We can’t put it together. It is together.
The Last Whole Earth Catalog, 1971

The Last Whole Earth Catalog, juin 1971, p. 324-325.
Inscrites en quatrième de couverture au-dessus d’une photographie de la terre prise depuis la lune, ces deux phrases clôturent l’édition de juin 1971 du Whole Earth Catalog. Cette parution est la dernière d’une série de publications menée par Stewart Brand et son équipe depuis l’automne 1968, trois années durant lesquelles sont diffusés cinq Whole Earth Catalog et dix Supplement1. Titrée The Last Whole Earth Catalog et sous-titrée Access to Tools comme pour chaque livraison, l’édition se présente comme un catalogue d’informations sur différents articles disponibles à la vente en suivant une structuration qui ne changera que peu pour l’ensemble de ses occurrences: «Understanding Whole Systems», «Shelter and Land Use», «Industry and Craft», «Communications», «Community», «Nomadics» et «Learning», chacune composée d’un ensemble individualisé d’informations textuelles et visuelles. Jouant de l’ambiguïté du terme «catalogue», le Whole Earth Catalog n’est pas le rassemblement, la description ou l’inventaire des choses du monde dans le but d’une fixation totalisante. L’absurdité et l’inévitable caractère d’incomplétude d’une telle entreprise sont d’ailleurs marqués de manière définitive par la phrase-slogan de 1971. Le catalogue tel qu’il est conçu dès son origine est en fait pensé comme un système de regroupement d’informations et comme un moyen de diffusion et d’accès à des articles (livres, appareils, outils, fournitures, etc.) jugés nécessaires pour une nouvelle compréhension et appréhension du monde. Chacune des catégories du catalogue est ainsi révélatrice d’une volonté certaine de lier apprentissage indépendant (Quels sont les lieux où se procurer telle ou telle information sur tel ou tel sujet?), interrogation environnementale globale (Comment certaines propositions théoriques permettent à l’homme d’accéder à une nouvelle compréhension de son environnement?) et pratique technique (Comment en fonction des dernières avancées technologiques l’homme peut agir de manière autonome et en étant conscient de son impact sur cet environnement?).

The Last Whole Earth Catalog, juin 1971, p. 325 (détail).
FONCTION COMMERCIALE ET MOSAÏQUE VISUELLE
Prenant en charge des interrogations et des réflexions alors en plein essor, le Whole Earth Catalog, installé dans les locaux du Portola Institute à Menlo Park en Californie, se propose d’être un lieu de rassemblement et de transmission, une forme d’émetteur-récepteur de tendances environnementales, scientifiques, technologiques et sociétales. Il se veut un capteur et un diffuseur d’informations rassemblées afin de permettre une mise en réseau et une forme de collaboration entre équipe de rédaction, lecteur, producteur et utilisateur. Érigée en principe de fonctionnement, cette orientation se trouve affirmée en ouverture de chacune des livraisons:
Le Whole Earth Catalog fonctionne comme un dispositif d’évaluation et d’accès. Avec lui, l’utilisateur pourra mieux connaître ce qu’il est bon d’avoir ainsi que où et comment se le procurer. Un article est listé dans le Catalog s’il est jugé: 1) utile en tant qu’outil, 2) approprié pour l’éducation indépendante, 3) de haute qualité ou à bas prix, 4) facilement disponible par courrier. Les listings du Catalog sont continuellement révisés en accord avec l’expérience et les suggestions des utilisateurs et de l’équipe du Catalog.
En s’appuyant sur un fonctionnement collectif, le Whole Earth Catalog est ainsi lui-même un outil dédié à la mise à disposition des informations nécessaires à l’implantation et à la viabilité des communautés autonomes qui se forment depuis la fin des années 1950 aux États-Unis, mais aussi à la mise en relation de groupes sociaux aussi différents que les hippies, les étudiants, les biologistes et les ingénieurs informaticiens2.
C’est en suivant ces prérogatives qu’on trouve dans le Whole Earth Catalog tout autant des extraits de livres de Richard Buckminster Fuller ou sur l’art du Tantra que des chroniques sur des manuels de construction de cabanes en rondins de bois, des photographies issues d’un livre sur les formes géométriques des coquillages, des indications sur le moyen de se procurer par courrier des graines biologiques de fruits et légumes, des références sur l’évolution historique des techniques mécaniques chinoises, sur la captation de l’énergie solaire ou les dinosaures, des présentations de catalogues d’outils (pinces, marteaux et échelles), des chroniques de livres sur le macramé ou la vie extraterrestre, des pages consacrées aux ouvrages de Marshall McLuhan (Understanding Media, 1964) et de Norbert Wiener (Cybernetics, 1948), des références de livres historiques sur les villages primitifs, les Kibbutz, les utopies modernes, les massages ou la construction de son propre ordinateur, etc.3

The Last Whole Earth Catalog, juin 1971, p. 435 (détail).
Dès ses premières réflexions sur le projet, Stewart Brand prend deux modèles pour la composition de sa nouvelle publication. Le premier est le format des tabloïds américains qui permet, selon Brand, «[d’]avoir assez d’espace sur chaque page et d’étendue (les doubles pages) afin de mettre en page un déploiement graphique d’informations avec des relations visuelles multiples et beaucoup de liberté pour que le lecteur choisisse son propre chemin»4. Le second modèle, le L. L. Bean Catalog, concerne quant à lui plus précisément le fonctionnement de la publication tel qu’il est présenté dans la note introductive, puisqu’il s’agit d’un catalogue de vente par correspondance de vêtements et d’équipements pour activités extérieures (chasse, pêche, randonnée, etc.)5:
Commander à partir du Catalog. Adresser les commandes au fournisseur indiqué avec l’article (à moins que vous en connaissiez un meilleur; si oui, faites-le nous savoir). Si le prix listé ne comprend pas l’envoi par courrier, consulter un bureau de poste ou une agence d’envoi express pour le transport du fournisseur à chez vous. Ajouter les taxes de vente d’État si la transaction se fait dans votre État. Joindre un chèque ou un mandat à votre commande.
La combinaison du format tabloïd et des procédures de commandes inhérentes au catalogue de vente se fait selon des orientations dont les modes d’apparition visuelle sont particulièrement révélateurs. Ainsi, comme les tabloïds, le Whole Earth Catalog est très largement illustré et se compose de courts textes clairs et efficaces permettant une appréhension rapide du propos. Réalisée sur une IBM Selectric Composer commercialisée à partir de 1966, la visualité des doubles pages est soumise à une mise en page fractionnée dont les intentions sont décrites comme suit par Brand:
Nous publions beaucoup d’informations détaillées—bien imprimées. Le tri entre elles est permis par un code cohérent de polices de caractères (les chroniques sont toujours en Univers italique, l’accès est toujours en petit corps, Divine Right6 est toujours en petit corps gras, et ainsi de suite). L’IBM Selectric Composer rend les choses faciles. Toutefois nous ne sommes pas aussi cohérents que nous devrions l’être. Par ordre décroissant, nos lignes directrices pour la mise en page sont: précision, clarté, quantité d’information, apparence. Le séduisant espace blanc n’a pas de valeur dans un catalogue excepté pour un repos occasionnel de l’œil. Je suppose que le lecteur peut fermer les yeux quand il est fatigué.7
Si pour le lecteur contemporain la question de la clarté peut paraître paradoxale vu la constante fragmentation de l’espace des doubles pages, il est possible de voir émerger dans les choix de composition réalisés une des sources conceptuelles qui a présidé à leur conception, et ce en particulier dans certaines doubles pages plus expérimentales. Au regard de certains auteurs chroniqués dans le Whole Earth Catalog (Buckminster Fuller, Wiener, McLuhan, etc.), il est clair que la question du rôle de la technologie et des sciences dans la nouvelle appréhension du monde portée par le projet est des plus présentes. Ainsi, en considérant après McLuhan que la technique «refaçonne l’environnement» au sein duquel elle apparaît, ce sont d’abord les technologies naissantes de l’ordinateur personnel qui devraient permettre d’observer plus précisément certaines des raisons qui ont guidé un tel type de mise en page. Toutefois, bien que les technologies permettant alors la production audiovisuelle et informatique soient bien connues des membres du Whole Earth Catalog, par manque de moyens financiers, l’équipe ne pouvait se procurer que cet IBM Selectric Composer en location au mois8.
À l'observation de la fragmentation et de la volonté de mise en réseau d’informations indépendantes sur une même double page, il semble alors qu'on en trouvera plus facilement la source en se rapportant à l'introduction de Gutenberg Galaxy, The Making of Typographic Man de McLuhan qu’à Understanding Media:
Pour traiter du champ de questions qu’est La Galaxie Gutenberg, nous avons adopté la méthode des mosaïques. Image formée de nombreuses données et citations apportées en témoignage, la mosaïque constitue le seul moyen efficace de faire apparaître les opérations causales de l’Histoire. […] la galaxie ou constellation d’événements dont traite la présente étude est elle-même une mosaïque de formes en interaction constante qui ont subi, particulièrement à notre époque, une transformation kaléidoscopique. […] Le livre que voici traite des conséquences de cette intense orientation visuelle et l’isolement croissant du sens de la vue par rapport aux autres sens. Il a pour thème l’extension et l’organisation du temps et de l’espace des modalités visuelles que sont la continuité, l’uniformité et la connexité. Le circuit électrique est loin de permettre l’extension des modalités visuelles avec la force de l’imprimé.9
Ces phrases écrites entre 1962 et 196710, et en particulier la dernière, peuvent certes être aujourd’hui invalidées et réévaluées au regard de la prédominance de l’ordinateur, d’internet et de leurs impacts sur les modes de pensée et les formes contemporaines. C’est cependant bien en suivant d'abord des questionnements liés à l’édition et à l’impression que la composition du livre de McLuhan trouve sa forme. Les titres en gras et cernés par d’épais traits, les premières lignes des premiers paragraphes tous appuyés par un large astérisque, l’usage répété de conséquentes citations mises en exergue par des retraits du bloc de texte, les différences de justifications entre chaque registre du développement de l’auteur, tous ces choix typographiques et de mise en page conduisent à l’individualisation visuelle des éléments du texte et permettent au lecteur une reconnaissance de cette grammaire et une navigation interne dans la «mosaïque» textuelle.
La question de la perception visuelle de la double page et la reconnaissance d’un discours en mosaïque et en mouvement propre aux thèses de McLuhan sont des plus importantes. Elles permettent en effet une définition plus précise des raisons guidant la mise en forme de la succession d’individualisations des articles et des informations du Whole Earth Catalog. Elles peuvent ainsi être rapprochées de la conception spatiale et temporelle «cinématique, séquentielle et picturale» de la mise en page que développe McLuhan dans ce même livre:
En accentuant isolément l’intensité et la qualité, l’imprimé fait entrer l’individu dans un monde de mouvement et d’isolement. En toutes choses et dans tous les aspects de l’expérience, l’accent est mis sur la séparation des fonctions, l’analyse des éléments constitutifs et l’isolation de l’instant. Avec l’isolement du visuel, en effet, le sentiment d’interaction et de transparence de la trame de l’être s’estompe et la «pensée humaine ne se sent plus faire partie des choses».11
À l'image de l'éclectisme des items inventoriés, la figure de McLuhan fait partie de «l’environnement» intellectuel dans lequel sont immergés les membres du Whole Earth Catalog, et ce au même titre que Buckminster Fuller, Wiener, le L. L. Bean Catalog ou les communautés autonomes, chacune de ces références permettant de saisir l’une ou l’autre des orientations visuelles choisies. En ce sens, le mcluhanisme de la mise en page se double d’une composition typographique hiérarchique reprise du L. L. Bean Catalog, permettant de débrouiller un agencement parfois anarchique et d’accéder directement aux informations essentielles. À la mise en réseau correspond en effet une nécessaire individualisation visuelle dont chacune correspond à une étape que le lecteur suivra lors de son appréhension globale de la publication. Au cours de sa manipulation des pages, une fois l’accroche visuelle réalisée, ce dernier se trouve ainsi face à de courtes notices synthétiques textuelles et visuelles régies par une méthodologie fixée en 1971 par Brand:
Les indices les plus évidents de l’autorité du livre sont ses illustrations et sa quatrième de couverture. […] Cherchez des photographies qui contiennent de réelles informations reliées au texte et des citations qui multiplient l’usage de l’image; ou des diagrammes qui rendent simplement des compréhensions complexes. Au dos du livre, cherchez la bibliographie. Si elle est absente, ou gonflée indéfiniment, ou non annotée, ou bizarrement limitée, soyez suspicieux. La bibliographie est une manière aisée de comparer le jugement de l’auteur avec le vôtre. Le format du Catalog pour les notices inclue des extraits du livre (ou magazine ou catalogue). Les extraits doivent rendre compte du livre. […] J’essaye toujours de vider le livre avec un extrait, extrayant sa valeur centrale. […] Une notice idéale donne au lecteur une idée rapide de ce qu’est l’article, en quoi il est utile, comment il se situe par rapport aux autres comme lui, et comment le chroniqueur est compétent à le juger (cette dernière est la raison pour laquelle j’ai arrêté d’avoir des chroniques non signées—le lecteur devient graduellement familier avec les faiblesses et les forces des différents rédacteurs).12
Si, comme pour le catalogue de vente classique, une volonté de rendre disponibles des informations synthétiques est bien présente (du contenu au moyen de se le procurer), la méthode ici détaillée pour les livres constitue un écart important avec la source revendiquée. Puisque les types d’outils présentés et le mode de rédaction des notices font l’objet d’une réflexion critique et architecturée lors de leur rédaction et de leur agencement dans l’édition, les notices ne sont pas le fruit d’une simple application d’un mécanisme de médiatisation commerciale. Réalisées par une équipe d’une vingtaine de personnes, les notices et leur ordonnancement sont le résultat d’une synthèse d’intérêts personnels et collectifs. Comme on a pu le lire, la rédaction, les idées avancées et les articles chroniqués sont soumis aux commentaires, aux ajouts et à l’évaluation des lecteurs. Les notices s’enrichissent, se modifient ou sont remplacées par d’autres plus pertinentes, et ce par l’intermédiaire des Supplement. L’ensemble des éléments publiés dans les Supplement se retrouve ensuite dans l’édition suivante du Whole Earth Catalog et alimente au fur et à mesure la composition de la publication. Les différents Supplement font ainsi du Whole Earth Catalog un lieu de centralisation et de diffusion certes, mais aussi un espace de réflexion et d’échange collectif dans son fonctionnement13.
C’est d’ailleurs à travers cette alimentation des informations d’une édition à l’autre, que se joue un des aspects fondamentaux de la publication: une dialectisation de l’individu et du collectif, elle-même prise en charge par la mise en page, la perception mcluhanienne des éléments textuels et visuels et l’architecture générale des différentes livraisons. Si le Whole Earth Catalog est bien d’abord un book-in-progress14, rejoignant en cela le principe d’ajouts et de soustractions inhérent au genre éditorial du catalogue, il cherche aussi à «matérialiser» une forme d’équilibre de la confrontation entre individu et collectif15. Outre sa fonction de catalogue de vente, le Whole Earth Catalog endosse ainsi un rôle social de médiation, fonction particulièrement complexe à travailler tant la tension entre les deux termes est grande à cette époque. En témoigne par exemple cet extrait d’un courrier des membres de la Lama Foundation publié dans le Supplement de mars 1970:
Aussi, nous avons fait un sondage ici au magasin et la plupart d’entre nous est d’accord sur le fait que nous avons un compte à régler avec vous… et c’est que nous n’aimons pas votre liste de communautés. La plupart d’entre nous a vécu dans des communautés à un moment ou à un autre, et pas un d’entre nous ne pense que quelque service sera rendu à quiconque en publiant une telle liste, excepté en submergeant les communautés émergentes de hordes d’individus perdus et sans attache qui sont à la recherche d’un refuge loin de chez eux. Notre politique ici au magasin et ailleurs a été «Si tu veux rejoindre une communauté, va en fonder une.» […] Nous ne sommes pas plus une communauté que Free U en est une.16

The Last Whole Earth Catalog, juin 1971, p. 445 (détail).
TRUCK STORE ET ÉCONOMIE DE RÉSEAU
Malgré ces oppositions, le Whole Earth Catalog peut d’abord être considéré comme une publication de médiation collective, et ce dans toute sa polysémie puisque l’édition fait certes d’abord le lien entre des individus (les membres de l’équipe et les lecteurs, l’utilisateur et le producteur), mais aussi entre différentes communautés intellectuelles, sociales et géographiques, qu’elles soient autonomes ou institutionnelles, techniques ou scientifiques, écologiques ou théoriques, dispersées sur le territoire américain (USA et Canada) ou essentiellement localisées dans le sud-ouest des États-Unis.
Avant son installation au Portola Institute, le manque de moyens techniques et financiers avait mené Brand à tenter une expérience de médiation plus directe, dans le sens où la question de la diffusion et de l’accessibilité ne se posait pas à partir d’un point donné physiquement localisé et fonctionnant entièrement à distance. Il a en effet d’abord expérimenté une médiation en mouvement en parcourant en camion le territoire californien et le désert du sud-ouest des États-Unis où se trouvait une grande part du public auquel il souhaitait s’adresser:
En juillet 1968 j’ai imprimé une «première liste partielle de choses à prendre» dans ce que j’avais déjà réuni (Art Tantra, Cybernétique, Tipi indien, équipement récréatif, environ cent vingt articles). Avec des échantillons de chacun à l’arrière du camion, Lois [sa femme] et moi avons entrepris de visiter le marché—des communautés familières au Nouveau-Mexique et dans le Colorado. Au bout d’environ un mois, le Whole Earth Truck Store a fait un chiffre d’affaire éblouissant de 200$. Pas de profit, mais ça n’avait pas coûté trop cher et c’était un bon apprentissage.17
Bien qu’utilisé ici avec ironie, le terme de «marché» employé par Brand renvoie tout de même son public à une entité identifiable, délimitée et accessible, même si éparpillée. Au-delà de l’anecdote, il semble ainsi possible d’identifier dans cette démarche une volonté certaine de déviation des propositions économiques alors contemporaines, ce qui ne se fait pas sans ambiguïté. Lors d’un retour à une certaine forme de «proto-capitalisme», le Truck Store peut se concevoir comme une actualisation moderne de la figure du colporteur dont on connaît aujourd’hui l’importance historique dans la constitution des premiers réseaux régionaux d’échanges commerciaux. Si une telle comparaison peut bien être effectuée, il faut d’abord rappeler que les bases commerciales de l’économie du Whole Earth Catalog s’appuient sur une relation au profit qui doit être considérée à l’aune des notions de «service d’accès»18 ou de redistribution économique. Cette dernière orientation est particulièrement repérable dans le récit piquant que Brand fait de la soirée organisée pour fêter la fin de l’aventure en 1971:
Et puis à minuit Scott Beach [le groupe invité pour l’occasion] a annoncé sur scène qu’il y avait ici deux cents billets de 100$, oui, 20000$, qui étaient maintenant la propriété des invités [1500 selon lui]. À partir du moment où ils décidaient quoi faire avec. «Jetez-les aux toilettes!» «Non, ne le faites pas!» «Donnez-les aux Indiens!» «Au Bengladesh!» «Notre communauté a besoin d’une pompe ou nous aurons une hépatite!», etc. Le débat dura jusqu’à 9 heures du matin, lorsque la douzaine d’irréductibles restants décidèrent de donner les 15000$ restants (5000$ avaient été distribués à la foule à un moment) à Fred Moor, le plongeur.19
En observant à la fois le fonctionnement et l’impact localisé pour l’équipe du Whole Earth Catalog, il est clair qu'il s’insère dans un environnement contre-culturel en même temps qu’il s’inscrit dans une logique de marché et ce à deux niveaux principaux. Le premier se réfère à la question de l’accumulation et du renouvellement des stocks dont on voit l’idée surgir dans la description du Truck Store. Celle-ci est à relier à la constante évolution du nombre d’items inventoriés et donc du nombre de pages du Whole Earth Catalog20. L’accroissement et la fluctuation du capital des ressources inventoriées est ce qui fonde l’intérêt du catalogue, c’est la raison de son succès commercial. Et le second, qui est la conséquence du premier, est que les bénéfices perçus par le Whole Earth Catalog permettent l’accroissement du salariat dans l’équipe et l’acquisition progressive de fournitures afin de parvenir à une production autonomisée dans les locaux du Portola Institute. Comme pour les colporteurs, les voyages en camion et le développement d’un réseau de vente permettent la stabilité économique et le développement d’une structure de base, le lieu d’importation et d’exportation21. En ce sens, si principe contre-culturel il y a au niveau économique, il semble que ce soit lors d’une adaptation de la logique entrepreneuriale à une structure «primitive» du capitalisme marchand. Une adaptation qui mène à la constitution d’une communauté donnée et localisée (bien qu’hétérogène et dispersée) conduite par l’idée du développement d’une autonomisation communautaire et d’un micro marché. Le principe contre-culturel du projet se situe dans un contournement de la question économique dans le sens où l’idée est de développer un «autre» marché et un «autre» réseau d’information à partir de celui préexistant. Il semble en fait s’agir ici d’une voie économique alternative et non d’un principe contre-culturel au sens idéologique du terme, une alternative «outil-centrique»22 et DIY qui prend acte des développements industriels, économiques et technologiques.

The Last Whole Earth Catalog, juin 1971, p. 437 (détail).
Il est en ce sens possible de voir ce principe économique au même niveau mais sur un autre plan que l’influence de McLuhan a pu avoir sur l’appropriation technique. Fred Turner dans son livre sur le Whole Earth Catalog a ainsi pu écrire que «McLuhan a offert une vision dans laquelle les jeunes qui avaient été élevés avec le rock & roll, la télévision et les plaisirs associés de consommation n’avaient pas besoin d’abandonner ces plaisirs, même s’ils rejetaient la société de leurs parents qui les avaient créés. Même si l’ordre social de la technocratie menaçait les espèces avec l’annihilation nucléaire et les jeunes individus avec la fragmentation psychique, les technologies des média produits par cet ordre offre la possibilité d’une transformation individuelle et collective.»23 L'ambiguïté idéologique d'une telle position est ainsi sensible lorsque Stewart Brand revient sur le fonctionnement économique du Whole Earth Catalog:
Vous pourrez ou pourrez ne pas penser que le capitalisme est bien, et je ne sais pas s’il est bien. Mais nous devons tous savoir que le Whole Earth Catalog en est fait. Un capital a été investi par mes parents et les parents des parents de mes parents dans des activités comme les mines de fer du Minnesota et Eastman Kodak. […] Donc j’ai investi camarade. J’ai pris les profits de vieux investissements et les ai injectés dans un nouveau, un tout nouveau, plein d’espoir et improbable commerce. […] Pourquoi est-ce que je dis tout ça? Parce que beaucoup de ceux qui ont applaudi le catalogue, ou qui l’ont utilisé sans réserve, n’ont aucun applaudissement pour l’utilisation de l’argent, de l’ego, de l’organisation (lire raideur), de la compétition, du commerce, comme toujours.24
Par ces phrases, Stewart Brand désamorce la possible controverse politique en choisissant une option de neutralité et de fait accompli. Toutefois, il y ajoute une personnalisation de l'échange commercial prenant ainsi le contre-pied d'un système économique qui, dans sa réception et sa représentation, peut se trouver défini par les mots de Susan Buck-Morss écrivant qu'«au sein de la société capitaliste, c’est la dépersonnalisation de l’échange qui engendre la dépolitisation du pouvoir économique. […] Le problème de l’échange marchand constitue le degré zéro de la communauté sociale.»25

The Last Whole Earth Catalog, juin 1971, p. 439 (détail).
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Si l’aventure éditoriale nominale s’arrête là, le succès éditorial et la volonté de réitérer une entreprise commerciale réussie mèneront l’équipe à élaborer de nouveaux projets, certains plus fructueux que d’autres: une nouvelle édition du Whole Earth Catalog en mai 1974 et un Whole Earth Epilog en octobre, The Next Whole Earth Catalog en septembre 1980, The Essential Whole Earth Catalog au printemps 1986, The Whole Earth Software Review (printemps 1984–hiver 1986). Toutes ces publications sont accessibles en version numérisée sur le site www.wholeearth.com. ↩
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Voir par exemple les comptes-rendus des rassemblements Alloy et Peradam dans les Supplement de mars 1969 et janvier 1970. ↩
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En considérant aussi bien les conditions de production que les sujets traités, la publication s’inscrit au côté d’un très large ensemble de livres et de périodiques. Sur ce point voir le site internet du MoMA qui a consacré une exposition au Whole Earth Catalog du 18 avril au 26 juillet 2011. ↩
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Stewart Brand, «How to do a Whole Earth Catalog», The Last Whole Earth Catalog, juin 1971, p. 435. Sauf mention contraire, toutes les traductions sont de l'auteur. ↩
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Brand et son équipe en reprennent quelques éléments de mise en page et en particulier l’utilisation d’une typographie de titre, la Windsor, proche de celle du L. L. Bean Catalog, la Cheltenham. ↩
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Divine Right est le nom du roman de Norman Gurney publié pour la première fois dans le Whole Earth Catalog et dont la lecture se poursuivait de numéro en numéro. Cf. Divine Right’s Trip, New York, Bantam Books, 1972. ↩
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Stewart Brand, «How to do a Whole Earth Catalog», art. cit., p. 435. ↩
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L’ensemble des éléments typographiques et de la composition du catalogue, mis à part la typographie du titre et l’insertion des images, était alors réalisable sur l’IBM Selectric Composer. Pour plus d’informations, voir par exemple: Heidrun Osterer, Philipp Stamm, «Univers IBM Composer», in Adrian Frutiger, Caractères. L’Œuvre complète, Basel; Boston; Berlin; Birkhäuser, Fondation Suisse caractères et typographie, 2009, p. 189-195. ↩
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Marshall McLuhan, La Galaxie Gutenberg. La Genèse de l’homme typographique [1962], trad. Jean Paré, Paris, Gallimard, 1977, p. 19. ↩
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Elles sont ici tirées de la réédition française de 1977 dans la collection «Idées/Gallimard». Les deux premiers paragraphes constituent seuls l’introduction de l’édition originale de 1962: The Gutenberg Galaxy. The Making of Typographic Man, Toronto, University of Toronto Press, 1962. ↩
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Marshall McLuhan, La Galaxie Gutenberg, op. cit., p. 436. Précisons que dans la même section McLuhan revient sur d’autres techniques d’inscription du discours susceptibles elles aussi de façonner la psychologie de la perception: le cinéma, la radio et l’électronique. ↩
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Steward Brand, «How to do a Whole Earth Catalog», art. cit., p. 435. ↩
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Page 110 de l’édition de 1969, en conclusion de la section consacrée à l’éducation, le lecteur, dans le dernier quart d’une page inhabituellement laissée vide, se trouve par exemple devant une interpellation qui lui est directement adressée: «Nous allons mettre des choses sur Piaget ici dans le Catalog, mais il est difficile de commencer avec Piaget. Des suggestions?» Pour d’autres rubriques et d’autres questions, les lecteurs réagissent d’eux-mêmes dans les Supplement en proposant d’autres articles à inventorier, en envoyant des corrections et des modifications par courrier ou en revenant sur les textes développés qui y sont publiés et qui constituent la base théorique sur laquelle s’appuie le Whole Earth Catalog. ↩
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Stewart Brand, «This magazine is a book-in-progress», Whole Earth Software Review, №1, printemps 1984, p. 1. ↩
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Pour la plupart des articles on trouve à la fois le nom ou les initiales du rédacteur, la mention de la personne qui a pu le suggérer par courrier et la publication de la lettre d’un lecteur s’y rapportant. ↩
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Lettre publiée dans le Supplement de mars 1970, p. 21. La Lama Foundation est une communauté fondée en 1967 par Barbara et Stephen Durkee (anciens membres d’USCO à laquelle a appartenu Brand) et située au Nouveau-Mexique, au nord de Tao. Quant à Free U, il s’agit de la contraction du mouvement Free University, un système d’éducation indépendant développé à Berkley et issu du Free Speech Movement de 1964. Son bureau se trouve tout comme celui du Whole Earth Catalog à Menlo Park. ↩
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Stewart Brand, «History. Some of what happened around here for the last three years», The Last Whole Earth Catalog, juin 1971, op. cit., p. 439. ↩
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Brand écrit par exemple que l’idée qui sous-tend le catalogue est celle d’un «catalogue de biens qui ne doit rien au fournisseur et tout à l’utilisateur»: Steward Brand, «How to do a Whole Earth Catalog», art. cit., p. 435. ↩
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Stewart Brand, «History—Demise Party», Whole Earth Epilog, 1974, p. 752. ↩
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Le Whole Earth Catalog évoluera de 65 pages pour la première livraison de l’automne 1968 à 442 pages pour l’édition de juin 1971. ↩
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«Au XVIIIe siècle le colportage à une large échelle—lorsque l’ensemble des maisons d’un village bénéficiait du réseau de magasins des riches familles—était seulement rendu possible par le marché du matériel imprimé. Cette durabilité est expliquée par le choix du produit: le matériel imprimé était un nouveau produit, très recherché ensuite, susceptible de rapporter de substantiels profits.»: Laurence Fontaine, History of the Pedlars in Europe, Cambridge, Polity Press, 1996, p. 50. ↩
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John Markoff, What the Dormouse Said. How the Sixties Counterculture Shaped the Personal Computer Industry, London, Viking Penguin Books, 2005, p. XII. ↩
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Fred Turner, From Counterculture to Cyberculture. Stewart Brand and the Rise of Digital Utopianism, Chicago; Londres, The University of Chicago Press, 2006, p. 54. ↩
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Stewart Brand, «Money», The Last Whole Earth Catalog, op. cit., p. 438. ↩
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Susan Buck-Morss, «Voir le capital. De la représentation en économie politique» [1995], in Voir le capital. Théorie critique et culture visuelle, Paris, Les Prairies ordinaires, 2010, p. 175. ↩
Published on <o> future <o>, October 2, 2011.
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- CC BY-ND 3.0 France
Texte initialement publié dans la revue △⋔☼, №1, 10/2011, p.11-28.