Alexis Guillier

Artless

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Today we escape to Paris, at the time of the great Paris Exposition. One of the recurring legends of the 20th century is Alexander Woolcott’s version of the story of the Vanishing Lady.

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Au moment de l’Exposition universelle de 1889, pour laquelle on inaugure la tour Eiffel, une légende urbaine circule. Une dame anglaise et sa fille, en provenance des Indes et en route vers Londres, font escale à Paris. À peine sont elles arrivées à l’hôtel que la mère tombe gravement malade. Le médecin de l’établissement envoie alors la fille chercher des médicaments. Lorsque cette dernière revient, la mère a disparu, l’hôtel a changé de nom et la chambre d’apparence. Personne ne reconnaît la jeune fille, qui ne tarde pas à basculer dans la folie et finit à l’asile. Une version de l’histoire veut que la mère soit morte de la peste et que la direction de l’hôtel ait donc cherché à dissimuler ce cas gênant, allant jusqu’à soudoyer les différents employés afin qu’ils cachent la vérité à la jeune fille.

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Par la suite, cette légende connaît de nombreuses déclinaisons, notamment aux États-Unis. Alfred Hitchcock la raconte à François Truffaut lorsque celui-ci l’interroge sur l’origine du film The Lady Vanishes,

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autre forme de la perte, avec à la place de la mère de la légende, Miss Froy, vieille dame aux tendances volatiles.

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Juste avant de tomber dans le sommeil au cours duquel Miss Froy disparaît, l’héroïne voit l’étrange magicien Doppo exécuter un tour de disparition.

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Pour la première scène de F for Fake, Orson Welles exécute lui aussi des tours de passe-passe devant des enfants, sur le quai d’une gare, avant le départ du train.

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Dans le train de The Lady Vanishes, le wagon dédié aux bagages accueille également la cabine du magicien Doppo, consacrée au fameux numéro de disparition. Lorsqu’elle est vidée de son occupant, la cabine n’offre au regard qu’une béance, découpée par l’encadrement de la porte.

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À l’époque de l’Exposition universelle, de nombreux spectacles de magie proposent ce type de disparitions. La personne appelée à en faire l’objet est traditionnellement une femme, qui assiste l’illusionniste.

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Dans son théâtre Robert-Houdin, Georges Méliès présente ce numéro et le filme à plusieurs reprises. La chaise localise le vide, donne un cadre à l’absence de corps,

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comme le signifie, dans The Lady Vanishes, le siège laissé vacant par Miss Froy.

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I refer to the fantastic, the formidable, the entirely flabbergasting, Mr. David Copperfield.

En 1978, Orson Welles introduit le magicien qui s’apprête à donner au motif de la femme qui disparaît sa dimension américaine.

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On estime à cinquante millions le nombre de téléspectateurs qui contemplent le vide laissé par la disparition de la statue en cette nuit de 1983. À la même époque, en France, François Truffaut travaille avec Jean Grault à l’écriture du scénario 00-14, qui ne sera pas tourné.

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Pensé comme une série de destins se croisant au début du XXe siècle, 00-14 s’achève aussi sur la disparition d’une femme. Truffaut et Grault reprennent les gros titres exacts des journaux de l’époque.

RUES DE PARIS, EXT. JOUR.
Il pleut. Des crieurs de journaux se répandent dans les rues pour annoncer la nouvelle du jour :
PREMIER CRIEUR:
Inimaginable! Demandez, voyez, lisez Le Matin! On a volé La Joconde!
SECOND CRIEUR:
Excelsior dernière! Quand? Comment? Qui? À sept heures trente, La Joconde était encore au Louvre, à huit heures trente, elle avait disparu.

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Le week-end qui précède le vol, la presse publie aussi l’annonce des derniers soldes de la saison aux Grands Magasins du Louvre, un «tout doit disparaître» qui annonce ce qui va effectivement arriver au musée du même nom en ce lundi 21 août 1911.

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Pendant une semaine, le musée reste clos, et rouvre finalement le mercredi 30 août. Dans le scénario de 00-14, on prend connaissance des journaux à la table du petit déjeuner. Un des personnages éclate alors de rire, car «Les entrées ont triplé au Louvre depuis le vol!» On me l’avait dit, je ne voulais pas le croire, et moi-même j’y suis allé. C’était vrai. J’ai questionné l’un des gardiens: «Et tous les jours il y a autant de monde que cela?» Et le gardien m’a répondu: «Mais Monsieur, c’est à ne pas croire, elle a beaucoup plus de visiteurs en ce moment qu’elle n’en avait quand elle était là.»

Comme Sacha Guitry, qui évoque ses souvenirs à la radio, la femme présente à la table du petit déjeuner de 00-14 est curieuse, et s’interroge: «Qu’est-ce que les gens viennent voir?» On change alors de décor.

LOUVRE, SALON CARRÉ, INTÉRIEUR JOUR. TRÈS GROS PLAN SUR L’INSCRIPTION:
La Joconde
Léonard De Vinci

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Puis la caméra recule, découvrant le cadre vide devant lequel défile une foule compacte.

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Parmi les visiteurs de septembre, il faut compter Franz Kafka et son ami Max Brod qui, en pénétrant dans le Salon Carré, ont cette même vision de l’attroupement. Kafka note ainsi dans son journal: «Excitation des gens qui s’arrêtent, forment des groupes, comme si l’on venait à l’instant de voler La Joconde.» Ses impressions semblent bien induire que le spectacle offert au Louvre est celui d’une scène de crime.

Dès le jour de la réouverture, Le Louvre compte en effet pas moins de quatre-vingts agents, dont une bonne vingtaine dans le seul Salon Carré, en plus des inspecteurs de la Sûreté qui se mêlent aux visiteurs, ce qui fait dire à un témoin amusé que même s’il le voulait, le voleur ne pourrait pas rapporter La Joconde. On connaît la phrase type des policiers: «Circulez, il n’y a rien à voir.» C’est pourtant ce rien que tout le monde vient voir.

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À propos des photographies d’Eugène Atget, qui montrent les rues parisiennes totalement vides, Walter Benjamin évoque leur atmosphère de scène de crime.

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Pendant la Seconde Guerre mondiale, Marc Vaux photographie la Grande Galerie du Louvre où, au mur, subsistent uniquement le contour et le nom des œuvres. Le musée dans son intégralité devient une scène de crime.

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De cette dernière nous connaissons les principaux éléments: la bande adhésive blanche, qui indique l’emplacement du corps désormais absent et qui revient à découper un cadre dans le sol.

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La fiction nous a habitués à ces scènes de vols où, pour signifier la disparition, la caméra nous montre la place de l’œuvre, cadrant ainsi le vide.

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Les journalistes agissent de même lorsqu’ils viennent constater le vol d’une œuvre. Car même s’il n’y a plus rien à voir, il faut bien montrer quelque chose, quitte à ce qu’il s’agisse du mur blanc,

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ou du cadre vide, comme le fait l’Excelsior le jour de l’annonce du vol de La Joconde. Dans tous les cas l’apparition de ces images est le plus souvent furtive, et répond à une exigence de constat, de preuve par l’image.

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La célèbre bande jaune quant à elle est utilisée pour, selon l’expression consacrée, «geler les lieux», et ainsi veiller à ce qu’on ne touche à rien.

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Isabella Stewart Gardner, la fondatrice du musée du même nom à Boston, exige dans son testament que rien n’y soit jamais modifié. En 1990, le musée est victime du vol de treize œuvres, dont plusieurs Degas, deux Rembrandt, ainsi que le Concert de Vermeer.

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Si le musée ne put empêcher le vol, il choisit en tout cas de laisser les cadres vides, vide que redoublent les chaises exposées dans les salles.

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L’exigence testamentaire d’Isabella Gardner destinait les lieux au gel de la scène de crime et c’est désormais le vide qui reste pris dans l’inertie des salles d’exposition, qui est contemplé et photographié par les visiteurs.

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Charlie Brown a lui aussi bel et bien disparu, et comme un rire qui dure trop longtemps et en devient inquiétant, le tour prend alors une autre dimension.

Au Louvre on croit tout d’abord à une mauvaise plaisanterie, mais comme La Joconde ne revient pas, qu’elle ne donne pas de nouvelles, le vide s’installe à sa place.

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Place qu’il occupe jusqu’en décembre 1911. Le 30 août, un reporter du Petit Journal interroge le conservateur Georges Bénédite: «Et n’avez-vous pas songé à mettre un autre tableau à la place laissée vide et où ces quatre pitons semblent demander à happer quelque chose à défaut du fardeau précieux qui leur fut ravi?»

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Les quatre pitons et l’espace vide qu’ils contribuent à baliser ne se contentent pas de demander à happer quelque chose, ce qu’ils aspirent réellement, ce sont les regards des visiteurs.

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Le journaliste du Gaulois présent au Louvre le 30 août témoigne: «Ils ne regardent pas les toiles de la cimaise l’une après l’autre, et ne dispersent point leur attention.» Dans Le Matin à la même date, on peut lire que «De mémoire d’homme on ne vit jamais tant de monde au Louvre. […] Russes, Anglais, Allemands, Tchèques, Espagnols, Italiens, Turcs, Grecs, tous les visiteurs voulaient savoir où était jadis La Joconde. […] Ils contemplaient longuement l’espace poussiéreux où souriait, l’autre semaine encore, la divine Monna1 Lisa. Et fiévreusement, ils prenaient des notes. C’était bien plus intéressant pour eux que si La Joconde avait été à sa place…»

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Cet épisode des Tortues Ninja a pour titre Artless, qui traditionnellement signifie «naturel», «sans artifice».

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Ici le mot a été pris de manière littérale par les auteurs de l’épisode, le suffixe «less» traduisant bien la soustraction, la place de l’art vidée de l’œuvre qu’elle accueille.

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Des extraterrestres cherchent en effet à constituer la collection idéale. À distance, comme on feuillette un catalogue de vente par correspondance, ils parcourent les sites les plus prestigieux de la planète et désirent s’approprier La Cène.

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Pour enlever l’œuvre, ils utilisent un appareil qui semble l’aspirer.

Au cours de la première décennie du XXe siècle, plusieurs brevets pour des systèmes d’aspiration sont déposés.

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Au moment où La Joconde disparaît, on trouve ainsi dans la presse française une publicité pour l’une de ces inventions, baptisée le «Suce Poussière», appareil qui promet effectivement le «nettoyage par le vide». Pour en prouver l’efficacité, on organise aussi des démonstrations à domicile.

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À défaut d’avoir ôté la poussière de l’emplacement de La Joconde, le voleur de l’œuvre a comme aspiré cette dernière,

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ce que la marque Miele semble à son tour revendiquer quelques décennies plus tard.

Au sein du musée, le vide passe de pièce à conviction à objet de contemplation. Les autres peintures qui recouvrent les murs du Salon Carré semblent, elles, faire écran. Et comme une meurtrière, par contraste, c’est l’emplacement vide de La Joconde qui a l’effet d’une brèche pour les regards et agit comme un trou d’air.

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Avant leur séjour parisien, Kafka et Max Brod passent par Munich, où ils font un tour de taxi, de nuit et sous la pluie. Kafka note ainsi: «De tous les bâtiments, nous ne voyons que le premier étage: la grande capote de l’auto nous prive de la vue. Idée fantastique sur la hauteur des châteaux et des églises.» Et plus loin: «Pluie, course rapide, le guide crie le nom de curiosités invisibles.»

Les notes de Kafka m’évoquent aussi ces grands panneaux bruns qui jalonnent les autoroutes françaises et servent à signaler les sites touristiques à proximité desquels on passe. On tourne la tête dans toutes les directions afin de voir tel château ou telle abbaye, sans rien distinguer car le site est trop loin, mais en percevant toutefois l’environnement différemment. Les voyages scolaires sont également des occasions privilégiées pour ne rien voir. À Paris, lorsque nous avions pris un bateau-mouche par temps de brouillard, qui ne nous permettait pas de voir ce que nous étions censés admirer, cela n’empêchait néanmoins pas la guide d’énoncer laconiquement le nom des monuments sur notre parcours. Arrivé à la hauteur du pont de l’Alma j’avais entendu celui de la tour Eiffel, que je n’avais encore jamais vue. Alors que je pensais que cette lacune allait perdurer, une partie de la tour avait émergé du brouillard et disparu presque aussi rapidement. C’est cette image très forte qui me reste aujourd’hui, peut-être la seule fois où j’ai réellement vu la tour, là où d’habitude mon regard glisse, comme d’ailleurs sur La Joconde.

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Pour fabriquer une «curiosité invisible», on peut aussi jouer avec le temps. Cette photographie de Théophile Féau, prise de l’une des tours du Palais de Chaillot, appartient à une série très connue, disponible dans tous les magasins de cartes postales parisiens. Elle constitue la première étape dans le suivi photographique de la construction de la tour Eiffel. Détachée de sa série, elle découpe le ciel en pariant sur le monument à venir, et donne à voir le vide.

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David Copperfield joue lui aussi avec le cadrage. Son tour consiste à déplacer le plateau sur lequel se trouvent les spectateurs, en changeant ainsi leur point de vue. Les polaroids produits à cette occasion ne sont donc pas truqués non plus. Il s’agit simplement de découper le ciel en suggérant la statue.

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À la réouverture du Louvre, et à l’instar du guide munichois de Kafka, celui du musée désigne une nouvelle curiosité invisible aux visiteurs: «Ici se trouvait La Joconde

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Ironie du sort lorsque quelques semaines après le vol, L’Illustration présente le nouveau système de protection expérimenté au Louvre et que la simplification propre au schéma ne propose qu’un ensemble de cadres vides.

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Ou quand dans les même pages le dessinateur satirique Henriot, pour évoquer la crise libyenne dans les actualités cinématographiques, choisit de montrer le moment où les Turcs sont partis et les Italiens pas encore arrivés, de la même manière qu’il faudra attendre plusieurs mois avant que la place vacante laissée par La Joconde revienne au Balthazar Castiglione de Raphaël. D’ici là, les spectateurs s’adonnent à la contemplation de l’écran blanc.

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Les journaux le soulignent, au Louvre c’est l’état de deuil, le musée, voire Paris, sont désormais orphelins. La nature de ces termes montre l’impact que peut avoir la disparition, même éphémère.

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Au cours du direct de son émission, David Copperfield insiste à plusieurs reprises sur l’autorisation qu’il a dû obtenir du gouvernement américain pour être en mesure de faire disparaître la statue de la Liberté. Des comptes rendus de l’émission parlent ainsi de New York comme d’une ville orpheline.

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C’est cette possibilité de la mort de l’œuvre qui motive tant ses détracteurs. Avant l’affaire, Apollinaire fait part de ses visions d’un Louvre incendié, ce qu’il doit regretter lorsque la justice s’intéresse fortement à lui dans le cadre de l’enquête sur le vol de La Joconde. Ou plus tard Tinguely, qui d’après Pontus Hultén est obsédé par l’idée de jeter une bombe sur ce tableau, au point de réaliser un schéma de l’attentat à venir.

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Lorsqu’il en vient à traiter du musée dans le Manifeste futuriste, Marinetti ironise: «Qu’on y fasse une visite chaque année comme on va voir ses morts une fois par an… Nous pouvons bien l’admettre!… Qu’on dépose même des fleurs une fois par an aux pieds de La Joconde, nous le concevons!…» Plus efficace que les concessions futuristes, c’est bien la disparition du tableau qui donne lieu au geste.

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En effet, le mercredi 30 août, jour de la réouverture du Louvre, les visiteurs qui se pressent autour de l’emplacement vacant assistent à la scène suivante, racontée par le journaliste du Gaulois: «Or, voici qu’une dame, avec gravité, écarte ces groupes qui semblaient rivés au parquet, réussit à s’approcher du lieu, où naguère souriait La Joconde, et, d’un geste de théâtre, jette, devant ce pan de muraille mélancoliquement nu, une gerbe de roses… La foule des badauds a compris. Elle est émue. Son approbation d’abord un peu étonnée et par la suite silencieuse devient bruyante. Les commentaires vont leur train. On se pousse, pour voir les fleurs éclatantes au bord de la cimaise vide…»

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Quelques jours plus tard, dans L’Illustration, Henri Lavedan imagine un dialogue entre deux hommes, dont l’un, le dénommé Placide, livre sa vision du vol. Pour lui, «bien qu’existante», La Joconde «est morte», du moins «morte pour le musée». Car en effet, invisible à l’intérieur du musée, à l’extérieur La Joconde est omniprésente et s’amuse follement. La personnification qu’induit le deuil se manifeste aussi dans la presse lorsqu’il s’agit d’évoquer la fugue et les pérégrinations de l’œuvre.

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À l’époque du vol, le magicien Houdini triomphe dans le monde entier et inlassablement, numéro après numéro, compose une figure de l’artiste en perpétuel évadé. Avec sa disparition, La Joconde offre à son tour la vision de l’œuvre en fuite, comme le montre Le Matin, qui nous donne ainsi sa version du départ: «La Joconde se trouvant par trop délaissée dans ce vaste musée, s’en alla tout tranquillement, on ne sait où…», quand L’Humanité note: «[…] elle ne donne pas de ses nouvelles. Nombreux, par exemple, sont les gens qui prétendent l’avoir vue filer par une frontière ou par l’autre.»

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Dans son Manifeste, Marinetti écrit encore préférer une automobile rugissante à la Victoire de Samothrace.

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L’année du vol de La Joconde, Charles Skyes dessine justement Spirit of Ecstasy pour Rolls Royce, qui évoque précisément la Victoire de Samothrace et trône au sommet du bouchon de radiateur.

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Et quelques semaines après le vol, Félix Minette présente sur le même principe sa Monna Lisa, qui accompagne les automobilistes dans leur aventureux parcours. Le texte de la publicité souligne l’ubiquité de l’œuvre ainsi transformée: «Il y a deux mois Egisto Carozzi finissait à peine le buste mystérieux. Deux mois! Et voilà que sur toutes les routes de France, en Belgique, en Hollande, même en Suisse, et surtout en Angleterre, glissant à travers les plaines, escaladant les montagnes, partout on rencontre, fixée sur le bouchon des radiateurs, la petite figure de bronze qui semble sourire à l’espace, ouvrir la route et éloigner les obstacles.» Car de fétiche muséal, La Joconde est devenue amulette. À propos des fétiches, la publicité fait d’ailleurs remarquer: «Presque tous ont été ou perdus ou volés, à moins qu’ils ne soient partis d’eux-mêmes.»

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Comme les reliques des saints, La Joconde se multiplie et porte bonheur. Si contrairement à la Victoire de Samothrace elle n’a pas d’ailes, elle peut compter sur les aviateurs qui eux aussi jettent leur dévolu sur le petit buste et le greffent à l’avant de leur appareil. Le dessinateur de cette seconde publicité montre ainsi le célèbre aviateur Védrines s’esclaffant: «Le vol de La Joconde? Mais, mon cher, il a lieu à chaque fois que je vole.» Le jeu de mots résume ici le processus, car c’est bien la disparition de l’œuvre qui est à l’origine de sa grande mobilité.

La Joconde goûte ainsi aux plaisirs de la vitesse et de la modernité tant vantées par les futuristes. Elle n’est pas la seule, car elle croise sans cesse Franz Kafka et Max Brod. En septembre, la présence à Paris des deux hommes n’est pas fortuite, puisque la ville est sur le parcours de leur voyage européen. Leurs journaux respectifs le montrent, et nous avons déjà évoqué l’épisode du taxi munichois, les deux amis éprouvent beaucoup de plaisir à faire l’expérience cinétique des différents moyens de locomotion de l’époque, et des «nouvelles approches perceptives» qu’ils permettent. De plus, leur ambition est de constituer un guide à partir des images recueillies pendant leur voyage.

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Celle de La Joconde est sans doute l’une de celles qu’ils vont le plus rencontrer. En Italie déjà, ils voient la une de La Domenica del Corriere.

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À Paris, le lendemain de leur visite au Louvre, ils assistent à l’Omnia Pathé à la projection de Nick Winter et le vol de La Joconde,

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quand dans la journée ils croisent probablement les objets dérivés à l’effigie de Monna Lisa, dont la boîte de chocolats figure ici de manière assez savoureuse aux côtés d’une «Boîte Aviation». Ils peuvent aussi apercevoir les affiches pour les pièces de théâtre inspirées du vol, qui se jouent à guichets fermés, ou encore entendre les chansons sur La Joconde.

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Dans cet épisode de Ghostbusters, un sortilège a fait passer la statue de la Liberté de monument à figurine.

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En vue de l’inauguration de la statue en 1886, l’entreprise Gaget réalise des modèles réduits et appose son nom sur leur socle. Ces versions miniatures sont offertes aux invités lors de l’inauguration. Selon la légende, ces derniers s’interrogent mutuellement, et «Avez-vous votre Gaget?» devient «Do you have your gadget?» donnant ainsi naissance à ce terme et matérialisant, dès l’inauguration, le devenir gadget de toute icône.

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Peut-être sans arrière-pensées mais plutôt pour illustrer l’impact de la nouvelle du vol en Europe, l’Excelsior diffuse la photographie d’un camelot londonien qui a opportunément reproduit Monna Lisa. En mettant cette dernière littéralement sur le trottoir, il illustre surtout le déplacement effectué par l’œuvre, désormais aux mains de la population, en état permanent de mouvement, de mutation.

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Les détournements et reprises qui donnent à voir une Joconde animée, débarrassée de son cadre, célèbrent ainsi son indépendance.

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Toujours éprise de liberté, celle-ci se décide parfois à donner de ses nouvelles, et le fait de manière vertigineuse, comme un original qui expédie ses propres reproductions.

Le vide, qui génère déjà son image, est également comblé par cette prolifération des reproductions. Qu’on pense ici aux nécrologies et aux avis de recherche, qui tous deux naissent d’une disparition. Ainsi au moment où l’enquête piétine et qu’on n’a aucune trace de La Joconde, la police elle-même inonde le pays de reproductions.

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C’est à ce transfert de l’original à la copie qu'une publicité parue dans un quotidien fait écho, quelques jours seulement après le vol.

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Dans le film How to Steal a Million?, la statuette dérobée est remise à un destinataire dans un coffret. Son voleur prend soin de la protéger avec une page de journal qui en montre une reproduction, accompagnée du récit du vol. Cet enveloppement dévoile les couches qui sont venues se superposer à l’œuvre lors de sa disparition, lui construisant une nouvelle dimension.

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Outre les reproductions, le vide laissé par l’œuvre met en péril son authenticité, à travers les théories qu’il génère. La couronne de la statue que fait disparaître David Copperfield est ainsi jugée louche. On émet alors l’hypothèse que cette statue n’est pas celle de Bartholdi, mais une copie.

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Après le vol de La Joconde, l’Excelsior fait paraître une comparaison de deux reproductions, alors que l’authenticité de l’œuvre volée est mise en doute.

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Dans The Lady Vanishes, ce n’est pas Miss Froy qui réapparaît, mais l’étrange Madame. Kummer, qui porte les mêmes habits que la disparue.

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Et dans L’Illustration en 1913, c’est cette fois-ci l’œuvre retrouvée qui est mise à l’épreuve. Si le procédé de comparaison est bien sûr destiné à attester l’authenticité de l’œuvre, cette Joconde dédoublée nous semble pourtant en mesure de produire l’effet inverse, énonçant par là même une caractéristique majeure du phénomène de reproduction qui génère de la différence au sein même de l’identique.

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On imagine encore que La Joconde qui voyage vers Paris et s’offre aux regards est une copie, quand l’original regagne le Louvre par caisse, dans le secret. Bien des années après le vol, l’acteur Michel Simon raconte aussi que c’est bien Apollinaire et Picasso qui en sont à l’origine et que l’œuvre rendue au Louvre est une copie parfaite réalisée par Picasso.

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Pour faire taire les rumeurs, on diffuse des photographies de l’arrière du panneau, ultime preuve de l’authenticité du tableau, à tel point qu’on suggère même d’exposer celui-ci retourné.

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Sur ces questions d’authenticité et d’intégrité, le dialogue fictif imaginé par Henri Lavedan dans L’Illustration nous éclaire une fois encore et ce seulement quelques jours après le vol. À propos d’un hypothétique retour de La Joconde, Placide dit ainsi: «Parce que même si c’était elle, ce n’est plus elle. On n’y croirait plus. La femme de Léonard ne doit pas être soupçonnée. Or de la minute où Mona Lisa quittait le palais de nos rois et cessait d’être au coin du quai, c’était fini, elle n’était plus ‹elle›, fût-elle rentrée un quart d’heure après. En s’absentant elle devenait aussitôt suspecte à la postérité.» Son interlocuteur oppose alors: «Qui vous dit cependant que, si par bonheur elle réintégrait le Salon Carré, La Joconde serait une fausse Joconde? Ce pourrait très bien être encore la vraie, la seule?» La réponse est alors sans appel: «Peu importe. Même si c’est la même, on n’en sera plus sûr, comprenez-vous? On aura perdu l’aveugle foi. Sa personne matérielle, physique, pourra n’avoir subi aucune atteinte, elle aura pourtant baissé dans l’estime des hommes, et sa réputation aura été violée.» La comparaison qui suit est éloquente: «Elle est pareille à une pure jeune fille qui s’est laissée enlever. Quand elle reparaît dans sa famille, après quinze jours de promenade, même platonique, elle n’en a pas moins perdu les trois quarts de sa bonne renommée et ses parents eux-mêmes ont le droit, tout bas, de concevoir quelques inquiétudes sur l’innocence de sa fugue. Toutes les confiances du monde n’y peuvent rien, depuis qu’elle court la prétentaine, notre Joconde est une Joconde avec tache.»

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Même symbolique, cette tache prend forme dans les cartes postales satiriques qui montrent une Joconde défigurée après deux ans d’absence.

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Dans L’Oreille cassée, le fétiche original reste invisible jusqu’à la fin du récit. Celui qui investit son socle et qu’on prend tout d’abord pour le vrai n’est en fait qu’une copie. Lorsqu’il apparaît enfin, c’est pour être instantanément brisé, convoité pour ce qu’il renferme, alors qu’au même moment ses copies prolifèrent. Tout l’album semble ainsi habité par l’impossibilité de l’idée même d’original.

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Si le retour de La Joconde au Louvre est fêté par la une de l’Excelsior, le compte rendu figurant de l’autre côté de la page produit un tout autre son. «L’enfant prodigue perd son prestige lorsqu’il rentre au logis. C’est la fin de la légende. On avait mené trop grand tapage autour de la fugitive. Quand elle courait la prétentaine, l’imagination populaire se faisait d’elle une idée fabuleuse. Hélas! En reprenant la vie bourgeoise, la vie de musée, en retrouvant son cadre, elle a perdu son auréole. ‹C’est tout!› Je l’ai entendue, cette exclamation, cinquante, cent fois, durant l’heure que j’ai passée devant elle dans le Salon Carré.» Aux exclamations des visiteurs se mêlent les «Avancez!» des surveillants. Parmi les autres phrases entendues, le journaliste note: «Elle est mieux en carte postale», ou encore: «En chromo, elle fait plus riche.» Le constat final est tout aussi sévère: «Elle était bien mal éclairée notre pauvre Monna Lisa! Le jour avare d’une sombre après-midi d’hiver accentuait la grisaille du portrait incolore.»

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Ce n’est donc plus un emplacement vide que les gens viennent voir, mais l’œuvre elle-même vidée, totalement essorée par le déferlement de copies et les multiples récits auxquels elle a donné lieu.

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Bien des années plus tard, nous retrouvons nos aspirateurs exposés en vitrine du New Museum, à New York. Le jeune artiste américain qui les présente les veut purs et intègres, des appareils vierges de toute utilisation, pour ainsi dire mort-nés.

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Occupant la place de l’œuvre et pétrifiés dans le gel des vitrines qui les abritent, ces fétiches du vide sont entièrement dédiés à l’aspiration des regards.


Sources iconographiques
[1] [40] [41] [42] [43] Doug Molitor, Teenage Mutant Ninja Turtles Artless, 1993 © Mirage Studios/Surge Licensing/Fred Wolf Films
[2] Georges Garen, Embrasement de la tour Eiffel, peinture, 1889 © RMN.
[3] Couverture du livre d’Helen Wells, The Mystery of the Vanishing Lady, New York, Grosset & Dunlap, 1954.
[4] [5] [6] [8] [13] [84] Alfred Hitchcock, The Lady Vanishes, 1938 © Gainsborough Pictures.
[7] Orson Welles, F for Fake, 1973 © Janus Film/SACI.
[9] [10] [11] Oscar Rudolph, The Brady Bunch, saison 2, épisode 20: Lights Out, 1971 © Paramount Television, Redwood Productions.
[12] Georges Méliès, Escamotage d’une dame au Théâtre Robert-Houdin, 1896, Théâtre Robert-Houdin.
[14] The Magic of David Copperfield, 1978 © CBS.
[15] [16] [17] [18] [51] [52] [53] [60] [82] The Magic of David Copperfield V: The Statue of Liberty Disappears, 1983 © CBS.
[20] Publicité pour les Grands Magasins du Louvre parue dans Excelsior, 19-20 août 1911.
[22] [37] Emplacement qu’occupait La Joconde dans le Salon Carré du Louvre. Photographie, L’Illustration, 2 septembre 1911.
[23] Photographie parue en une d’Excelsior, 30 août 1911.
[24] Eugène Atget, Coin de la rue Valette et Panthéon, 1925.
[25] Marc Vaux, La Grande Galerie abandonnée, 1939 © Musée du Louvre.
[26] www.44biohelp.com.
[27] Stéphane Bernasconi, Tintin, saison 2, épisode 2: L’Oreille cassée, 1992 © Ellipse Programme/Nelvana.
[28] Le 13 juillet 1999, les journalistes viennent constater le vol du tableau de Rembrandt au Musée municipal de Draguignan © AFP/Sipa.
[29] Excelsior, 23 août 1911.
[30] http://thenoobdad.com/articles/opinion/7-terrible-places-to-forget-your-child.
[31] In this Thursday, March 11, 2010 photo, the empty frame, center, from which thieves cut Rembrandt’s «Storm on the Sea of Galilee» remains on display at the Isabella Stewart Gardner Museum in Boston. The painting was one of more than a dozen works stolen from the museum in 1990 in what is considered the largest art theft in history © Josh Reynolds/AP Photo.
[32] http://frogstorm.com/?p=945.
[33] Matt Montgomery, director of marketing and communications for the Isabella Stewart Gardner Museum, gives a tour to TV producers © Pat Greenhouse/Globe Staff.
[34] [35] [36] Phil Roman, It’s Magic, Charlie Brown, 1981 © Lee Mendelson Film Productions/Bill Melendez Productions.
[39] La Presse, 30 août 1911.
[44] Publicité pour le «Suce Poussière», L’Illustration, 25 novembre 1911.
[45] [46] [47] [64] Blake Edwards, The Return of the Pink Panther, 1975 © ITC/Pimlico Films/United Artists.
[48] Publicité Miele, Aichner Clodi A/C, 2005.
[50] Théophile Féau, La Construction de la tour Eiffel vue de l’une des tours du Palais du Trocadéro, 10 août 1887 © RMN (Musée d’Orsay)/René-Gabriel Ojéda.
[54] Photographie tirée du Petit Parisien, 30 août 1911.
[55] Image tirée de L’Illustration, 28 octobre 1911.
[56] Henri Henriot, «Revue Comique», L’Illustration, 4 novembre 1911.
[57] [58] [59] [81] William Wyler, How to Steal a Million?, 1966 © World Wide Productions.
[61] [62] Trey Parker, Team America: World Police, 2004 © Paramount Pictures/Scott Rudin Productions/MMDP.
[63] Kurt Wimmer, Equilibrium, 2002 © Dimension Films/Blue Tulip Productions.
[65] Image tirée d'Excelsior, 30 août 1911.
[67] Stone Walls and Chains Do Not Make a Prison for Houdini, affiche, 1898.
[68] Marinetti in his Car: http://counterlightsrantsandblather1.blogspot.com/2009/07/beautiful-ideas-that-kill-futurism-at.html.
[69] Charles Skyes, Spirit of Ecstasy, 1911 (La Mascotte du centenaire, 1911-2011 Spirit of Ecstasy Centenary).
[70] [71] Publicités Félix Minette, L’Illustration, 23 décembre 1911 et 11 novembre 1911.
[72] A. Beltrami, «Le Vol de La Joconde du Louvre», couverture de La Domenica del Corriere. Photo: Léonard de Serres.
[73] Gérard Bourgeois, Paul Garbagni, Nick Winter et le vol de la Joconde, 1911 © Pathé Frères.
[74] Publicité Royat, L’Illustration, 28 octobre 1911.
[75] Tom Sito, Ghostbusters, saison 1, épisode 9: Statue of Liberty, 1986 © Filmation Associates/Tribune Broadcasting Company.
[76] Arthus-Bertrand, Statues de la Liberté, 2009.
[77] Photographie tirée d’Excelsior, 30 août 1911.
[78] La Joconde. Braves gens j’ai soupé du Louvre/Je suis très bien où je me trouve. Carte postale.
[79] Elle se trotte toujours, La Joconde. À New York. Carte postale.
[80] Publicité La Mondiale, 1911.
[83] Photographies parues dans Excelsior, 9 septembre 1911.
[85] Photographies parues dans L’Illustration, 27 septembre 1913.
[86] Henri Henriot, «La Revue Comique», L’Illustration, 20 décembre 1913.
[87] Photographie parue dans L’Illustration, 3 janvier 1914.
[88] [90] Hergé, Aventures de Tintin, L’Oreille cassée, Paris; Bruxelles, Casterman, 1947.
[89] Carte postale, Artaud-Nozais, Nantes.
[91] Une d’Excelsior, 5 janvier 1914.
[93] Jeff Koons, The New, vue d’exposition, New Museum, New York, 1980.
[94] Jeff Koons, New Hoover Deluxe Shampoo Polishers, New Shelton Wet/Dry 10-gallon Displaced Tripledecker, 1981-1987. Collection Museum of Contemporary Art, Chicago. Gerald S. Elliott Collection © Jeff Koons.


  1. Dans le texte, Mon(n)a Lisa a été orthographiée tantôt avec un seul «n», tantôt avec deux «n», en fonction de l'orthographe originale des citations rapportées.  

Published on <o> future <o>, October 5, 2011.

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CC BY-ND 3.0 France

Conférence illustrée, 45 minutes, 2011. Transcription de la conférence donnée dans le cadre des expositions Reworks (Piano Nobile, Genève) et Première chronique: Les Dépossédés (Duplex, Genève) à Duplex, le 16 juin 2011, initialement publiée dans la revue △⋔☼, №1, 10/2011, p.105-130.