques que représentent un scénario, un tournage, un montage… comme lors d’une dispute entre Jack Balance et Fritz Lang dans le film Le Mépris (1963) de J.-L. Godard: «the script is not what you have on the screen—yes, because in the script it’s written, and on the screen it’s […] motion pictures», rétorque le cinéaste allemand au producteur américain qui s’obstine, au vu du résultat qui en est sorti sur l’écran, à lui opposer le script21. Le champ de bataille sur lequel s’affrontent les subjectivités suscitées par le scénario est le même qui a vu naître toutes les déclinaisons possibles du scénario édité ou du «script de papier», c’est-à-dire les différentes manières de donner à voir un film par son inscription dans l’imprimé; que ce soit prospectivement ou rétrospectivement à sa réalisation, toute la question scriptologique gît dans cette ambivalence temporelle et herméneutique. Et en ce sens, il convient d’y ajouter les différentes tentatives d’artistes et d’écrivains non cinéastes dont on a gardé des «projets» de film jamais réalisé, que ce soit les «collage-scénario-poème» de Karel Teige, le «cinéma-drame» d’Apollinaire, les «one minute scenario» de Robert Filiou et George Brecht ou encore les séquences «typophoto» de László Moholy-Nagy22. Si leurs innovations formelles dans le traitement du rapport texte-image laissent rêveur, il ne faut pas oublier les coutumes plus sobres du scénario édité. Des films de Godard dont les versions «texte et images» sont publiées chez P.O.L. et Gallimard doit-on dire qu’ils sont des «scripto-romans» ou des « démontages-documents»? La clarification de leur statut, qu’on la juge nécessaire ou pas, s’étend sur toute l’histoire du cinéma et son contretype, ou ses marges scriptologiques.
Ces prémisses constituent donc un socle épistémologique sur lequel une science comme la scriptologie est en train de se bâtir: les films sont-ils nécessairement imaginés en vue d’être réalisés? Que peut-on retirer de leur décomposition (ou recomposition) en un montage de documents somnambules dont le réveil produit toute l’originalité? Peut-être faut-il alors prendre ses distances avec l’autre doxa actuelle voulant que nos vies soient régies par l’ultime stratégie de manipulation scénaristique, échafaudée entre les politiciens et les publicitaires, et où l’artiste aurait la mission de «[pervertir] notre léthargie face à la manière dont certains scénarios jouent avec nos désirs et notre quotidien»23. Il n’est pas question de nier que la dimension spéculative à l’œuvre dans la scriptologie s’y rattache, se frottant de fait à l’arme des marchés financiers et des places boursières. Mais au fond de toute spéculation d’ordre narratif, il ne faut pas oublier le dernier scintillement du speculum, c’est-à-dire du «miroir» par où la fiction se réfléchit en construction historique, ou en histoire à venir. Ainsi, dans le film d’Eric Baudelaire, alors même que tout semble absence, hypothèse et simulation, nous nous voyons soudainement aux prises, dans ce miroir, avec la matérialisation des récits les plus irrécupérables, ceux d’Antonioni jusqu’à nos propres films non réalisés. Ce reflet n’est pas seulement celui de la fiction dans l’histoire, mais aussi celui de l’œuvre dans les discours qui la reconfigurent tel un scénario avec ses variables. Aussi sûr qu’historiquement la normalisation du scénario fut l’instrument des studios hollywoodiens pour adapter récits, personnages et discours aux besoins du marché, le cinéma a toujours porté en lui la possibilité scriptologique de produire des œuvres à venir—produites dans le mouvement même et la dispersion des discours qu’elles mettent au jour—plutôt que des œuvres planificatrices et normatives. Comme le dit Philippe Azoury à propos d’un groupe de photos, dont il se demande si elles servaient à Antonioni pour réfléchir au tournage du film (le poétique) ou si elles servaient à la publicité du film (l’économique): «la publicité du film et la critique du film sont contenues dans le même objet, dans la même photographie». Pourquoi alors s’interroger sur le devoir de l’artiste à nous libérer des scénarios qui aliènent notre subjectivité? Si la scriptologie prend forme en quelques incursions dans l’imaginaire flaubertien de la bibliothèque, l’imaginaire pré-cinématographique du scénario publié et l’imaginaire post-capitaliste du storytelling, contentons-nous alors, puisque ces mystères nous échappent, de feindre que nous en sommes les organisateurs.

Eric Baudelaire, The Makes, 2010, 26 min, vidéo HD
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Pour les différents passages cités, voir Michel Foucault, «La bibliothèque fantastique» [Sans titre], in Dits et écrits, 1954-1975, t. 1, Paris, Gallimard, coll. «Quarto», p. 325-326. Foucault commente par la suite les indications ou didascalies laissées par Flaubert dans son texte, le destinant à sa mise en scène théâtrale. ↩
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Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle. Le Livre des Passages, Paris, Cerf, 2006 [1982]. ↩
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Hannah Arendt, Walter Benjamin 1892-1940, Paris, Allia, 2007 [1971], p. 103. Benjamin disait encore: «Les citations dans mon travail, sont comme des voleurs de grands chemins qui surgissent en armes et dépouillent le promeneur de ses convictions», rappelant que la force de la citation «n’est pas de conserver, mais de purifier, d’arracher du contexte, de détruire». Ibid., p. 87. ↩
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Le film est visible sur le site de l’artiste ↩
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Michelangelo Antonioni, «Le Silence», in Ce bowling sur le Tibre, Paris, Images Modernes, 2004, p. 22. ↩
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L’intertextualité est définie par Gérard Genette comme «une relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes, c’est-à-dire […] par la présence effective d’un texte dans un autre», que ce soit, comme il le précise, par voie de citation, de plagiat ou d’allusion. Mais l’intertexte n’est pour lui qu’un type de relation transtextuelle parmi d’autres. The Makes serait entre l’intertexte, le paratexte (ce qui est à la marge du texte: titres, illustrations, etc.) et l’hypertexte («un texte dérivé d’un autre texte préexistant»), mais j’utiliserai le premier par convenance. Cf. Gérard Genette, Palimpsestes. La Littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982, p. 7-16. ↩
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Roland Barthes, «Cher Antonioni», Cahiers du cinéma, №311, mai 1980, p. 10. Il existe toute une littérature sur Antonioni comme cinéaste du vide, voir par exemple José Moure, Michelangelo Antonioni. Cinéaste de l’évidement, Paris, L’Harmattan, 2001. ↩
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Nous prenons le récit au sens archaïque divulgué par Walter Benjamin de «ces graines enfermées hermétiquement pendant des millénaires dans les chambres des pyramides, et qui ont conservé jusqu’à aujourd’hui leur pouvoir germinatif». Cf. «Le conteur» [1936], in Œuvres, t. 3, trad. Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 2000, p. 125. ↩
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Un examen attentif des notes d’Antonioni montrerait aisément qu’elles font écho à la méthode intertextuelle d’Eric Baudelaire et à l’acuité avec laquelle il a recherché des postures «antonioniennes» dans les photos japonaises. En effet Antonioni présente souvent ses idées sous forme de montages entre faits, documents, citations, sources et théories, intriquant parfaitement les trois régimes de discours que nous avons dégagés chez Eric Baudelaire. ↩
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L’expression est d’Italo Calvino. Alors qu’on l’interroge sur la spécificité narrative du cinéma par rapport au roman, il fait le lien avec la conception archaïque du récit chez Benjamin: «Pour trouver des éléments communs entre une succession de mots écrits telle que le roman et une succession de photogrammes en mouvement telle que le film, il faut isoler dans le flux des mots ou des photogrammes cet enchaînement particulier d’images en récit, qui […] était propre à la narration orale (mythe, fable, conte folklorique, chant épique, légende de saints et martyres, historiette licencieuse, etc.).» Cf. Italo Calvino, Cahiers du cinéma, №185, spécial Noël 1966, p. 87 (je souligne). ↩
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Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 170. ↩
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Maurice Blanchot, L’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969. ↩
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NDR: Toute ressemblance avec une science existante qui aurait pour objet l’étude orthographique et graphologique des textes anciens ne saurait être que fortuite. ↩
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Notons pour anecdote que, suite au succès de Blow-Up, Antonioni avait prévu un tournage au Japon qui n’a finalement jamais eu lieu. Eric Baudelaire entend de la sorte rendre «une sorte d’hommage poétique à Antonioni et à son voyage interrompu».Voir l'entretien avec l’artiste téléchargeable à cette adresse: www.le-bal.fr/fr/category/mh/le-bal-lab/les-editions/. ↩
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«Surinterprétation» ne prend pas ici le sens commun d’interprétation sans fondement, mais plutôt celui que Roland Barthes donne au surcodage lorsqu’il dit que le lecteur «ne décode pas, il sur-code; il ne déchiffre pas, il produit, il entasse des langages, il se laisse infiniment et inlassablement traverser par eux: il est cette traversée». Cf. Roland Barthes, «Sur la lecture» [1975], in Le Bruissement de la langue. Essais critiques IV, Paris, Seuil, 1984, p. 47. ↩
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Du point de vue de la distinction entre méthode intertextuelle et archéologique, il est intéressant de rappeler que si Eric Baudelaire intitule son film The Makes, The Otolith Group présente Otolith III comme un «Premake», expression empruntée à Chris Marker qui désigne un remake réalisé avant l’original. ↩
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«Sur les façons d’écrire l’histoire» (entretien avec R. Bellour) [1967], in Dits et écrits, 1954-1975, t. 1, op. cit., p. 616. ↩
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The Otolith Group, A Long Time Between Suns, Berlin; New York, Sternberg Press, 2010, p 63. Précisons ici que les trois films d’Otolith Group apparaissent entièrement à l’état de «script pour voix off» dans ledit ouvrage. Faute de place pour développer suffisamment l’analyse, je me permets de renvoyer à Morad Montazami, «The Otolith Group. Les voies du script», Art 21, №31, été 2011, p. 26-33. ↩
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Voir sur ce point le sort réservé à Malraux par Douglas Crimp dans «On Museum’s Ruins» (October, №13, été 1980, p. 50-53), qui est un des rares à faire également le lien avec le Foucault lecteur de Flaubert. ↩
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Rappelons que Fritz Lang joue son propre rôle dans Le Mépris, ce magistral film dans le film, où il est censé adapter l’Odyssée d’Homère au cinéma. ↩
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Pour tous ces exemples et bien d’autres, voir Christian Janicot (dir.), Anthologie du cinéma invisible. 100 scénarios pour 100 ans de cinéma, Paris, Jean-Michel Place, 1995. ↩
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Liam Gillick, «Le futur doit-il aider le passé?», in Dominique Gonzalez-Foerster, Pierre Huyghe, Philippe Parreno (cat.), 30 octobre 1998–10 janvier 1999, Paris, Musée d’art moderne de la Ville de Paris, Paris-Musées, 1998, p. 19. ↩
Published on <o> future <o>, October 6, 2011.
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Texte initialement publié dans la revue △⋔☼, №1, 10/2011, p.133-150.